De La Havane à Trinidad, balade entre architecture fifties, mélopées nostalgiques et multiples paradoxes. Cuba change, allez-y vite avant que la mondialisation n’enfouisse ses trésors.

Au pays de Fidel, le rétro est autant une leçon d’histoire qu’un art de vivre. A La Havane, détour obligé par le Nacional, qui offre un  » back to the fifties  » bien rodé. Le vénérable palace des années 30, haut lieu de la mafia époque Lucky Luciano, est resté le point de rendez-vous des clichés bien carrossés. Chevrolet, Buick, Ford : pour un vintage tour classique sur le Malecon, le mythique front d’océan, la vieille américaine, même usée jusqu’à la corde, réussit son effet. Mais, de l’avis du concierge de l’hôtel, pour un service very VIP, rien ne vaut la Chaika (prononcez  » chaïka « ), le légendaire carrosse des apparatchiks soviétiques. En visite en 1989 à Cuba, alors que l’importation de véhicules américains s’est arrêtée net trente ans plus tôt, Gorbatchev laissera derrière lui une flotte de 10 spécimens  » aussi increvables que rarissimes « , dixit Rino, le chauffeur de l’attelage collector noir mat et de taille limo. Depuis que le gouvernement a autorisé, il y a deux ans, le libre entreprenariat pour certains métiers, il surfe sur la vague rétro. A l’instar des 400 000 Cubains déjà passés à l’acte, il travaille désormais à son compte. Et de bichonner son engin, carrosserie étincelante et transistor d’époque capable de sortir le meilleur de la musique cubaine signé Benny Moré, Chucho Valdés ou Paco D’Rivera…

L’architecture n’a pas encore eu cette chance. Comme chaque matin, avant de recevoir les touristes, la vieille Havane, en chantier permanent, s’époussette des travaux de la veille. Le concentré d’Histoire aux trésors du XVIIIe siècle impeccablement restaurés, chasse gardée d’Eusebio Leal, le tout-puissant historien de la ville, illustre la dualité de la cité. Au-delà du territoire sacré, les rues ripolinées cèdent la place au paysage de tous les jours et l’on retrouve vite l’atmosphère cabossée d’une ville blessée par le salpêtre.  » Les belles villas privées, on les restaure entre amis « , explique un jeune couple d’architectes. Manoeuvre du régime pour garder la mainmise sur les richesses de la ville, leur métier n’a pas été retenu dans les professions  » autorisées  » à entreprendre librement. Alors, comme toujours, place à la débrouille. Le quartier de Vedado, où furent édifiés quelques trésors de l’architecture cubaine des années 30 à 60, résiste et s’organise. Ici, à l’abri d’une maison coloniale, le restaurant Le Chansonnier reçoit dans un décor déglingué mais chic en diable. Là, le très fifties hôtel Riviera, construit en 1956 grâce aux dollars de la mafia, se visite comme un vestige du passé. On est à la veille de la révolution castriste, plongeon dans La Havane de Soy Cuba, le film culte de Mikhail Kalatozov, exhumé en 1992 par Martin Scorsese et Francis Ford Coppola, qui dépeint une ville et ses habitants au tournant de leur histoire. A quelques blocs de là, la tour Focsa, forteresse en béton que l’on aperçoit sur le chef-d’oeuvre en noir et blanc du réalisateur soviétique, symbolisera le dernier coup d’éclat du Cuba proaméricain. Le bâtiment résidentiel restauré en 2000 fut en son temps la plus haute tour du monde. On peut depuis peu y louer un appartement avec vue sur l’Histoire.

La chasse au trésor vintage, course contre le temps à Cuba, se poursuit vers Cienfuegos. A 250 kilomètres au sud-est de La Havane, la petite cité de bord de mer épanche sa fière langueur le long de la belle baie de Jagua. Une atmosphère tropicale qui ferait presque oublier les envolées stylistiques du Palacio de Valle,  » folie  » XIXe d’une famille de riches bourgeois espagnols planquée au bout de la jetée. D’inspirations mauresque et vénitienne, les intérieurs s’explorent lampe torche à la main. Converti en bar à mojito, le toit-terrasse sert désormais de point de vue idéal pour contempler l’impeccable design du voisin, le Jagua. Beauté des années 50, l’emblématique hôtel, initialement bâti pour héberger un casino, aurait dû hisser Cienfuegos au même rang que Monte Carlo. L’Histoire en décidera autrement, et sonnera la fin de règne non seulement du monde des jeux, mais aussi d’un monde tout court.

Sur la route de Trinidad, les époques et les genres – Buick rose bonbon, autocars chinois Yutong, cavaliers au petit galop – se superposent dans une campagne couleur vert tendre. Plus que les autres, la vieille ville, isolée dans les terres, garde intacte l’accumulation de nostalgie et de paradoxes. A Trinidad, le jour se barde de coloris un peu plus criants : le vendeur de pâtisseries affiche en façade un tonitruant vert caraïbe, jaune ocre pour le pizzaiolo, bleu turquoise pour la tresseuse de chapeaux. Rencontre avec le musicien Pedrito Gonzales, père de la trova cubana, genre rétro des années 20, exaltant l’âme cubaine dans la grande tradition de Sindo Garay et Pepe Sanchez. Ce jour-là, l’homme est joyeux : son fils musicien embarqué dans la tornade du reggaeton, phénomène commercial mi-reggae, mi-rap, a annoncé son retour dans les rangs de la trova. Dans son home-studio vintage, la légende entonne le chant de la victoire. Le rétro, leçon d’espoir.

PAR ALICE D’ORGEVAL

Quelques bijoux d’architecture, un mojito et une bande originale inspirée des années 20… Le soleil, là-bas, a traversé bien des époques.

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