Ceux qui osent

© Gudrun Makelberge

Comment réagir en cas d’incivilité, d’agression, de danger ? C’est la question qui a taraudé l’auteur Hugo Boris pendant des années. Usager quotidien des transports en commun, il a assisté à d’innombrables conflits qu’il a patiemment compilés et dont il tire un ouvrage, Le courage des autres – ou la rédemption d’un lâche. Entretien à distance.

 » Ce n’est pas un journal, nous prévient Hugo Boris, lorsqu’on lui parle du bouquin qu’il vient de publier. C’est une création littéraire, un herbier. Je restitue des souvenirs à partir de notes, et parfois je triche avec la chronologie, ou ma mémoire me fait défaut. Quand on raconte un événement réel, automatiquement, on entre dans un processus fictionnel, avec une exposition, un conflit, un élément déclencheur, et une résolution, même à l’échelle d’un paragraphe. Alors que dans la vie, tout s’entremêle, il n’y a ni début ni fin.  » Après ces précautions qui l’honorent, on entre sans plus tarder dans le vif du sujet – sachant d’avance que, romancées ou pas, les saynètes tragicomiques que l’auteur du Courage des autres va nous décrire seront faites d’instants magistralement pris sur le vif et peuplées de personnages attachants, car c’est dans ce type d’exercice qu’il démontre, livre après livre, l’étendue de son talent.

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Pendant quinze ans, j’ai pris l’habitude, dans les transports en commun, de croquer sur le vif des scènes auxquelles j’assistais et qui m’interpellaient, m’attrapaient l’oeil ou le nez, tous les sens sont sollicités. J’ai toujours un bout de papier dans la poche, donc je prenais des notes, sans savoir du tout que j’étais en train d’écrire un livre. Et quand je rentrais chez moi, je glissais ça dans une pochette, que j’appelais  » l’herbier « . Sans trop y penser. Un jour, j’ai ouvert cette pochette. Elle avait enflé : quinze ans, c’est long. J’ai eu la curiosité d’y jeter un oeil et là, j’ai été happé par ce que je lisais. Il m’est arrivé tellement de choses incroyables, que j’en avais même oublié certaines scènes.

Et ensuite ?

J’étais happé parce que se dessinait, dans cette moisson de feuilles en tous sens, bouts d’enveloppes, morceaux de carton, le portrait d’un homme lâche. Moi, en l’occurrence. Quelqu’un qui n’ose pas intervenir quand une situation autour de lui le sollicite. J’étais passif. Ecrire était une forme de protection face à l’irruption de l’inattendu, de l’autre, parfois de la violence. J’ai voulu restituer le butin de ces observations. Je culpabilisais de ne pas avoir eu le courage d’intervenir. Mais à l’inverse, et c’est ce que relate Le courage des autres, sous ma plume, je voyais des hommes et des femmes s’interposer, prendre la parole pour dire qu’une situation ne leur convenait pas, ou prendre la défense d’une personne. Et j’ai décidé de leur rendre hommage. C’est le point de départ d’une réflexion sur le courage – et la lâcheté. Chacun se sent interpellé, à un moment donné. Tout le monde s’est déjà senti misérable dans une situation de vulnérabilité, n’osant pas intervenir pour aider autrui.

Ne faut-il pas beaucoup de courage pour parler de sa lâcheté ?

Dans la façon que j’ai de me mettre à nu – parce que malheureusement je ne me montre pas sous mon meilleur jour – oui, je cherche à épouser symboliquement le geste de ces hommes et de ces femmes, héros anonymes, que j’ai vus devant moi mettre le corps dans la balance. Il y a un rapport au corps dans les deux cas : moi, je mouille la chemise en faisant acte d’honnêteté et j’ai l’impression que c’est un geste de réparation, symbolique. Mais c’est aussi une galerie de portraits issus de la société d’aujourd’hui, il y a des anecdotes, de l’humour – c’est parfois drôle, ce qu’on vit dans les transports en commun.

Jamais vous n’avez cru que vous vous lèveriez ?

Si. Le livre se compose de trois temps. Le premier, c’est  » Sidération « , ça dit bien ce que ça veut dire, toutes les fois où j’ai senti monter en moi la peur. Et le bal s’ouvre au lendemain de mon passage de ceinture noire de karaté. Toute l’ironie, c’est que j’avais appris à me battre. Mais les arts martiaux, c’est très codifié, le fait de se battre dans un cadre donné ne présume en rien de vos capacités à résister à l’escalade verbale et à la prise d’ascendant psychologique. On n’apprend pas ça sur un tatami.

Et donc que s’est-il passé ?

