Il est midi. La météo de ce 27 juillet entonne un refrain connu : le soleil donne la même couleur aux gens… douloureusement. Les rayons de la chandelle céleste dardent les épidermes et font bouillir l’air ambiant. Une chape de plomb en fusion recouvre Anvers. La ville se consume, suffoque, gémit. Sous nos yeux, des fantômes hébétés grésillent dans la fournaise. Et sous nos pieds, le bitume de la Leopoldstraat colle aux semelles comme du chewing-gum. Encore quelques pas dans cette guimauve et nous voilà à l’entrée de la Henri Van Heurckstraat, petite rue discrète et sans charme.

C’est là, dans l’immeuble du coin, à califourchon sur la trendy Leopolstraat et sur l’obscure Henri Van Heurckstraat, que le créateur Walter Van Beirendonck a installé son QG. Un double ancrage qui résume bien l’occupant des lieux. A peine le temps d’effleurer la question que le voilà déjà dans l’encadrement de la porte. Pas de chichi, pas de cérémonial, pas d’attachés de presse affairés dans son sillage, le créateur anversois nous reçoit lui-même, en toute décontraction. Un bon signe. La notoriété et le succès n’ont donc pas dénaturé l’élément le plus extravagant de la mythique bande des  » Six d’Anvers « .

Fidèle à ses principes donc. Comme à son look. Crâne rasé, barbe léopoldienne, il ressemble à un patriarche orthodoxe russe qui aurait pris le maquis. Point de soutane noire austère sur son physique de biker. Mais bien la panoplie caméléon du métropolitain, jean délavé, sneakers customisées Adidas et tee-shirt manches longues bleu pétrole arborant sur la poitrine le logo totémique de sa collection automne-hiver. Soit les quatre lettres S.T.O.W. pour  » stop terrorizing our world « . Un cri du c£ur qui résonne comme une prophétie quelques semaines avant le démantèlement in extremis, à Londres, d’un réseau de fossoyeurs aériens.

Mais revenons sur le pas de la porte. Une poignée de main avec Walter Van Beirendonck est une curieuse expérience. Vous voulez enlacer les doigts de votre vis-à-vis comme on vous l’a appris. Mais très vite, vous vous rendez compte qu’il y a un problème. Vos phalanges butent sur quelque chose de métallique et d’encombrant. Là, vous jetez furtivement un coup £il pour vous assurer que vous n’avez pas confondu sa main avec la poignée de porte, et vous tombez sur un chapelet de bagues à faire pâlir d’envie un rappeur américain de la côte ouest. Impressionnant. Tourelle en argent, alliance de viking, carreau en rubis et saphir serti s’agrippent en grappe sur ses paluches. Gare au coup de poing. Il vous transformerait automatiquement en portrait cubiste…

Electron libre

On l’aura compris, WVB est d’abord une image, pour ne pas dire une  » gueule « .  » J’ai toujours voulu communiquer de manière directe et naturelle, confiera-t-il un peu plus tard. En exagérant certains traits, ce qui explique mon look agressif. Mais c’est une démarche spontanée, pas du tout marketing. Je ne me suis pas assis à une table en me demandant comment j’allais pouvoir attirer l’attention.  »

Soit. Mais cette silhouette hors du commun, dont il se sert dans sa communication comme dans ses collections, n’est-elle pas devenue trop lourde à porter ? En d’autres mots, Walter Van Beirendonck n’est-il pas prisonnier de son personnage de BD ?  » Non. Si j’ai envie de me raser la barbe demain matin, je le ferai sans hésiter « , tranche le styliste. Qui n’est pas du genre à se laisser mener par le bout du nez. Et encore moins par le bout du portefeuille. Il mène sa barque créative comme son c£ur l’entend. Traduction : sans concession aveugle à l’air du temps. Ce qui explique sans doute pourquoi ses créations résonnent toujours différemment de la messe officielle.

Militant, WVB ? Oui. Il ne s’en cache d’ailleurs pas. Organiser un défilé juste pour appâter les acheteurs ne l’intéresse pas. Il se sert d’un podium comme d’une scène pour faire passer des idées, pour défendre des valeurs.  » Les valeurs humaines « , précise-t-il. Et quand on lui demande si cette démarche est compatible avec les enjeux commerciaux d’une collection, la réponse fuse :  » Toute personne qui endosse un rôle public a le droit de transmettre un message.  »

Cette liberté de ton peut sembler étonnante dans un milieu infesté de requins de la finance. Serait-il suicidaire ? Ou bien un peu tête brûlée ? Non. Simplement, ses  » extras  » lui assurent des rentrées suffisantes pour rester indépendant. Comme ses cours à l’Académie d’Anvers, sa collaboration avec JBC pour la ligne enfant Zulupapuwa ou encore, dernière médaille au revers de son veston, son nouveau poste de directeur de création chez Scapa Sports.

