Dans une autre vie, il se serait bien vu conservateur d’un musée du costume. Aujourd’hui, en marge des activités de sa maison de couture, il habille les personnages de Così fan tutte, créé par Vincent Boussard à la Monnaie. Pour nous parler de sa passion pour l’opéra, pour la vie aussi, Christian Lacroix a posé son crayon et ses coupons multicolores. Le temps d’un aparté, en exclusivité, pour Weekend.

C’est comme si c’était plus fort que lui. Comme s’il ne pouvait s’empêcher de les toucher, de les caresser même, d’en observer minutieusement le moindre reflet, la plus infime nuance. Les mains dans les échantillons de tissus, il est tout à ses costumes, à l’écoute des suggestions de Régine, la responsable de l’atelier de la Monnaie. Les lunettes rivées sur le nez, c’est d’une voix douce et posée qu’il apporte son grain de sel, s’enquiert aussi de l’état d’avancement des chapeaux. Pas un mot ne fuse plus haut que l’autre. Attentif à tous ceux qui l’entourent, c’est lui aussi qui tient la porte du couloir ouverte pour laisser passer toute l’équipe et qui prend soin de ranger soigneusement les coupons assemblés sur de grands anneaux métalliques. Jouer les divas des podiums, on a vite fait de voir que ce n’est pas son truc. Discret dans son look – un jeans Lee, une paire de baskets, un pull beige recouvert de l’une de ces vestes multipoches qu’affectionnent les photographes -, il s’ouvre aussi avec pudeur sur ses projets, sur les hauts et les bas de la vie, sur cette année 2005 plutôt tumultueuse qui vient de s’achever. La page LVMH est définitivement tournée, puisqu’il a choisi aussi de quitter Pucci, une saison plus tôt que prévu. Ses nouvelles priorités ? La maison Lacroix, bien sûr, passée sous pavillon américain, mais aussi la scène pour laquelle, à Bruxelles, comme à Paris, il créera cette année encore de fabuleux costumes. Une passion d’enfant qui ne l’a jamais quitté. Et par laquelle tout a commencé…

Weekend Le Vif/L’Express : Vous avez déjà réalisé, pour la Monnaie, les costumes d’Il Re Pastore de Mozart. Là, vous habillez les protagonistes de Così fan tutte. Comment, en lisant un livret d’opéra, concevez-vous l’idée de ce que devrait être et porter un personnage ?

Christian Lacroix : Jusqu’à présent, je n’ai jamais été ni scénographe, ni metteur en scène. Ce n’est donc pas à moi de définir une vision des personnages. En revanche, j’ai besoin de la partager infiniment. Si quelqu’un, même que j’aime beaucoup, vient me raconter quelque chose que je saisis très mal, je suis incapable de dessiner. Quand on lit le livret de Così fan tutte, on se rend compte que cette histoire met en scène de tout jeunes adolescents. On aurait pu imaginer une transposition tout à fait contemporaine, dans une station balnéaire, avec des Vespas. Vincent et moi, nous avons tenté de traduire cette frénésie de l’adolescence, cette découverte de l’amour, de la sexualité, en optant pour un xviiie siècle allégé. Maintenant, on peut avoir certaines idées sur les personnages, mais il faut aussi penser au physique des chanteurs qui n’ont pas 16 ans, qui n’ont pas la fragilité d’une adolescente prépubère. Quand on discute, on peut échanger des images de très jeunes filles, alanguies, avec des sous-vêtements tombants. En pratique, le résultat sera différent..

Comment avez-vous traduit concrètement ces personnalités dans les costumes ?

Dorabella, c’est quelqu’un de plus pulpeux, de plus sanguin, de plus voluptueux, de plus libre dans sa sensualité. Pour elle, on part d’une gamme de tons chair, de rosés, de nacrés qui, progressivement, mène au dernier acte vers quelque chose d’écarlate. En revanche, Fiordiligi, qui est plus dans le spirituel, plus évanescente, plus discrète, je la vois davantage bleue, dans des tons de jade assez délavés. A la fin, elle est en bleu nattier, en taffetas et faille. Les garçons, Ferrando et Guglielmo, sont beaucoup plus jumeaux : ces jeunes gens très napolitains, très légers, qui portent des costumes de lin, qui se sont peut-être baignés tout habillés juste avant, arrivent de la plage les chaussures pleines de sable, ce que je traduis par des costumes qui pourraient presque se porter aujourd’hui mais qui n’auraient pas déparé dans leur siècle. J’aime croiser la coupe hyper xviiie siècle avec une finition un peu rugueuse, une touche plus contemporaine en ajoutant une capuche streetwear à une veste d’époque, par exemple. Tout ça, sans arrogance, car le propos ici n’est pas de choquer le bourgeois. Comme Don Alphonso, Despina, elle, est complètement ancrée dans le xviiie siècle historique. C’est la servante, la confidente. Elle a le même âge que les filles. Alors on s’est raconté que, peut-être, elles se débarrassaient auprès d’elle – un petit peu gentiment – de leur garde-robe de la saison passée. Elle a la silhouette des gens du peuple mais ses vêtements sont faits, à la base, avec des restes de robes de ses maîtresses, de la faille et du taffetas. Alphonso, lui, c’est une sorte de vieux play-boy napolitain, toujours vêtu de bleu noir élégant.