Au moment où j’avais donc atteint mon meilleur niveau, j’assiste à une agression dans le RER, avec effusion de sang. Et je sens monter en moi la peur, je suis absent de moi-même, j’ai des mains de beurre alors que la veille je serrais les poings et je décrochais la ceinture. Je dépose le cerveau, je n’ai pas d’autre expression. Et la seule chose que je parviens à faire, c’est de tirer le signal d’alarme. Et là je comprends que je pourrais passer tous les grades de la terre, le problème est ailleurs. Le livre commence comme ça.

Mais ça évolue…

Oui. La seconde partie s’appelle  » Admiration « , j’y rends hommage à plein de gens. Il y a un passage, c’est presque une scène de film, sauf que dans un film, on n’y croirait pas. J’étais dans un beau quartier, Champs-Elysées-Clémenceau, et monte dans la rame un homme éméché, qui se met à insulter des gens, à crier  » sale pédé ! « ,  » sale Arabe ! « … Il avait vraiment l’air d’en avoir après les homosexuels, il se met en face d’un petit vieux assis et se met à déboutonner son pantalon. Et là, une dame assez âgée – ce qui prouve que le courage n’a rien à voir avec le sexe, l’âge ou l’aptitude au combat – se lève et dit :  » Vous n’avez pas honte ?  » En plus, elle le vouvoie ! Et voyant qu’elle ose intervenir, d’autres personnes s’engouffrent dans la brèche et interpellent l’agresseur en maintenant le vouvoiement initié. Lui reste virulent, prend quelqu’un au hasard et lance :  » Moi j’suis un mec de la rue, viens te battre.  » Et là, plus loin, se lève un homme pas grand, un peu frêle, qui balance au type :  » Je suis homosexuel. Qu’est-ce que vous avez contre les homosexuels ?  » Il y a un silence dans le wagon, une seconde d’effarement devant une telle bravoure, et ensuite, un autre homme se lève et enchaîne :  » Moi aussi, je suis homosexuel.  » Et puis encore un autre… Et le type s’est tu, devant le nombre et l’union des passagers.

Ceux qui osent
© Gudrun Makelberge

Impressionnant ! Et pour la conclusion ?

La dernière partie s’appelle  » Affirmation  » et ce sont les scènes où je suis intervenu, à la marge. Les rares fois où j’ai osé prendre la parole. A la fin du livre, cette question apparaît en creux : le courage peut-il être contagieux ? J’ai l’espoir que oui. Je crois à la pédagogie par l’exemple, plus que par le discours. Je travaille dans une école de cinéma, j’ai un poste pédagogique, je coordonne les programmes d’un département, et je dis à mes professeurs :  » Vous ne savez pas à qui vous donnez cours. Vous avez trente étudiants, peut-être que seuls deux d’entre eux se souviendront de vous dans quinze ans, et pas forcément les meilleurs, ou ceux à qui vous pensez. Et ensuite, vous ne savez pas ce que vous leur enseignez. Ce n’est pas forcément le contenu de votre cours qu’ils vont retenir, mais peut-être votre manière d’être, la façon dont vous vous êtes comportés, on ne sait pas.  » Il y a une phrase de Daniel Pennac qui m’a marqué et qui m’accompagne depuis plusieurs années :  » Quel pédagogue nous étions quand nous n’avions pas le souci de pédagogie.  » Je trouve ça très juste. Les personnes qui sont intervenues sous mes yeux n’avaient de compte à rendre à personne, et elles n’en ont demandé à personne. Elles sont allées au contact parce qu’elles ont estimé qu’elles devaient le faire et leur exemple est puissant. J’espère que le livre amènera chacun à réfléchir à son rôle. Il suffit d’une personne, comme dans l’exemple de la vieille dame. Ça ne veut pas dire qu’il y avait que des lâches autour. C’est plus compliqué, surtout quand la norme, c’est de ne pas intervenir.

Quel terrible constat…

On appelle ça l’effet Kitty Genovese ( NDLR : du nom d’un meurtre survenu à New York en 1964,  » l’affaire des 38 témoins « , durant laquelle une jeune femme est assassinée malgré ses appels à l’aide et la présence de nombreux témoins). Ça a questionné les sociologues, il y a eu des expériences qui ont été menées. Dans un premier temps, le témoin se dit :  » Pourquoi, moi, j’interviendrais ?  » Ensuite :  » Est-ce que je ne vais pas avoir l’air ridicule ?  » Et enfin :  » Que font les autres autour de moi ?  » Ce qui veut dire que le comportement d’assistance est entravé, inhibé par la présence d’autres personnes. Statistiquement, on a presque plus de chances d’être secouru par un témoin seul que par une dizaine – ça paraît fou comme raisonnement. Chacun est responsable, c’est ça qu’il faut réussir à se dire, même dans une foule.

