L’architecture en dénominateur commun et la silhouette en guise d’obsession. Malgré l’époque, le parcours et les collections qui les séparent, Cristóbal Balenciaga et Gustavo Lins, créateurs de mode, partagent cette culture-là. Visite guidée à Paris de l’exposition du musée imaginaire du premier, maître de la couture, avec commentaires éclairés du second. Une histoire de perspectives, sans lignes de fuite.
L’un est mort, depuis longtemps déjà, voici quarante ans, mais son nom, ses dos basculés, ses inspirations donnent toujours autant le frisson. L’autre, à l’aube de ses 50 ans, a présenté sa très belle et dix-neuvième collection durant la semaine de la haute couture en juillet dernier, à Paris. Le premier est espagnol, le second brésilien, tous deux parisiens d’adoption, de même, auto-didactes. Autre atome crochu, ils charpentent des vêtements comme des architectes, ce qu’est Gustavo Lins. Cristóbal Balenciaga, lui, a mérité pour l’éternité le titre d' » évêque de la modernité » et de » maître de la couture « . Car cet homme-là, né à la fin d’un autre siècle (1895), fut un vrai couturier, un tailleur de génie, qui visait le point d’équilibre des volumes et la perfection du tombé. Il était en outre, et cela a un rapport, un collectionneur de modes. C’est d’ailleurs le titre exact de l’exposition que lui consacre le musée Galliera (*) et dans laquelle Gustavo Lins promène sa silhouette souple, son admiration et ses souvenirs.
DOCUMENTATION PERSONNELLE
De prime abord, rien de spectaculaire, Galliera n’est pas dans ses meubles, pour cause de réfection, l’expo a donc pris place dans une grande salle de la Cité de la Mode et du Design, le long de la Seine, dans ce bâtiment multifonction dessiné par Jakob + MacFarlane, en une scénographie toute simple, à l’image des archives conservées par tous les musées de mode du monde. Un habit de lumière, des boléros en velours, des mantelets, des échantillons de broderies, des mantilles en dentelle, des pièces modestes ou somptueuses datant du XVIIIe, XIXe ou XXe siècle auxquelles répondent une quarantaine de robes et de manteaux haute couture griffés Balenciaga entre 1937 et 1968, date à laquelle le maître ferma d’autorité sa maison, pour cause de dissonance avec son époque. Entre les armoires, dans le faible halo, Gustavo Lins déambule, se penche sur une étole, commente un dessin, prend une photo, se pâme devant un bijou, » c’était un grand collectionneur tout de même « , s’arrête devant une robe qui n’est pas tout à fait à son goût, murmure devant la suivante, l’éblouissement. Il parle de Balenciaga, avec talent, et, en creux, de lui.
Contrairement au maître de la couture, Gustavo Lins n’est guère collectionneur, à part quelques châles en cachemire du XIXe siècle et un prototype signé Balenciaga, qui doit dater de 1965, » un manteau à manches kimono, rouge un peu coquelicot « . Ce manteau-là, de ce créateur-là, dans cette forme-là, avec ces manches-là, japonisantes, ce n’est pas un hasard de la vie. Tout comme cet écolage dans un atelier parisien aux côtés de Madame Juliette, l’une des premières de Monsieur Balenciaga. » J’étais ouvrier, elle était tailleur, elle m’a appris toutes les techniques de la haute couture d’après-guerre. » C’est dire si Gustavo Lins sait comment couper, patronner, coudre, monter un vêtement, construire un fourreau, une veste, un pantalon. Toute chose qu’il persiste à faire encore lui-même à la main, du moins sur les pièces maîtresses de ses collections, » les idées principales, je dois les expérimenter « .
