En cabotant le long des côtes dalmates, on découvre les trésors de la mer Adriatique : des îles superbes au riche passé historique.

Cap sur Vis : 50 milles nautiques, toujours escortés d’un récif, d’un îlot. A peine quitté le port de Trogir se dresse une falaise karstique, apparaissent un versant boisé, une anse de galets, blancs en surface, verts dans les eaux translucides de la mer Adriatique. Ile des pêcheurs de corail au fort accent, Vis la lointaine se profile à l’horizon. Le phare de Stoncica scintille dans la lumière de midi. Les cultures en terrasses dévalent les pentes, une barque danse devant une maison de pêcheur, les pins ploient vers les eaux claires. Au creux de la baie, une treille, un potager, une vigne. Un puits d’eau de source alimente les ceps, un chemin de douaniers baigne dans les senteurs de romarin, une sente de pierre grimpe vers les sommets. Puis les lignes deviennent escarpées, falaises à pic sur la mer virant au bleu cobalt. Un esquif brave la houle, en route pour la pêche au poulpe du soir, une voile dansant dans le soleil à contre-jour. Dominée par l’église Saint-Cyprien, se révèle la ville de Vis. Fondée au IVe siècle av. J.-C. par Denys l’Ancien, tyran de Syracuse, la colonie d’Issa dominait l’Adriatique. Avec les Romains vint le déclin, puis les Vénitiens la conquirent. Au musée, Artémis surveille le croissant de lune propice au chasseur; à l’entrée du port, la tour Perasti protège la cité des pirates. Sur les bancs les vieux contemplent le large, à travers les branches des citronniers on devine des jardinets, dans les ruelles des filets sèchent. Au-delà des versants arides, l’île s’abaisse en une plaine plantée de vignes. Puis les collines plongent vers Komiza.

Sur le rivage, la Madone des pirates veille sur les flots. Leur bateau rempli de rascasses et de bars, Bepo et Blanka gagnent le quai. Blanka est une des rares femmes pêcheurs, sans doute encouragée par cette légende locale contant qu’un jour un pêcheur embarque une femme contre son gré. La houle se lève, et l’homme tombe à l’eau. Heureusement, une main de femme se tend qui lui sauve la vie. Les îles abritent légendes et croyances. Le Vendredi saint, lentilles et blé sont déposés en offrande sur les autels. A la Saint-Antoine on cueille des lis,à la Saint-Pierre des immortelles. Les fêtes patronales sont aussi occasion d’agapes. Au large de Vis, dans la lumière de la fin du jour, scintillent les verts cristallins d’un haut-fond. Sur l’îlot, près d’une maison aux volets clos, Nikola et Leo se relaient pour rôtir un cabri transpercé d’une broche en bois. Le vin de Vugava arrose le festin, les beignets le concluent.

La navigation se poursuit vers l’île de Hvar. En route, entre ciel et mer, les Pakleni – îles de l’enfer selon le credo populaire, îles du goudron au service des navires de guerre vénitiens – hésitent entre turquoise et vert d’eau. De l’arsenal à la cathédrale, Hvar raconte quatre cents ans de domination. Après deux brèves occupations, Venise conquiert l’île en 1420. L’autorité échappe au comte au profit du Grand Conseil, le système féodal cède la place à la République. Située entre Orient et Occident, Hvar s’enrichit. Le lion de Saint-Marc parade sur les tours de la forteresse, les puits, le porte-étendard s’élèvent devant la loggia, le palais du recteur est couronné d’une tour de l’horloge, les demeures des patriciens sont ornées d’encorbellements, de colonnades géminées. Une galère de 80 hommes d’équipage stationne dans l’arsenal, les réserves de sel et de blé s’entassent dans les entrepôts. Mais en révolte contre l’occupant, les poètes célèbrent les vertus croates, de l’humaniste Petar Hektorovic (1487-1572) au praticien Hanibal Lucic (1485-1553). Soulèvements et répressions se succèdent jusqu’à la victoire populaire de 1610. Dans la paix revenue triomphe l’épopée réaliste de Hektorovic,  » La Pêche et la conversation des pêcheurs « , symbole d’une émancipation politique unique en Europe.

Gothique, Renaissance, baroque, au monumental la cité ajoute le charme. Au long des ruelles escarpées poussent figuiers et lis, un oranger s’adosse au palais Paladini, des câpriers percent les remparts, des agaves s’étirent vers le monastère franciscain. Hors de l’enceinte, la campagne serpente dans un mélange entêtant de sauge et de romarin. Des portails de bois surmontés d’un auvent s’ouvrent sur les vignobles, des murets enserrent les champs de lavande. Accroché à la pente, un bunja déploie ses rondeurs de pierre sèche parmi les genêts. Inspiré de l’habitat illyrien, le cône, coiffé d’une coupole, abrita les Slaves du haut Moyen Age avant d’accueillir bergers et paysans. Aujourd’hui, rythmant son pas alerte d’un bâton, un homme chaussé de bottes en peau de chèvre regagne le village de Pitve. Dans le hameau abandonné de Malo Grablje, un vieillard prend le frais à l’ombre d’un toit de lauzes. Au bourg de Vrboska, le vaisseau fortifié de Sainte-Marie attend le retour du curé parti cueillir des plantes médicinales. Tout le paysage est marqué par l’Histoire. Le tracé des champs suit le cadastre de la colonie agraire de Pharos. Les moutons rappellent l’essor de l’élevage, réponse au monopole imposé par Venise sur la mer. La route, dite française, tracée au temps du maréchal Marmont, longe les cultures en terrasses aménagées par les Slaves chrétiens de Brusje chassés de Bosnie par les Ottomans.

Dernière escale, l’île de Brac. Au creux d’une anse, des fillettes se signent devant une madone abritée dans une niche, à l’entrée d’un golfe un pêcheur dérive vers une chapelle. Un autel se dresse entre les champs, un chemin de croix s’étire au bord de la route. Et dans les vallées subsistent des églises préromanes : matériau brut, simplicité des lignes révélant une foi comme célébrée à mi-voix. Murets, terrasses, monticules, le paysage n’est que pierre. Les silhouettes des cyprès sauvages tranchent sur les courbes désordonnées des oliviers, les scarabées butinent les roses trémières, les chèvres se régalent de sauge.

Le soir, une femme rentre des champs à dos d’âne, précédée par un homme à pied. Les fleurs de camomille imprègnent de leur parfum la fin du jour. Et tout au long des baies, seule la nuit efface la transparence des bleus obscurcie çà et là par un banc de poissons.

Retour sur le continent à Trogir, dont le sublime noyau historique tient sur un îlot. Les hommes se pressent autour des étals du marché, du palais Cipiko s’échappent les notes d’une leçon de musique, sous la loggia de l’ancien tribunal le chevalier sculpté par Mestrovic caracole, au bout du quai la forteresse Kamerlengo résonne des accords d’une lirica. Au front de la cathédrale romane, le portail du maître Radovan s’impose par un réalisme novateur. Dans le couvent bénédictin Saint-Nicolas, un bas-relief grec éclipse vierges et saints. Il représente Kairos, la nuque rasée, le front couvert d’une abondante chevelure. Sur la pointe des pieds, il semble courir, plus rapide que le vent, avec, à la main, un couteau plus tranchant que la pointe d’un poignard. Dieu de l’instant propice, Karios semble dire aux hommes l’éphémère de bien des choses. Comme cette croisière dalmate dont on voudrait que jamais elle ne se termine.

Agnès Gattegno

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