Cette passion pour l’opéra remonte à votre enfance. Est-ce l’attrait du costume de scène qui vous a amené à la mode, à la haute couture ?

Oui. J’allais au spectacle le plus souvent possible, même si dans cette petite ville d’Arles, l’hiver, il ne se passait pas grand-chose, mais on avait la chance d’avoir en été tous les festivals aux alentours. Ce qui me plaisait surtout, c’était l’idée d’une vie vécue par procuration à travers l’image, la photo, la gestuelle, la scène. Tout ce qu’on qualifie d’imaginaire me semblait être le monde véritable. Toujours, toujours, toujours, j’essayais de traverser le miroir, à la fois en lisant les magazines que j’aimais, que je trouvais à la maison et qui parlaient d’art, de peinture, de théâtre et puis de cinéma. Tous les films historiques me séduisaient particulièrement. J’étais comme un explorateur du passé, d’un temps d’avant. Ce qui me passionnait avant tout, c’était l’évolution des costumes. J’aimais étudier ça. Si j’avais eu un autre métier, j’aurais été universitaire ou conservateur de musée. En étant dans la mode, finalement, je travaille sur un costume en perpétuelle évolution. La recherche, ce n’était pas vraiment ma nature. Je suis plutôt quelqu’un qui aime sans arrêt jeter des choses sur le papier, qui désire ne pas trop savoir ce qui va se passer demain.

Qu’est-ce qui vous a poussé finalement dans les coulisses des défilés ?

Je me suis fait un book, avec mes dessins qui représentaient pour moitié ce que je croyais être des costumes et, pour l’autre, des vêtements. Ma femme et moi étions très mélomanes, on était abonnés à l’opéra, on faisait la queue pour avoir des fonds de loge à l’opéra Garnier. Parfois, j’étais transporté par ce que j’avais vu, parfois j’étais déçu et je me refaisais les costumes. Je crayonnais aussi ce que je ne trouvais pas dans le commerce et que j’aurais aimé porter. Tout ce que je dessinais pour ma femme et qu’on se faisait faire. Parce que je suis de la race de monsieur Lagerfeld – je ne me compare pas à lui, attention, je ne suis pas si prétentieux -, nous comprenons comment les choses sont faites, nous dessinons et nous faisons réaliser. Coudre à l’époque ne m’intéressait pas. Je ne fais pas partie des couturiers qui adoraient habiller des poupées. Enfant, ça m’énervait d’y jouer, de faire rentrer des membres raides dans des petits vêtements. J’étais malhabile ! Quand je suis arrivé chez Hermès, je savais à peine faire la différence entre le prêt-à-porter et la haute couture. J’étais pressé de décrocher un premier job pour prouver à mes parents que j’étais capable de faire quelque chose. On m’a proposé un poste là, mais à une semaine près, j’aurais pu me retrouver dans un théâtre.

La mode d’aujourd’hui est plurielle. Pensez-vous qu’il y a des rôles qui correspondent aux vêtements qu’on porte ?

Oui, complètement. Quand j’étais enfant, ma mère attendait que  » la mode sorte « . Il n’y en avait qu’une. Il a fallu attendre 1968 et cet éclatement de tout qui a permis plus de libertés individuelles. La mode a alors cessé d’être unique. Adolescent, j’ai eu la chance de vivre les années 1960. J’avais cette coquetterie un peu orientaliste, hippie, minet. J’ai tout eu, les cheveux longs, mi-longs. J’ai tout vécu. C’était mon approche de la mode. Aujourd’hui, je m’en fiche. Je travaille tellement dedans que j’adore porter le même jeans tous les jours depuis trois ans. C’est le paradoxe, quand il y en a trop, on n’a plus envie.

Etes-vous encore ému, tenté par un vêtement que vous avez envie de porter ?

J’ai la chance d’avoir lancé en France, depuis quelques saisons, une ligne homme ( avec fierté, il ouvre le gilet de reporter beige qu’il porte et dévoile sa griffe). Des pièces assez classiques, essentiellement. J’aime aussi l’idée d’une veste en velours qui passe inaperçue de prime abord mais qui cache une doublure, ici en l’occurrence un taureau, qui lui donne une petit supplément d’âme. Je mélange avec ce que j’ai toujours adoré, des Belges en fait, Martin Margiela et Dries Van Noten. J’étais aussi très Ralph Lauren dans les années 1980. C’est lui qui a dessiné mon costume de mariage !

