Immense et chaotique, Los Angeles s’appréhende dans sa largeur. De Downtown à Venice Beach en passant par Silver Lake et Hollywood, les boulevards dessinent les contours d’un mythe qui n’en finit pas de se renouveler, un grand écran de cinéma derrière lequel se cache le véritable visage des anges…

L’histoire commence comme un film de Tarantino. Nous sommes à Venice Beach sur la terrasse de l’atelier de Michel Tabori, ancien réalisateur reconverti dans la peinture. L’homme est drôle et chaleureux, il n’arrête jamais de parler.  » Quand j’ai commencé à peindre, mon ami Greg Miller, qui habite juste à côté, m’a donné le conseil le plus stupide que j’ai jamais entendu :  » Tu veux devenir peintre ? Va à la salle de sport !  » Je n’en croyais pas mes oreilles. Pourtant, c’est vrai ! Physiquement, il faut pouvoir tenir le coup. Le sport, c’est le secret des peintres de Venice comme Moses, Ruscha… L’histoire de la peinture californienne s’est écrite ici, chez Gold’s Gym !  » Autant le dire tout de suite, à Venice, l’une des plages de Los Angeles, on aime rire et on cultive l’art d’être cool. Une attitude que les Européens en goguette, parfois trop engoncés dans le carcan de leur longue histoire, peuvent avoir du mal à comprendre. Ici, les choses changent à toute vitesse, se font et se défont. Comme le boulevard Abbot-Kinney, infréquentable le soir il y a encore six ans, devenu un paradis pour bobos. Ici, rien n’est sacré sauf le skateboard. Pourquoi ? Parce que c’est un véhicule métaphysique. En l’utilisant, on apprend vite que la vie se résume à des gestes simples : prendre un peu d’élan et savoir tourner de temps à autre. Peu importe qui vous êtes, personne n’en a rien à faire. Vivez, soyez heureux et agréable avec les autres, c’est tout ce que l’on vous demande. Alors oui, on se sent parfaitement bien vivre à Venice !

WILD WILD WEST

Mais Venice n’est pas Los Angeles, seulement une de ses nombreuses facettes. La deuxième ville des Etats-Unis est vaste : 70 kilomètres du nord au sud, 50 kilomètres d’ouest en est, 4 millions d’habitants pour la seule commune et près de 19 millions pour l’agglomération. En somme, un Wild Wild West où le passé n’existe pas et où il est toujours possible de se réinventer. C’est ce que nous explique Roman Alonso qui, comme beaucoup, a quitté la Grosse Pomme pour changer de vie :  » La différence majeure entre les deux villes, c’est qu’à New York, tout peut arriver, et qu’à Los Angeles, vous pouvez être qui vous voulez. Comme dans les saloons du Far West où l’on ne regardait que la couleur de votre chapeau. Foncé, vous étiez un méchant. Blanc, vous faisiez partie des gentils.  » Il est en la preuve vivante. En 1998, il a quitté son travail dans les relations publiques, s’est installé en Californie et il est reparti de zéro en fondant Commune avec Steven Johanknecht, Pamela et Ramin Shamshiri, un collectif d’architectes et de designers qui, depuis dix ans, signe des endroits très remarqués comme les restaurants Ammo, le Farmshop ou encore l’hôtel ACE de Palm Springs… Par ses créations très essentialistes, le groupe Commune renoue avec les racines amérindiennes de la Californie en intégrant à tous ses projets le travail d’artistes et d’artisans locaux, en réactualisant des savoir-faire, des motifs oubliés ou des techniques supplantées par la production industrielle de masse. Une philosophie qu’on pourrait qualifier de  » Slow Design  » et qui, tout en faisant écho aux premières réflexions du Bauhaus, se retrouve à une échelle plus vaste dans les aspirations d’une nouvelle génération de créateurs et de citoyens.

UN ESPRIT CONTESTATAIRE ET BOHÈME

Car Los Angeles n’a jamais rompu avec sa fibre bohème. Pour s’en rendre compte, il suffit de se promener à Silver Lake, quartier originel des studios de Hollywood où vit désormais une partie de la jeunesse arty. Silver Lake est un endroit inclassable qui n’est pas sans faire songer au Brooklyn des années 90. Si les lotissements résidentiels protégés de la circulation ne manquent pas de charme, on comprend d’abord assez mal ce qui peut inciter les jeunes Angelenos à venir habiter près des deux croisements d’East Hollywood où se font face quelques cafés et friperies. Un paradoxe qui en dit long sur l’esprit contestataire – de pacotille, diront certains – qui caractérise les comportements de ceux qu’on appelle les hipsters. Hormis quelques signes extérieurs de reconnaissance comme les pantalons retroussés, les tatouages ou encore la moustache, ces jeunes individus souvent issus de la bourgeoisie se définissent justement par une façon de vivre inclassable dont Michel Tabori donne une définition pleine d’ironie :  » Primo, le hipster ne dit jamais qu’il en est un sinon il ne l’est plus. Deuzio, le hipster considère que ce qu’il pense vaut plus que tout autre chose au monde. Tertio et parce qu’il pense cela, il trouve tout à fait normal de payer un café à 8 dollars chez Intelligentsia !  » Une population marginale mais pas trop, qui renie tout produit de consommation de masse – hormis ceux d’Apple évidemment ! – au profit d’objets exclusifs et  » clivants « . Même s’ils ne sont qu’une minorité, on aurait tort de négliger l’influence des hipsters sur la culture angelenos actuelle et le renouveau artistique de Downtown.