Vous lancez un appel à se serrer les coudes, à une réponse collective ?

Je n’ai pas de message, mais il semble qu’avec ce livre, le lecteur se pose des questions pour lui-même : qu’est-ce que j’aurais fait ? Il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse. Je ne me signale pas par mon courage physique – hélas – mais pour autant, je ne me laisse pas enfermer par une définition dans le bouquin. J’ai eu des comportements de lâche qui n’ont pas fait de moi un lâche, et des comportements courageux qui ne font pas de moi un courageux. La lâcheté et le courage peuvent cohabiter. Jules Renard disait dans son Journal :  » On n’a pas du courage mais des courages.  » Rien n’est figé. Et là où le message est optimiste, c’est que la terre entière se donne rendez-vous dans les transports en commun – enfin pas en ce moment, malheureusement. Les riches, les pauvres, les vieux, les jeunes, les travailleurs, les chômeurs, les étrangers, les Français, les provinciaux, les Parisiens, les crapules, les gens bien… L’humanité, dans ses trajets quotidiens, donne à voir ce qu’elle a de pire et de meilleur. Mais dans le pire, il se trouve toujours quelqu’un pour la relever tout entière. Et ça, c’est beau !

Le courage des autres, par Hugo Boris, éditions Grasset, 180 pages.

Hugo Boris devait présenter son dernier ouvrage à La Licorne, à Uccle, ce 29 avril, les informations de report ou d’annulation seront publiées sur la page Facebook de la librairie.

Les 5D, c’est quoi ?

Les 5D, ce sont les cinq méthodes proposées par le principe de  » l’intervention du passant « , qui vise à porter assistance à quelqu’un lors d’une situation conflictuelle dans l’espace public. Des méthodes combinables, simples et adaptables à différents cas de figure.

Distraction

Adoptez une approche indirecte pour désamorcer la situation. En pratique : Engagez la conversation sur une banalité – l’heure qu’il est, la station de métro suivante – ou feignez de laisser tomber un objet, de renverser votre café, afin de distraire l’agresseur.

Déléguer

Cherchez de l’aide auprès d’autres personnes. En pratique : Trouvez une personne, de préférence dépositaire d’une certaine autorité, agent de sécurité, chauffeur de bus ou gérant de boutique. Et si la situation l’exige et que la personne harcelée est d’accord, appelez la police.

Documenter

Il peut être utile de prendre une vidéo de l’incident. En pratique : Si votre sécurité est assurée, filmez la scène en veillant à ce que les lieux, la date et l’heure soient identifiables – mais ne faites rien sans le consentement de la victime et ne publiez pas la séquence sur les réseaux sociaux.

Direct

Mettez des mots sur la situation et confrontez directement l’agresseur. En pratique :  » C’est irrespectueux/homophobe/raciste « ,  » Laissez-la tranquille « , des phrases courtes et sans ambiguïté, n’engageant pas de conversation ou de débat qui pourrait ensuite dégénérer.

Délai

L’incident passé, souciez-vous du bien-être de la victime. En pratique : Demandez-lui si elle va bien, s’il n’y a pas une façon dont vous pouvez l’aider, l’accompagner pour un bout de chemin, proposez de la soutenir en tant que témoin en cas de plainte, etc.

Get up, stand up !

Un million ! C’est le nombre de gens qu’entend former la campagne Stand Up Against Street Harassment (Lève-toi contre le harcèlement de rue), lancée le 8 mars dernier par L’Oréal et l’ONG Hollaback !. Le but ? Répondre aux résultats, dramatiques mais pas surprenants, d’une enquête à grande échelle sur le harcèlement, qui dit que 78% des femmes ont été victimes de harcèlement sexuel dans les espaces publics et que 86% d’entre nous ne savent pas quoi faire lorsque nous en sommes témoins. Or, l’intervention des passants joue un rôle crucial quand il s’agit de désamorcer une situation compliquée ou rendre l’espace public plus sûr. C’est la raison pour laquelle a été mis sur pied un programme de formation interventionnelle approuvé par les experts et basé sur les 5D : Direct, Distraction, Déléguer, Documenter, Délai – soit les techniques de base pour décourager les harceleurs et soutenir les victimes (lire par ailleurs). Dans l’attente de savoir si la campagne multisupport fera escale en Belgique, vous pouvez vous former gratuitement sur le site standup-international.com/fr/fr

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