Il tombe en arrêt devant un ensemble du soir Balenciaga, un boléro et une robe bustier, printemps-été 1964 haute couture, avec drapé dans le dos. » C’est une sculpture, tout ce que j’aime dans ce travail, cette pureté des creux de l’ombre. Cela ne peut se construire que sur des fondements architecturaux. Balenciaga était un vrai toiliste et, à chaque collection, il allait à la machine à coudre, il en avait une à pédale qui avait appartenu à sa mère, et il cousait une robe qui était toujours prête pour le défilé, il était ouvrier, comme tout l’atelier. » Gustavo Lins aussi, » le seul moyen de convaincre les troupes – et cela se fait en silence, on ne doit pas parler, on cherche, on cherche, dans une complicité du travail et une démocratisation des rôles « .
PROCESSUS CRÉATIF
» Comme Balenciaga, je n’ai pas étudié dans une école de mode « , précise Gustavo Lins mais peu importe, car la couture est un métier » très intuitif « . » C’est le bon sens : on regarde le corps humain, la musculature, le squelette, les positions des membres du corps et comment l’étoffe vient s’y ajuster. » Et cette observation-là, chez Gustavo Lins, vient de loin. Quand il était petit, à la maison, dans le Minas Gerais, Brésil, les neuf enfants de la famille étaient habillés par un tailleur, il l’a vu faire, fasciné, mais n’a guère apprécié ces vêtements qui ne correspondaient jamais à ce qu’il avait en tête.
Quand vient l’âge des sorties en boîtes de nuit, il est » en décalage total « , avec ses habits faits maison, et en souffre, forcément. Il entame des études d’architecture, travaille en même temps dans une banque, grille tout son salaire à acheter des fringues, en guise de rattrapage, puis se rend compte de l’idiotie du truc, trop mal coupées, dessine alors la chemise dont il rêve, la garde-robe qui va avec, et enjoint une couturière du coin de la lui coudre, avec les tissus qu’il a achetés lui-même. Mais la coupe ne lui plaît pas, il sait dessiner, il réfléchit à la construction de son vestiaire et rectifie le tir dans l’atelier. On le complimente, lui propose de commercialiser ce qu’il porte, on lui dit qu’il a un don, du talent, Gustavo Lins pense que la mode, ce n’est pas un métier.
Il obtient son diplôme d’architecte, quitte le Brésil, s’installe en Espagne à la fin des années 80 et travaille à sa thèse sur Gaudí. Il a 28 ans et l’idée de faire un rapprochement entre l’architecture et le vêtement, avec, à l’esprit, le kimono et les estampes de Utamaro. Il trouve que » les coulures de soie, les courbes ondoyantes et les colonnes en spirales et torsades sont assez proches l’une de l’autre « . Il étudie aussi Vionnet, Balenciaga, Alaïa, Miyake et Yamamoto et s’inscrit dans une académie de coupe et de taille, » pour apprendre la base « , trois ou quatre mois de théorie pure, on lui fait répéter » des recettes – deux tiers de tours de poitrine, plus un cinquième de tour de cou et un dixième de tour de cuisse… je ne voyais pas le rapport entre la cuisse et la poitrine pour faire une veste « . Il prend le taureau par les cornes, étudie des planches d’anatomie, afin de » comprendre comment les muscles se rejoignent entre eux et le lien entre le squelette et la musculature « , il cherche les creux du corps, se demande si l’on ne pourrait pas faire les coutures d’une façon » spiralées « . Impossible de reproduire ici le théorème fabuleux que Gustavo Lins vous récite sans reprendre sa respiration, cela ressemblerait à une comptine enfantine si ce n’était devenu une solide base de travail, il dit : » J’ai déployé un rouleau de tissu de kimono et j’ai fait le rapport entre la longueur et la largeur, j’ai trouvé un module carré de 5,5 sur 5,5, youpie, ça fait 11, et 