Dans Les Cris, Claire Castillon opère à cour ouvert un couple en pleine rupture. Conjointement, l’auteur d’Insecte immisce le lecteur dans les coulisses de son processus d’écriture. Un objet littéraire étrange et entêtant. Du pur Castillon.

Visage d’ange et plume diabolique. A chaque livre, huit à son actif, cette image de fée maléfique semble taillée sur mesure pour provoquer le buzz autour de Claire Castillon. Il est évident que lorsque la demoiselle s’assied en face de vous sur un banc du Sélect, grand bar américain old style du sud de Paris, il faut se pincer pour croire que c’est bien elle, biche farouche et murmure gracile, qui a signé Les Cris. Un roman opaque et retors, coulé dans l’acide. L’histoire d’une rupture amoureuse, chronique d’une déception annoncée, dont l’héroïne va se nourrir pour panser ses plaies. Sa méthadone : écrire un livre, métamorphoser la douleur en création.

Poussée dans ses retranchements littéraires par la voix de son  » monstre textuel « , sorte d’amant imaginaire autoritaire et lubrique niché dans ses neurones, l’héroïne profite de son état à fleur de peau pour croquer la vie rêvée (et souvent cauchemardesque) des quidams, sources d’inspiration infinie, vecteurs de mille fantasmes. Vampire glouton au service de l’écriture, cette héroïne un peu lunaire, un peu à l’Ouest, est aussi l’alter ego romanesque de Claire Castillon. Du coup, le lecteur plonge au c£ur du processus créatif de l’auteur, fait connaissance avec sa porosité presque maladive au monde.

Nimbé de la noirceur qu’on lui connaît, emmené par une plume sauvage et poétique, aux confins de l’écriture automatique, le dernier roman de Claire Castillon ne se lit pas d’une traite. On trébuche sur les chapitres, les phrases fermées à double sens, on se bat avec les mots. Humide, organique, borderline, tout en ombres et recoins, on l’aime autant qu’on le déteste. Mais il reste. Vissé à la gorge, comme un sentiment refoulé, étrange et familier à la fois.

Les Cris est un livre sur la rupture, sur la déception, aussi. Qu’est-ce qui vous déçoit autant dans le couple ?

J’ai toujours parlé du couple de façon assez noire, c’est vrai. L’héroïne attend tellement d’être déçue qu’elle précipite la chute. Elle en est presque soulagée tant l’attente est insupportable.

L’amour est fondamentalement complexeà

Je le crois. Parce qu’il nous fait prendre un risque faramineux. Aller vers l’autre, sortir de soi, c’est casse-gueule quand même. Pas forcément parce que l’on se met à nu, vu qu’on peut masquer tout ce qu’on veut, mais parce qu’on prend le risque de s’attacher et de perdre l’autre. Ce risque-là est énorme.

Vous écrivez que l’héroïne a  » la rage d’enterrer les mâles sans dignité, sans vérité, sans grâce « . Elle vient d’où cette rage ? êtes-vous dépourvue d’indulgence envers la médiocrité ordinaire des hommes ?

La rage, c’est celle de l’héroïne, qui a déjà vécu des paquets de ruptures. Lorsque les signes apparaissent, elle les reconnaît, ça la met hors d’elle. Quant à moi, j’ai un problème avec l’envahissement. Un homme qui entre dans ma vie intime, j’ai beau l’aimer, j’ai beau le vouloir, j’ai la sensation qu’il m’envahit. Comme il y a invasion, il faut connaître l’ennemi. Donc, il faut le dévisager, voir ce qu’il fait, ce qu’il est. Et c’est épuisant de tout décortiquer.

On retrouve encore une fois le thème de l’enfance. Celle de l’héroïne oscille entre souvenirs d’une époque cruelle et nostalgie de moments bénits en famille. Un bon résumé de la vôtre ?

C’est exactement la bonne lecture. J’éprouvais énormément de difficulté à supporter le groupe d’enfants à l’extérieur de la maison, et un plaisir absolu à me retrouver chez moi dans ma bulle. Vraiment. Et en même temps, j’avais aussi envie d’être ailleurs. Je voulais être grande car j’imaginais une liberté absolue.

