Loin d’être un gimmick, la cueillette s’installe durablement à la table des chefs. La preuve au Danemark avec The Native Cooking Award, une compétition culinaire éco-responsable qui vient de sacrer un savoir-faire belge en la matière.

Ce n’est pas un secret : depuis quelques années, la Scandinavie donne le ton à la gastronomie mondiale. C’est particulièrement vrai pour ce petit pays qu’est le Danemark, qui peut compter sur René Redzepi pour briller au firmament de la cuisine. Ce bosseur hors normes et son restaurant Noma incarnent avant tout une rupture vis-à-vis de la tradition culinaire française. C’est que, formé à Montpellier (les frères Pourcel), à New York (Thomas Keller) et en Espagne (Ferran Adrià), le Danois s’est senti fort dépourvu une fois sa formation accomplie. Le retour au pays, il ne l’a jamais caché, s’est fait sous le signe de la frustration.  » Le Danemark était pauvre et il fallait l’accepter. Nous n’avions pas de produits aussi luxueux que la France, mais cette pauvreté, cette cuisine vivrière faite d’herbes, de légumes racines, de pommes de terre, de poissons fumés ou salés et de très peu de viande pouvait devenir une véritable richesse « , confiait-il en 2011 au journaliste Luc Dubanchet (1). Redzepi fait de l’économie de moyen sa marque de fabrique, transposant en cuisine les préceptes du manifeste pro-sobriété  » Dogme 95  » du cinéaste Lars von Trier. Pour rappel, celui-ci s’appuie sur une charte dont le premier article –  » Le tournage doit être fait sur place. Les accessoires et décors ne doivent pas être importés (si on a besoin d’un accessoire particulier pour l’histoire, choisir un endroit où cet accessoire est présent)  » – en dit long sur une certaine promotion du local. Le tout pour une révélation qui a engendré un nouveau paradigme alimentaire sur le socle duquel la gastronomie évolue aujourd’hui. Si ce modèle a été facilement adopté par les magazines et certains classements de restaurants, tel le World’s 50 Best, il lui reste encore à conquérir des pans entiers du secteur de l’alimentation. Ainsi des concours culinaires que le modèle français domine, à l’instar du Bocuse d’or, compétition ultramédiatisée qui s’appuie sur des plats imposés et se déploie sur trois zones géographiques, à savoir l’Europe, l’Asie et l’Amérique latine.

À BICYCLETTE

Depuis deux ans, The Native Cooking Award propose une intéressante alternative à la cuisine-spectacle pratiquée lors des joutes internationales. Cette initiative danoise met la cueillette et le locavorisme au centre de sa démarche. On la doit à Susanne Hovmand-Simonsen, brillante entrepreneuse à la tête de Knuthenlund, une ferme de 1 000 hectares convertie au bio qui fournit en fromage de brebis, crème, yaourt, agneau, porc  » Old Danish Pig « … de nombreux restaurants étoilés de par le monde.

En septembre dernier, l’édition 2013 a réuni cinq pays : la France, l’Allemagne, le Danemark, la Norvège et, pour la première fois, la Belgique. Les règles du jeu ? Préparer un menu 3 services – entrée, plat et dessert – en exploitant les ressources locales à glaner directement dans la nature. Le matériel ?  » Unplugged  » – comprendre  » sans électricité  » et réduit au minimum, les chefs ne pouvant emmener que leurs couteaux avec eux. L’organisation fournit le reste, c’est-à-dire une table de feu, du charbon de bois, des plats, des assiettes, de la viande d’agneau – car il n’est pas question de chasser -, de l’eau courante, du sel… et un vélo. Celui-ci s’avère un élément indispensable pour arpenter les environs. La compétition se déroule sur l’une des régions les plus fertiles d’Europe, l’île de Lolland, située à une centaine de kilomètres au sud de Copenhague. Ce terroir est prisé par les chefs danois, notamment René Redzepi qui y emmène ses équipes pour de fructueuses cueillettes.

La veille de la compétition, les organisateurs conduisent les équipes au coeur de la zone délimitée dans laquelle les chefs pourront retrouver les gestes ancestraux d’une humanité des origines, celle des chasseurs-cueilleurs, dont la sagesse n’est pas forcément derrière nous. La nature se découvre variée, des forêts font place à un littoral qui semble surgir de nulle part. En reconnaissance, l’équipe belge, composée de Nicolas Darnauguilhem – qui vient tout juste de vendre Neptune, son restaurant bruxellois -, Damien Bouchéry (Bouchéry), Christophe Pauly (Le Coq aux Champs) et Olivier Deschieter (L’Air du Temps), impressionne par ses connaissances. Il ne faut pas longtemps pour que les quatre compères mettent la main sur d’intéressantes ressources. A ce petit jeu-là, c’est Nicolas Darnauguilhem qui s’illustre en dénichant de la massette, une plante herbacée dont les jeunes pousses peuvent se manger comme des asperges. Dans la foulée, le team belge déniche des petits trésors à côté desquels on aurait vite fait de passer : chénopode – une sorte d’épinard sauvage -, bardane – une plante bisannuelle dont la racine se consomme comme des salsifis -, oxalis, tanaisie, baies de sureau, pimprenelle, camomille-ananas, mûres, menthe sauvage, poivre d’eau, achillée millefeuille…