11 ça fait 2, parce que 1 plus 1 égale 2, c’est l’identité, c’est mathématique ! » N’allez pas imaginer qu’il aime les vêtements conceptuels pour autant. » J’aime les idées abstraites, dit-il, mais je déteste les vêtements qui nécessitent un mode d’emploi. C’est un espace très simple. Une veste, on l’ouvre, on enfile les manches, on la ferme ou on la laisse ouverte, il ne faut pas donner à un vêtement plus de propriétés qu’il n’en a, comme en architecture : une maison, c’est un endroit pour être protégé de la vie, du vent, du soleil, où l’on peut recevoir qui on veut ou se cacher, les fonctions sont très précises. «
CANON IDÉAL
Gustavo Lins observe à la loupe un dos, » superbe « , qui lui fait penser aux fourreaux de Jean Patou, » pour cette mode année 30 « , date à laquelle Balenciaga fonde sa maison de couture à Paris, au 10, avenue George-V, après son exil d’Espagne pour cause de guerre civile, on est en 1937, pour être précis. Dans ses bagages, il a pris ses trésors inspirants – ces poupées d’une crèche napolitaine, début XIXe siècle, ce costume populaire du pays d’Aliste ou cette robe de Vierge qui plus tard lui serviront de substrat. En filigrane, il en reste quelque chose dans cette toilette splendide datée du printemps-été 1965, l’une des préférées de Gustavo Lins, qui lui fait penser à une toile de Goya, » surtout ce rose et cette association avec ce ruché noir « . Lui qui fut modéliste pendant douze ans, pour Louis Vuitton, John Galliano, Kenzo, Alber Elbaz et d’autres encore, comprend la prouesse de cette forme baby doll en dentelle noire et fond en crêpe de Chine avec ceinture-corselet baleinée. » J’ai beaucoup étudié Balenciaga, j’étais fasciné par sa construction impeccable, des vestes notamment. » Lui qui tremblait quand il commença à coudre, » j’étais très maladroit « , a donc fait ses gammes, imposé la sérénité à ses mains, et laissé finalement le métier le choisir quand son maître de thèse lui demanda de travailler sur une technique de coupe, » débrouillez-vous, vous avez du talent, il vous faut persévérer, vous devez en faire votre métier « . Ce n’est pourtant qu’en 2002 qu’il osera créer son Atelier Gustavo Lins et lancer sa propre collection, à son nom, version Femme et Homme, avec ce soin particulier qu’il met à penser chaque détail. Son signe, sa marque de fabrique, reconnaissable entre tous : un T inversé, comme celui de sa règle d’architecture, c’est aussi celui de Gustavo, qui sert également de pince dans le dos, sur le coude ou derrière les genoux, pour » creuser ou donner du bombé « , la belle idée. L’origine de ce » twist » dans le dos, unique, a ses racines dans l’enfance, un souvenir brûlant, il devait avoir 5 ou 6 ans, une silhouette croisée dans la rue l’avait ébloui, il s’était retourné, cogné au poteau, mais il n’a pas oublié. » Si on a le courage de regarder par derrière son épaule « , souffle Gustavo Lins, c’est cette dernière image » magique » que l’on retient de celle qui disparaît. Et quand le dos est basculé vers l’arrière et la nuque dégagée, comme avec un kimono, comme chez Balenciaga, on sait que la perfection est de ce monde.
(*) Cristóbal Balenciaga, collectionneur de modes, par le Musée Galliera, jusqu’au 7 octobre prochain, aux Docks, Cité de la Mode et du Design, 34, quai d’Austerlitz, à 75013 Paris. www.paris-docks-en-seine.fr, www.gustavolins.com
PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON
» J’AI VRAIMENT LE SENTIMENT D’EXPRIMER L’ESPRIT DE L’ARCHITECTURE À TRAVERS LE VÊTEMENT. » GUSTAVO LINS
» UN BON COUTURIER DOIT ÊTRE ARCHITECTE POUR LES PLANS, SCULPTEUR POUR LA FORME, PEINTRE POUR LA COULEUR, MUSICIEN POUR L’HARMONIE ET PHILOSOPHE POUR LA MESURE. » CRISTÓBAL BALENCIAGA