Vous étiez totalement frustréeà

Oui. J’étais frustrée parce que, quoi qu’il arrive, je savais bien qu’il y avait école le lendemain ou le surlendemain. Qu’il fallait être dans le groupe à un moment ou un autre.

Qu’est-ce qui vous effraie dans ce que vous appelez  » le groupe  » ?

J’adorais les relations à deux : j’avais une amie par année. Le jour où elle était malade, je me sentais très seule. Dans les groupes, je n’aimais pas les relations de pouvoir, les petits chefs, les petites inimitiés, les petites rumeurs. Je me suis toujours posée en retrait, sans pour autant être malheureuse. Je crois que j’étais déjà dans le monde des adultes. Je préférais rester à table avec les amis de mes parents qu’aller m’amuser avec leurs gosses.

Aujourd’hui, le groupe vous ennuie encore. Vous détestez les mondanités, par exemple.

Oui, je n’aime pas la mascarade et je sais que les mondanités en sont forcément une. Je ne suis pas capable de faire des conversations d’usage. C’est un vrai problème. On me dit bonjour, puis rien ne me vient. J’ai de la chance de ne pas avoir l’obligation de me confronter à tout ça, c’est précieux. Parfois avec mon amoureux, on se dit qu’on doit sortir davantage parce qu’on risque de devenir fous.

Revenons au livre. Qui est ce monstre textuel, cette créature mentale qui pousse l’héroïne à écrire ?

Le monstre textuel, c’est la part mâle de l’écrivain, je le ressens comme ça. L’écriture, je la vois comme un mec avec qui j’ai une relation particulière, intense, exigeante. Une espèce de rapport à la Bonnie and Clyde, à la fois un compagnonnage un peu rigolo et en même temps très sexuel.

êtes-vous parfois fatiguée des cris qu’il y a en vous ?

Des crisà et des silences. Oui, je suis fatiguée. Pour nourrir son écriture, l’héroïne fantasme sur les personnages qu’elle croise. Je suis moi-même extrêmement poreuse. C’est fatigant d’avoir l’£il ouvert sur tout, tout le temps. Je pense que c’est ça être écrivain. Mais nerveusement ça use car la machine ne s’arrête jamais.

Avez-vous toujours eu cette espèce de regard glouton sur la réalité ?

Oui, depuis que je suis petite. Par exemple, la dame là-bas, je ne m’imagine pas sa vie. Mais sa manière d’avaler son café, je vais m’en souvenir au moment d’écrire. Ma machine intérieure va hybrider cette femme en train d’avaler avec un autre personnage.

Est-ce que tout est matière à écrire ?

Tout ce qu’on vit, je pense. Je suis une vraie radine, je me ressers des choses de la vie dans le livre, comme si je reprisais des chaussettes. Je trouve que la deuxième lecture par le livre ajoute soit de la mauvaise foi, soit plus d’empathie, soit plus d’amour, soit plus d’autre chose, comme si on jouait la même musique mais un peu au-dessus, un peu en dessous. Ça donne une liberté d’interprétation à long terme.

On a l’impression que vous écrivez d’un jet. Certains passages confinent même à l’écriture automatique. On vous imagine en transe.

Oui, et pourtant celui-ci est très construit. Mais je pense que je suis quand même en transe, extrêmement sensible à tout. Le souci, c’est que ça se passe dans une déconcentration absolue et que ça me demande deux fois plus d’énergie.

Et de l’énergie au lecteur auquel vous infligez une vraie violence, parfoisà

Oui, j’en ai envie. Je sais qu’il y a certaines images qui peuvent heurter ou faire écho. L’important est d’être ébranlé. Quand je signe mes livres, certains lecteurs me disent que je les énerve, qu’ils ne sont pas entrés dans mon roman facilement, qu’ils l’ont mis de côté, avant – finalement – de réussir à plonger dedans. Comme un long processus d’apprivoisement. J’aime ça.

Hormis l’amour et les livres, qu’est-ce qui vous électrise ?

J’aime la chaleur et l’opéra, qui me mettent la tête en excitationà comme l’amour et les livres.

Les Cris, par Claire Castillon, Fayard, 200 pages.

par Baudouin Galler

« J’aime la chaleur et l’opéra, qui me mettent la tête en excitationà comme l’amour et les livres. « 

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