Le diable ne s’habille pas en Zara

La mode, mais pas à n’importe quel prix… Une sentence qui lui tient lieu de ligne de conduite depuis ses premiers coups de crayon à l’Académie d’Anvers il y a plus de vingt ans. Son parcours cohérent, conforme de bout en bout à son anticonformisme, l’autorise plus que quiconque à regretter le formatage actuel.  » Les défilés sont devenus banals, déplore-t-il. Les présentations qui flirtent avec l’art contemporain et proposent une vision iconoclaste du monde sont de plus en plus rares. Ce manque d’audace, au nom de la rentabilité ou du fait d’un embourgeoisement des stylistes, je ne sais pas trop, déteint également sur les collections. Elles changent de moins en moins d’une saison à l’autre. Il est vrai que si on veut vendre, il ne faut pas trop bousculer les habitudes…  »

Des propos non dénués d’amertume. Qu’il lance comme une bouteille jetée à la mer, en espérant qu’elle arrive à bon port.  » Tout n’est pas perdu mais il est temps d’agir, de redresser la barre « , répète-t-il. Comment ? WVB défend le principe de  » l’art pour l’art « . Mais sans sectarisme. Par affinité personnelle autant que par calcul rationnel. Car à ses yeux, la créativité est le combustible de tout le système. Si on tarit cette source, le moteur, tôt ou tard, finira par s’essouffler. Il plaide d’ailleurs pour que les créateurs travaillent main dans la main avec les grandes enseignes.  » Tout le monde y trouverait son compte, s’enflamme-t-il. Pour autant que les couturiers ne baissent pas pavillon, qu’ils préservent leur singularité et leur personnalité. Sinon, pourquoi les multinationales feraient-elles encore appel à eux ? Ils doivent se rendre indispensables, tenir un discours qui sort de l’ordinaire, tellement fort que personne n’arrivera à les copier.  » La tête dans les étoiles mais les pieds bien sur terre…

Une âme de clown

Le temps de récupérer nos esprits, et tous nos doigts, nous suivons WVB dans un long couloir plongé dans la pénombre.  » C’est ici que j’habitais avant, commente le mercenaire de la mode. On y a installé l’atelier et les bureaux.  » Les lattes du parquet versaillais grognent sous nos pieds. Nous laissons sur la gauche une pièce à la lumière blafarde. Un homme s’y affaire. A notre passage, il lève la tête et nous salue timidement.  » C’est Dirk « , murmure Walter. Autrement dit, Dirk Van Saene, as de c£ur du couturier et autre membre des Fab Six d’Anvers.

Encore une double porte vitrée à franchir et nous atteignons le coin le plus spacieux et le plus lumineux de cet appartement bourgeois. Charmant bureau. Mais qui nous laisse perplexe. On s’attendait à débouler dans une caverne d’Ali Baba, où s’entasseraient dans un joyeux tohu-bohu tous les ingrédients de la cuisine beirendonckienne : des poupées – il nous apprendra que les 3 000 exemplaires de sa collection dorment sagement chez lui -, des costumes tribaux, des £uvres d’art… Rien ne laissait présager ce dénuement quasi monastique coupé en deux par une table monumentale derrière laquelle WVB finit par s’installer. Seuls quelques rouleaux de tissus alanguis dans un coin et deux tringles au garde à vous près de l’entrée nous relient à la mode. Bien sûr, l’£il a repéré quelques  » loufoqueries « , comme cette tête d’ours dans son alcôve ou ce chien coiffé d’un casque en aluminium. Mais rien de très déroutant. On pourrait tout aussi bien être chez un philosophe, un psychiatre, un sociologue ou un expert-comptable. Quoique, avec le chien à la grosse tête en alu, peut-être pas un expert-comptable…

C’est pourtant bien ici, dans cet espace très privé, que WVB conçoit, réfléchit, crée. Au fil de l’entretien, le mystère va lentement se dissiper. Le monde entier est sa muse. Et cet univers où se mêlent par petites touches le passé et le présent, la rigueur et l’insouciance, reflète finalement bien sa géographie des sentiments. Alchimiste des signes, il joue avec les codes, s’amuse à dépiauter les évidences, à grimer le quotidien pour mieux en révéler les turpitudes. A la spontanéité enfantine qu’il a su préserver, le styliste mêle la sagesse du vieux routier de l’existence. Le résultat est à la fois léger et consistant, ludique et savoureux comme la cuisine moléculaire.

En l’écoutant dérouler le fil de sa pensée, une image nous vient à l’esprit. Celle du clown, tour à tour amuseur public et philosophe de l’absurde. Son nez rouge, c’est sa barbe et ses bagouzes. Et si ses pitreries textiles peuvent paraître frivoles au premier abord, faire l’effet de la tarte à la crème qui atterrit en plein visage, elles se doublent d’une dimension métaphysique, d’un vernis de gravité teinté de tristesse et de lucidité qui leur confère une profondeur vertigineuse. A l’image du gouffre qui affleure sous la grimace de tous les Popov…

Au bout d’une bonne heure d’entretien, Walter Van Beirendonck se lève et s’enroule dans son costume de grand prêtre de l’image. Avec un sens de la comédie bluffant, il prend la pose pour la photographe, lançant à l’objectif des £illades vénéneuses. Le moindre objet à sa portée devient un accessoire. Comme ce masque d’ours qu’il enfile avec la gravité d’un rituel tribal. Le voilà grizzli. On l’avait bien dit, un vrai clown ce Walter…

Laurent Raphaël

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