En mode comme en déco, on assiste à un grand retour du baroque, façon Marie-Antoinette. Comment expliquez-vous ce désir d’opulence apparente ? Un rejet de ces années 1990 que vous avez qualifiées d’hitchcockiennes et nordiques ?

Il y a ça et puis nous vivons dans une période qui ne va pas en s’améliorant. On espère que ça va aller mieux demain. Et ça ne va pas mieux demain. Aujourd’hui, l’avenir des jeunes est plutôt bouché. C’est tout de même très précaire, avec le chômage, la violence, les guerres, les attentats. Il n’y a plus cette espèce de frénésie du voyage, de l’inconnu. On était peut-être inconscients. Mais cela explique que notre époque se réfugie dans des choses qui appartiennent à un passé rassurant, qu’on retourne vers l’opulence de Marie-Antoinette, qu’on essaie de renouer avec un paradis perdu quelque part. Aujourd’hui, sous prétexte que c’est dur, on ne fait pas d’effort. Moi, je trouve au contraire que quand il y a une crise, on peut faire face à l’adversité à travers l’élégance, à travers une certaine expression créative.

Vous aimez multiplier les collaborations avec d’autres secteurs que la mode, comme ici à la Monnaie. C’est un besoin pour vous de toucher à tout ?

Je vais me référer à un commentaire sur mon bulletin scolaire de sixième qui me qualifiait de  » dilettante intelligent « . A l’époque je ne savais pas ce que voulait dire dilettante. J’ai regardé dans le dictionnaire et j’ai trouvé ça tout à fait bien. Mon père ne partageait pas mon avis ! J’aimais bien cette idée d’être un peut touche-à-tout comme ça. En même temps, j’approfondis, je ne suis pas quelqu’un qui reste trop à la surface. Mais c’est vrai que je refuse l’idée d’être un insecte épinglé dans un seul rôle. Je me suis débattu parce que je n’avais qu’une image, celle du couturier un peu torero qui n’aimait que l’Espagne et le Sud. J’aime Arles, la Camargue et la tauromachie mais je n’étais pas que ça. Pareil, je n’aime pas que la mode. J’entendais dire aussi que j’étais un designer de génie qui n’avait toutefois pas conscience de la réalité des choses, un dingue qui avait du talent mais qui était incapable de faire du fric, en somme. Je voulais prouver que je pouvais travailler sur le quotidien. Si je suis capable de travailler avec la SNCF ( NDLR : Christian Lacroix a relooké l’an dernier les TGV Atlantique), pour la chose la plus quotidienne du monde, un train que les gens prennent tous les jours, je démontrerai enfin que je suis capable d’être inscrit dans la vraie vie. Tout ça m’a aidé à faire face à la séparation d’avec LVMH ( NDLR : le groupe de Bernard Arnault a vendu la maison Lacroix aux Américains Falic en 2003). Aujourd’hui, je revis.

Vous allez être amené à vous rendre plus souvent aux Etats-Unis maintenant que votre marque appartient à un groupe américain. Vous venez même d’ouvrir une boutique à Las Vegas. Un pays qui n’a pas toute votre sympathie, a priori…

Vous savez, ce sont les Américains qui m’ont fait en 1987. Et moi qui ai la réputation de faire une mode peu portable, pour les femmes excentriques, à Las Vegas, cela va marcher ( rire). Plus globalement, j’éprouve un sentiment d’attraction-répulsion pour ce pays dont le cinéma, les paysages, l’architecture m’ont fait rêver comme toute ma génération. C’est après que ça se gâte. J’avoue avoir peur d’un certaine Amérique religieuse. Vous savez ces grands-messes, ces grandes prières autour du drapeau. Cette espèce de fanatisme que je trouve effrayant. Comme beaucoup de gens du Sud, j’ai pratiqué, j’étais catholique. Et très tôt, je me suis posé des questions. Je trouvais que les valeurs que mes parents m’inculquaient étaient plus chrétiennes que ce que j’entendais dans les églises. Tout cet ostracisme. Regardez le pape qu’on a maintenant ! Il serait arrivé en parlant de la précarité, de la faim dans le monde, du sida… mais surtout pas des homosexuels et de je ne sais quoi encore. Franchement…

Le monde de la mode est ultraglamour et fait rêver. Vous sentez-vous en phase avec cet univers et y avez-vous des amis ?