LE RENOUVEAU DE DOWNTOWN

Depuis le milieu des années 90 et l’inauguration du Walt Disney Concert Hall de Frank Gehry, le centre de Los Angeles, jusqu’alors complètement délaissé au profit de Hollywood, retrouve un pouvoir d’attraction certain. D’un côté, d’importants investissements publics et privés pour récréer des lieux de loisirs emblématiques comme le MoCa, le L.A. Live (complexe commercial incluant le Staple Center, la salle de basket des Lakers) ou encore l’hôtel Standard. De l’autre, l’arrivée d’une génération de jeunes artistes attirée par les immenses friches industrielles coincées entre Little Tokyo et Los Angeles River. Malgré la crise, la densité de son tissu urbain et le relatif éloignement de Hollywood, la notoriété de Downtown continue sa courbe ascendante. Une embellie sensible dans l’évolution du Gallery Row, le secteur des galeries d’art sur Main et Spring Street, qui a vu l’ouverture d’une quarantaine de lieux en moins de dix ans et l’implantation successive de cafés et restaurants branchés comme Umamicatessen ou Wurstküche. Pour Nicolas Silberfaden, un jeune photographe qui vit et travaille à Downtown, c’est un juste retour des choses :  » Dans Downtown, on trouve tout ce qu’il y a d’éparpillé dans les autres quartiers de Los Angeles. Parce que c’est ici que tout a commencé. En remontant Broadway, on comprend l’extraordinaire histoire de cette ville.  »

L’HISTOIRE EN TROMPE-L’oeIL

A force de répéter que Los Angeles est une ville sans histoire, on gomme son caractère essentiel : sa vitalité. S’il est vrai qu’au regard de ceux de nos capitales européennes, les actes de naissance de certains lieux emblématiques peuvent prêter à sourire – le plus vieux bar d’Hollywood, Frank & Musso, a été fondé en 1919 ! – on aurait tort de penser que la Cité des anges ne connaît pas la profondeur. Elle compense par la vitesse à laquelle se succèdent les générations. Ainsi en va-t-il de Culver City. Ville de studios, célèbre pour avoir accueilli ceux de la MGM, cette bourgade semble s’être figée comme un cliché de Gregory Crewdson dans une nostalgie un peu inquiétante. On pourrait la longer cent fois en passant sur Venice Boulevard sans y prêter la moindre attention. Une illusion qui recouvre pourtant, au croisement de Washington Avenue et de South La Cienega, l’un des secteurs les plus actifs de l’art contemporain angeleno. Presque invisibles, galeries et ateliers d’artistes fleurissent depuis quelques années dans les anciens entrepôts laissés vides par l’industrie du cinéma. Blum & Poe, David Kordansky, China Art Objects, Laxart… dessinent ici les prochains contours de l’art californien, se superposant aux traces laissées par le monde du divertissement.

HOLLYWOOD TOUJOURS

Si la renaissance de Downtown, Venice Beach ou Silver Lake prouve qu’il existe à Los Angeles une vie indépendante de l’industrie du cinéma, ni l’art ni les nouvelles technologies ne peuvent contester l’hégémonie sans partage de Hollywood. Comme le souligne avec malice Thomas Adès, compositeur britannique qui partage son temps entre Londres et la Californie,  » Los Angeles paraît futile aux yeux du monde mais c’est la seule ville qui s’arrête complètement de vivre lorsque les écrivains font grève.  » Ici, on se souvient encore de cette grève de treize semaines (du 5 novembre 2007 au 3 février 2008) menée par les 12 000 membres de la Writers Guild of America qui avait plongé L.A. dans le noir le plus total, engendrant une perte de 2 millions de dollars pour les chaînes américaines et d’1,5 milliard de dollars pour l’économie du comté. Un cataclysme qui a traumatisé le monde merveilleux de Hollywood, comme le rappelle Patrick Jagaille, coiffeur au salon John Frieda de Melrose Place :  » Ceux qui ont le plus souffert sont les milliers de travailleurs de l’ombre (coiffeurs, jardiniers, domestiques, etc.) dont la survie dépend de l’équilibre de cette gigantesque industrie.  » Avertissement sans frais ? L’avenir le dira. A Beverly Hills, en tout cas sur Rodeo Drive, la vie a repris son cours. Insouciant, joyeux et plein d’étoiles. Pourquoi s’en faire ? A Los Angeles, demain est toujours un autre jour de ciel bleu.

PAR PAUL-HENRY BIZON / PHOTOS : PASCALE BÉROUJON

 » À force de répéter que Los Angeles est une ville sans histoire, on gomme son caractère essentiel : sa vitalité. « 

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