Barbara Witkowska Journaliste

Pour tous les amoureux de la mode, Christian Dior rime aujourd’hui avec John Galliano. L’excentrique créateur britannique a en effet repris, avec brio, les rênes artistiques de la célèbre maison parisienne depuis huit ans déjà et chacun de ses défilés est désormais couru par les fashionistas aux aguets. Silhouettes explosives, mises en scène démentielles, inspirations historico-folkloriques… Les podiums habités par les créatures  » made in Dior  » sont, par définition, riches et extravagants, même si, pour l’hiver 2005-2006, John Galliano semble avoir choisi le camp d’une mode plus sobre et d’un défilé plus retenu à travers des vêtements résolument portables.

Derrière ce personnage haut en couleur se cache toutefois une histoire séculaire. Une histoire qui remonte très précisément au 21 janvier 1905, date à laquelle Christian Dior, fondateur de la marque du même nom, vit pour la première fois le jour à Granville, en Basse-Normandie. Pour s’imprégner pleinement du parcours et de la personnalité de ce couturier français hors pair, il faut impérativement se rendre dans la maison de son enfance située dans cette ville française. Haut perchée sur une falaise et habillée d’un crépi rose saumoné, cette cossue demeure anglo-normande,  » Les Rhumbs « , abrite, aujourd’hui, le musée Christian Dior et présente, en cette année symbolique, une exposition de grande envergure baptisée  » Christian Dior, homme du siècle « . Essentielle, cette rétrospective retrace toute sa carrière, montre ses sources d’inspiration, illustre ses multiples passions pour l’art, pour la cuisine, pour le jardin et pour la nature. Le clou du programme ? Une vue d’ensemble de ses 22 collections haute couture, créées à Paris entre 1947 et 1957 et présentées à travers les modèles les plus spectaculaires, prêtés pour l’occasion par les plus prestigieux musées de New York, de Paris, du Japon et de Grande-Bretagne.

Un enfant de  » l’art du temps  »

C’est donc ici, à Granville, que Christian Dior a passé une enfance heureuse, dans cette maison accueillante et chaleureuse, balayée par les embruns turquoise et indigo. Le futur couturier n’a que quelques mois à peine, lorsque Madeleine et Maurice Dior, ses parents, séduits par cette demeure construite à la fin du xixe siècle et appelée  » Les Rhumbs  » (terme de marine désignant les trente-deux facettes de la rose des vents), s’installent ici avec leurs enfants. Maurice Dior gère d’une main de fer une prospère affaire de famille. Ses ancêtres, industriels fortunés et propriétaires d’une usine d’engrais chimiques, se sont implantés dans la région en 1833 et jouent, depuis lors, un rôle important dans la vie économique à Granville, station balnéaire paisible et très chic. Madeleine Dior, mère de famille et femme d’intérieur exemplaire, s’occupe à plein temps de sa petite tribu, embellit la maison et le jardin. Le vaste terrain d’un hectare qui entoure la propriété est transformé en un parc à l’anglaise. De nombreux arbres et arbustes y sont plantés, on y aménage un jardin de falaise. A l’intérieur de la maison, Madeleine Dior fait percer une grande baie sur la façade donnant sur la mer et fait construire un jardin d’hiver.

Le petit Christian est un enfant doux et timide. Il a hérité de sa mère le sens du raffinement et de la grâce. Passionné comme elle par les fleurs et les plantes, il l’assiste assidûment dans les travaux de jardinage. Il aime aussi le carnaval de Granville, réputé, à l’époque, comme  » le plus joyeux de France « . Pendant des heures, il se faufile dans la foule et carnet de croquis en main, dessine ses premières robes. La famille est très aisée, les enfants n’ont pas besoin de travailler. Alors, on en profite pour vivre de l’air du temps ou plutôt de  » l’art du temps « . Entouré d’amis artistes û Henri Sauguet, Christian Bérard ou Max Jacob û Christian Dior est comme une  » éponge « . Il observe, écoute, enregistre, fait le tri et forge ses propres goûts artistiques.

La crise économique de 1929 s’avère fatale pour l’entreprise d’engrais de Maurice Dior. Le temps de la  » dolce farniente  » est fini. Désormais, il faut gagner sa vie. Christian Dior tente sa chance à Paris, ouvre une galerie d’art, commercialise ses dessins de mode, travaille comme modéliste chez les grands couturiers de l’époque : Robert Piguet et Lucien Lelong. Considérée tout d’abord comme un  » hobby  » agréable, la mode devient vite une vraie passion puis un métier où le jeune homme s’implique à fond. Il n’y a aucun doute, son talent est réel, son regard neuf et original. Ses amis le poussent alors à voler de ses propres ailes, à fonder sa propre maison de couture. L’idée va mûrir pendant de longs mois. Superstitieux et très prudent, Christian Dior ne laisse rien au hasard. Le projet se concrétise fin 1946. Il a 41 ans, mais se jette dans cette nouvelle aventure avec une fougue d’adolescent. Au début de l’année suivante, sa première collection de haute couture le propulse sur la scène mondiale. Les élégantes parisiennes et américaines n’ont d’yeux que pour ce tailleur  » Bar « . Une veste à basques aux épaules rondes et à la taille bien prise, accompagnée d’une large jupe en corolle qui bat le mollet, dessine une nouvelle silhouette chic, séduisante et sexy, immédiatement baptisée  » New-Look « . D’emblée, la notoriété du couturier explose et il connaîtra un succès égal, pendant dix ans, jusqu’en 1957, année où il disparaît brutalement, emporté par une crise cardiaque. L’esprit et le style Dior continueront toutefois bel et bien, grâce à des créateurs talentueux.

