Le potage, considéré comme un repas complet. Voilà ce que nous mitonne Londres, où le bar à soupes est devenu le nec plus ultra des quartiers d’affaires, de la City à Soho.

Londres, Cambridge Circus. Public très branché: mélange d’hommes d’affaires lookés et de designers speedés aux cheveux colorés. Il est 11 h 50. Une jeune femme, la trentaine, entre dans le bar, commande  » une grande soupe, la n° 3 « , paie 3 £… Son repas de midi.

A un jet de pierre, derrière le comptoir du Soup Works d’Arblay Street, Robert Ford exulte devant le succès de son idée du jour.  » Aujourd’hui, c’est la fête nationale russe, clame-t-il. Notre chef a préparé un potage à base de betteraves rouges et de crème aigre. C’est notre daily specials. Voulez-vous le goûter ? A moins que vous ne préfériez une vichyssoise ?  » Aux murs, des images au graphisme extrêmement soigné et des mots écrits en grands caractères affichent le credo de la maison : organique (biologique), naturel, qualité, délicieux, excellence, frais, goût.

Non loin de là, idéalement située sur Soho Square, EAT, une chaîne de restauration rapide, vante son bol de soupe du jour à base de poivrons rouges doux et de tomates. Demain, elle servira une version carotte épicée agrémentée à la noix de coco.

Un art de vivre

Le Grand-Londres est aujourd’hui le théâtre d’une éclosion de bars où l’on sert exclusivement ou presque de la soupe. Trois d’entre eux portent des noms éloquents: Soup Opera, Soup Works et New Covent Garden Soup Company. Quant à EAT, elle joue, elle aussi, la carte de la soupe, mettant en avant la fraîcheur des matières premières.

Le principe est souvent le même: un espace de taille variable où quelques convives peuvent consommer sur place, perchés sur un tabouret et installés devant une tablette étroite, pendant que les autres clients entrent et sortent préférant la formule du gobelet à emporter. Derrière le comptoir sont alignés divers chaudrons ou grands récipients de soupe, chaude ou froide, en proportion variable selon la saison. Les tarifs? De 2 £ à 5 £ (environ de 135 F à 330 F).

Inauguré le 29 avril 1996, Soup Opera, le premier bar à soupes d’Angleterre, fut imaginé par Janie Dear. La jeune femme jeta son dévolu sur Canary Wharf, l’immense tour de bureaux qui défie les cieux et attire le monde des affaires dans l’ancien quartier des docks, à l’est de Londres. Avec ses trois associés – son mari et un couple d’amis, tous dans la finance – elle mit en oeuvre tout un art de vivre. Son métier dans le monde des banques d’investissement l’avait amenée à occuper des postes dans des villes phares que sont Hongkong et New York, où elle a passé respectivement trois et six ans. A Manhattan, elle fut notamment impressionnée par le succès de la chaîne Daily Soup qui répond à un vrai besoin des employés de bureau: pouvoir manger vite et léger ou déjeuner tout en faisant autre chose. Son entrée dans l’univers de la restauration et l’abandon de sa carrière s’expliquent aussi par ses racines paysannes. Car cette fille de fermier écossais est indignée:  » Aujourd’hui, plus personne ne sait comment les aliments sont produits. « 

Soup Opera – qui vient d’ouvrir un superbe espace hyper-contemporain sur Hanover Street – propose tous les jours une douzaine de soupes et renouvelle sa carte chaque semaine sur la base d’une bibliothèque d’une centaine de recettes. Une rapide analyse permet de distinguer trois grandes catégories : les soupes aux légumes, les soupes à la viande et les soupes aux poissons et fruits de mer.  » Quand on parle de soupe on pense, par exemple, à un potage aux tomates, donc au premier service d’un repas, commente Janie Dear. Ici, la soupe est un repas en soi, un plat complet, équilibré, réalisé chaque matin avec des produits frais. Bon aussi pour la ligne. Toutes nos préparations peuvent en effet entrer dans le cadre d’un régime Montignac, dont je suis une grande fan. « 

A peu de choses près, le discours est sensiblement le même lorsque vous vous adressez à Robert Ford et Nick Slander, les deux piliers de Soup Works. L’ouverture de leur premier bar sur d’Arblay Street, en novembre 1998, a rapidement fait des petits. Nick Slander, par ailleurs chef exécutif de la chaîne, a publié l’excellent  » Soup « . Outre la passionnante histoire des soupes, cet ouvrage présente en douze grands chapitres les  » familles géographiques  » des soupes. On passe ainsi des recettes de l’Europe de l’Ouest à celles du monde islamique, sans oublier l’Inde, le Japon, la Méditerranée, l’Afrique et les Caraïbes. Sans oublier non plus les soupes  » Fusion « , du nom de ce mouvement culinaire qui associe dans un même plat des goûts venus des quatre coins de la planète.

Comme Janie Dear aime à le préciser, la plupart des soupes connues viennent de pays chauds, ce qui tend à expliquer pourquoi les bars à soupes londoniens continuent à attirer une clientèle en été. Clientèle qui ne se limite pas aux gaspacho ou vichyssoise glacés.

L’innovation… et la tradition

L’atmosphère est très différente à la New Covent Garden Soup Company. Ici, le décor est typiquement anglais, avec vitrine digne d’un bow-window de cottage, couleurs crème et vert. Fondée l’hiver 1987, l’entreprise est connue jusque dans les rayons frais de certains de nos supermarchés belges. Elle propose dans un conditionnement en carton, similaire à celui du lait frais, un assortiment de 26 soupes  » comme à la maison « . Deux livres ont été publiés, en 1997 et en 1998, par cette compagnie. Devant le succès des bars à soupes, il apparaissait tout naturel qu’elle investisse le nouveau créneau avec les produits dont elle dispose déjà. Ce sont donc les mêmes recettes, dont l’incontournable  » carottes et coriandre « , qui sont servies dans leurs soup bars.

Toutes ces entreprises ont au moins un point commun : celui de préparer les soupes dans une cuisine centrale, située à Londres ou en périphérie. Toutes ont aussi compris, à des degrés divers, que la soupe ne peut être le seul produit présenté. Si EAT, avec ses 18 enseignes établies en trois ans, se veut la plus éclectique en proposant des sandwichs, des sushis, des boissons diverses, les trois autres proposent – toujours dans les bols en carton – des salades mélangées à base de pâtes, de taboulé, de riz ou des nouilles asiatiques.

Pour mieux rentabiliser les échoppes, la plupart proposent aussi des petits déjeuners conçus dans le même esprit avec un véritable porridge, du muesli, du yaourt, ainsi qu’un service de livraison, destiné à appâter une clientèle de bureaux, soucieuse de trouver un en-cas pour une réunion de travail. Reste à savoir si le succès fulgurant des bars à soupes est transférable hors d’Angleterre. En effet, Londres, avec ses quartiers spécifiques, offre une extraordinaire concentration de clients sur peu d’espace. Mais, surtout, le phénomène est pour partie culturel. Depuis des générations, les pubs – une véritable institution – ne proposent-ils pas de la soupe tenue au chaud dans de gros chaudrons noirs?

Texte et photos: Jean-Pierre Gabriel

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