C’est donc forte d’un intéressant trésor de guerre que, le jour J, l’équipe noir-jaune-rouge défend les couleurs nationales. Ils ne sont pas les seuls, Français, Norvégiens, Allemands et Danois prouvent également à quel point la cueillette incarne la modernité en cuisine. Les assiettes qui résultent de leur quête végétale ne dépareraient pas dans un restaurant étoilé. Chaque pays y va de sa touche personnelle, depuis les Danois, qui soignent l’atmosphère olfactive de la manifestation en préférant le bois mort au charbon classique, jusqu’aux Belges qui improvisent des assiettes pour le dessert en récupérant l’écorce d’un hêtre. Au bout du compte, notre nation remporte une troisième place – loin d’être déshonorante pour une première participation – avec la trilogie suivante : fromage frais, chénopode et pickels de pomme en guise d’entrée ; agneau, algues, sureau et foin pour le plat ; ainsi qu’un dessert à base de yaourt, prunes, muesli et oxalis. Le pays gagnant ? La France, emmenée par l’excellent David Toutain.

CHEFS-CUEILLEURS

Ce n’est pas un hasard si nos compatriotes ont brillé au Native Cooking Award. En raison de leur position géographique septentrionale, ils sont depuis toujours attentifs aux moindres cadeaux que peut leur offrir la nature. Quand on habite un terroir qui n’a pas été élu par le dieu Soleil, on s’habitue à baisser la tête et glaner au plus près du sol. En ce sens, la démarche de Christophe Hardiquest du restaurant Bon-Bon, à Bruxelles, est emblématique. Avide d’élargir ses horizons, le chef a fait venir, par trois fois, l’ethnobotaniste François Couplan. Spécialiste des plantes sauvages et cultivées, ce docteur en sciences est réputé pour avoir ouvert les papilles de Marc Veyrat aux saveurs et plantes comestibles oubliées le long du chemin. Désormais, la forêt de Soignes, sur laquelle s’ouvre son restaurant, mais aussi le bois de Halle, font figure de véritable eldorado pour le cuisinier étoilé.  » Je pars souvent ramasser les plantes, cela me détend et m’inspire. J’ai appris à traiter le fruit des cueillettes avec respect et rigueur. Je fais toujours trois tas. Le premier avec les tiges pour les infusions, le second avec les feuilles que je blanchis pour obtenir des goûts subtils, le troisième est constitué des éléments les mieux préservés qui seront utilisés crus pour apporter de la force aux préparations, commente Christophe Hardiquest. Les herbes contiennent des phénols et des terpènes, des composés chimiques aromatiques. Il convient de les travailler avec un corps gras, comme de l’huile, qui capte ces molécules gustatives et odorantes, c’est un savoir qu’avaient déjà acquis empiriquement les Romains…  » Lors de ses promenades en forêt de Soignes, le chef de Bon-Bon ramène de la tanaisie pour en faire de l’huile, du lierre terrestre avec lequel il a imaginé une limonade, de la sève de bouleau qu’il utilise en granité et même des faînes, le fruit du hêtre, avec lesquelles il prépare un pesto. Il précise :  » La faîne, c’est notre pignon de pin à nous, l’idée d’en faire un pesto nordique s’est donc imposée tout naturellement.  » Ail des ours, benoîte urbaine, cardamine, oxalis, alliaire et poivre d’eau complètent son panier.

Autre chef à avoir la cueillette en ligne de mire, Clément Petitjean aime parsemer ses compositions d’herbes peu communes. Pour ce faire, le chef de La Grappe d’Or a souvent recours à des  » ramasseurs  » comme il les appelle.  » La Gaume est d’une richesse insoupçonnée en la matière. Cela nécessite du temps ainsi qu’une bonne connaissance de la région. On trouve aussi des délices plus banals mais qui font valoir des concentrations incroyables de goûts, comme de magnifiques mûres sauvages qui à elles seules valent le déplacement. Sans oublier les champignons qui sont ici légion. Du côté de Torgny, il y a pas mal de cèpes, tandis que l’on trouve des morilles dans les environs d’Orval. Les trompettes de la mort sont également au rendez-vous… « , confie le cuisinier. Pour étoffer ce qu’on lui apporte, Clément Petitjean mise également sur un jardin sauvage dans lequel il  » laisse faire la nature « . Généreuse, celle-ci le rétribue en mertensie maritime – une plante au goût d’huître -, en chrysanthème et même en shiso.

(1)  » Réné Redzepi, La force de la nature « , Libération, 7 mai 2011.

Bon-Bon, 453, avenue de Tervueren, à 1150 Bruxelles. Tél. : 02 346 66 15. www.bon-bon.be

La Grappe d’Or, 18, rue de l’Ermitage, à 6767 Torgny. Tél. : 063 57 70 56. www.lagrappedor.com

PAR MICHEL VERLINDEN

Les assiettes résultant de leur quête végétale ne dépareraient pas dans un restaurant étoilé.

Quand on habite un terroir qui n’a pas été élu par le dieu Soleil, on s’habitue à baisser la tête et glaner au plus près du sol.

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