Et la maison de Granville ? Que devient-elle ? Son destin sera plutôt mouvementé. Au lendemain de la crise de 1929, Maurice Dior se retrouve ruiné du jour au lendemain. Le mobilier, les objets seront dispersés sur le perron en 1935. Christian Dior construit sa nouvelle vie à Paris et n’a pas le c£ur d’assister à cette débâcle. Il ne reviendra plus jamais à Granville. La villa  » Les Rhumbs « , vendue aux enchères, est acquise par la ville à la veille de la Seconde Guerre mondiale. A vrai dire, les autorités municipales achètent la propriété surtout pour son magnifique jardin. La belle demeure ne représente pas, à leurs yeux, beaucoup d’intérêt et il est question de la démolir. Fort heureusement, la décision de démolition coïncide avec la déclaration des hostilités et on a alors d’autres préoccupations. La maison de Christian Dior sera ainsi l’une des rares à être sauvée par la guerre ! Avec le retour de la paix, la villa est transformée en appartements de fonction pour militaires, puis pour fonctionnaires. Le jardin est public. Bien entretenu, avec ses allées impeccablement tracées et ses parterres multicolores il attire de nombreux visiteurs. Son destin bascule, une fois de plus, dans les années 1980. Jean-Luc Dufresne, conservateur du musée des Beaux-Arts à Cherbourg et parent de Christian Dior (sa mère, Adrienne Dior, était une cousine du couturier), ne cesse de déployer des efforts surhumains pour transformer la maison de Dior en musée. L’association Présence de Christian Dior, créée en 1991, présente une première exposition en 1993. En 1997, la villa, rénovée de fond en comble, est mise aux normes muséographiques et accueille, depuis lors, des expositions de qualité.

Un homme de passions

En 2005, pour fêter le centenaire de la naissance du couturier, l’exposition qui lui est consacrée, prend évidemment une toute autre dimension. La structure de la maison impose le rythme, clair et cohérent. Ainsi, le rez-de-chaussée est dédié aux sources d’inspiration. Le premier étage fait défiler les dix ans de la haute couture, de 1947 à 1957. Enfin, le deuxième étage illustre les activités de la maison Dior depuis 1957 à nos jours.

Christian Dior a débuté sa carrière à l’âge de 41 ans : son processus artistique est lent. Ce n’est pas un homme pressé. Assez timide et introverti, pas mondain pour un sou, il prend son temps pour mûrir. Il évolue au sein d’un cercle restreint d’amis, s’enrichit au contact des artistes, s’imprègne de différents courants culturels. Dans le domaine de la mode, on peut voir quelques modèles de crinolines et de robes à tournure, en vogue avant 1914, les premiers croquis et illustrations de mode, ainsi que des modèles dessinés pour Robert Piguet et Lucien Lelong. Les artistes de l’époque, tels De Chirico, Mario Tozzi, Léonor Fini, Marie Laurencin, René Gruau et, surtout, Christain Bérard ont largement contribué à former la sensibilité du futur couturier. De nombreux tableaux prêtés par des musées prestigieux, dont le Centre Pompidou, mettent admirablement en exergue cet intérêt pour les arts plastiques.

Dans le jardin d’hiver, décoré de ses ferrures florales 1900, on change d’ambiance. L’endroit se prête idéalement à la présentation de toutes les créations olfactives de la maison qui ont marqué la seconde moitié du xxe siècle : Diorama, Eau Fraîche, Diorling, Diorissimo et, surtout, Miss Dior, ce grand chypre, créé en 1947. Et puis, une vraie surprise. On découvre Miss Dior Chérie, une toute nouvelle interprétation de ce jus mythique. Plus moderne et plus impertinente, censée faire tourner la tête des filles de 20 ans. C’est Christine Nagel qui a relevé le défi de retravailler le  » mythe  » pour capter les jeunes avec un sillage qui a du panache et de l’aura. La compositrice de parfums avait l’autorisation de tout bousculer. Elle a choisi un accord mandarine, sorbet fraise des bois et pop corn caramélisé et l’a allié au raffinement du jasmin rose. Résultat ? C’est bien un chypre, mais jeune et pas intimidant. Fruité, il a du pep et du punch. Comme tous les parfums de la maison, il ne passe pas inaperçu. Et comme un clin d’£il au passé, on retrouve, sur le flacon en verre gravé, le fameux motif pied-de-poule et le petit n£ud, deux codes fétiches de Christian Dior.

Le nez charmé par ces effluves enivrants, on monte au premier étage. C’est ici qu’on admire les robes les plus emblématiques et les plus spectaculaires, dessinées par Christian Dior entre 1947 et 1957 (dont 5 modèles de 1948), illustrant admirablement l’évolution de son style, de la ligne  » Corolle  » de 1947 aux modèles de la Ligne  » Fuseau  » de 1957. La troisième partie de l’exposition a pour fil conducteur  » l’après Dior « . Après la disparition du couturier, la maison aurait pu s’effondrer. Il n’en a rien été, que du contraire ! Parce que le style Dior a continué à être interprété avec maestria par des couturiers de talent : par les Français Yves Saint Laurent et Marc Bohan pour commencer, puis avec l’Italien Gianfranco Ferré et, aujourd’hui, le Britannique John Galliano qui, depuis bientôt dix ans, continue chaque saison à révolutionner la mode. Comme Christian Dior l’a fait en 1947.

Barbara Witkowska

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