Disons que j’y ai des sympathies. On n’a franchement pas trop le temps de se faire des amis. Surtout, il y a un moment où ça devient trop… Autant j’aime le spectacle qui est extérieur à moi, autant je ne sais pas faire du show. J’ai peut-être eu tort. J’ai eu l’opportunité, au moment où on a lancé la maison ( NDLR : en 1987), de participer à cette montée des tops. A l’époque, j’avais invité des gens du milieu de la mode à venir dans le Sud, en Camargue. De grands photographes sont descendus et des tops comme Linda Evangelista. Mais très vite, j’ai pris de la distance. Les vacances, pour moi, ce sont d’abord les amis et la famille. Ma maison, je n’aime pas non plus la faire photographier, nous n’avons pas un palais comme Versace, ni trois maisons comme Karl…

Pourriez-vous, un jour, regarder quelqu’un d’autre  » être  » Christian Lacroix sans souffrir de schizophrénie ?

Oui, ça aurait pu arriver l’an dernier car j’avais refusé le renouvellement tacite de mon contrat avec LVMH. D’une manière un peu perverse, ça m’aurait intéressé de le voir ! Peut-être que ça aurait été encore mieux que Lacroix, ou cela m’aurait énervé. Quand on me dit Christian Lacroix et que ça s’adresse à moi, l’humain, ça évoque d’abord un souvenir d’enfance, mon nom calligraphié à l’encre de Chine par mon père, de sa belle écriture de dessinateur industriel, sur mes cahiers d’école. Et pas du tout le nom qu’on voit sur les boutiques et les vêtements. En France, on rit souvent d’Alain Delon qui parle de lui à la troisième personne. C’est vrai que ça m’arrive parfois. Je me dis  » est-ce que ça fait Lacroix  » ? Parce que Lacroix, c’est une chose finalement assez établie : baroque, tendance élégante, de la couleur, une petite pierre dans un coin, ça brille, ça rappelle le Sud. Maintenant, je connais mes codes !

Vous avez dit plusieurs fois que vous étiez attiré par le sacré, sans être pour autant religieux. Avez-vous besoin de spiritualité ?

Oui, bien sûr, j’ai besoin de spiritualité laïque, je crois en la loyauté, la droiture, un certain courage de citoyen. Une philosophie de vie qui me vient de mes parents qui ont toujours su faire preuve d’une grande ouverture d’esprit. Je ne les ai jamais vu stigmatiser telle ou telle couche sociale. Je crois que j’ai été bien élevé. C’était la gauche éclairée, spirituelle, avec des grandes valeurs éternelles, d’humanisme, d’accueil, de droits de l’homme. Vous savez, aujourd’hui, les Français m’énervent parfois autant que les Américains. Quand je lis mon journal, il m’arrive d’être vert de rage. L’ascension de monsieur Sarkozy, c’est quelque chose que je comprends mal. La politique, maintenant, c’est juste le carriérisme, les sondages, qui est-ce qui va être élu pour placer au pouvoir celui qui va faire que rien ne change. Et quand je regarde l’évolution du Parti socialiste, je suis vert de rage aussi… On ne sait pas vers quoi se tourner en France…

Le monde manquerait-il d’utopies ?

Le spirituel, c’est comme une utopie, c’est une sorte de Graal à atteindre. Je ne crois pas dans la Résurrection mais beaucoup aux connexions, à toutes ces choses qui nous dépassent complètement. J’ai perdu toute ma famille maintenant, mais je les sens derrière moi. Je n’ai pas de conversations avec eux, je ne fais pas tourner des tables ! Mais c’est impossible qu’une chose aussi bien faite que l’esprit humain s’en aille. C’est une trop jolie machine pour partir. Dans le fond, je suis un pessimiste optimiste…

Même si vous avez voulu un temps vous en éloigner, le Sud restera-t-il à jamais pour vous une source d’inspiration ?

Le Sud est imprimé en moi. Même si je ne retournais plus à Arles, il continuerait à m’inspirer. Il y a eu cet événement dans ma vie, le départ de ma mère qui est décédée en 1999 et qui est partie avec la mémoire. Je me suis senti du coup totalement désorienté dans la ville d’Arles. Physiquement, j’avais perdu le goût, l’odorat, tout était recouvert d’une sorte de voile, de pellicule. J’ai pris du recul, de 1999 à 2005. J’ai dû m’habituer à être seul avec le nom, seul avec la vie. L’an dernier, ma femme a eu l’occasion de retourner à Arles chez des amis et elle a vu qu’une maison était à vendre au centre. Elle m’a demandé ce que j’en pensais. J’ai trouvé que c’était le bon moment, la bonne opportunité de revenir. J’étais prêt. Et après plus de cinq ans d’absence, je suis rentré à Arles en septembre dernier.

Propos recueillis par Isabelle Willot.

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