Dans son atelier-boutique du Châtelain, à Bruxelles, cette Française convoque dans l’assiette les matières premières préférées des grands parfums pour créer de jolies surprises gustatives. La preuve par 5 autour du N°5 de Chanel.

Audace. Il en a fallu une sacrée dose à Gabrielle Chanel lorsqu’elle lanca, en 1921, ce floral abstrait surdosé en aldéhydes qu’elle baptisa N°5.  » Volontairement artificiel « , il est d’autant plus inimitable qu’il est sciemment indescriptible au premier sens du terme. L’audace, justement, Michèle Gay en a fait depuis longtemps le credo de son travail, elle qui n’a pas peur de bousculer l’ordre établi du  » bon goût  » culinaire. De sa formation de styliste, elle a gardé un sens certain de l’élégance que n’aurait pas renié Mademoiselle. Son premier job chez un confiseur lyonnais l’éloignera pourtant de la mode. Engagée pour décorer des vitrines et relooker des boîtes de chocolat, elle trompe l’ennui en poussant la porte des cuisines, la maison proposant aussi un service traiteur à domicile. Le contenu de l’assiette, autant que son contenant, la fascine et les aliments deviennent très vite pour elle un champ d’expérimentations illimité. Elle quitte pourtant Lyon, trop conservatrice à ses yeux, pour monter à Paris où elle travaille pendant quinze ans dans l’événementiel.  » J’étais l’interface entre le client et le cuisinier, raconte-t-elle. Je traduisais en couleurs et saveurs le message à faire passer tout en imaginant le décor ad hoc.  » Sa passion personnelle pour le parfum amène rapidement Michèle Gay à explorer ce que les deux univers ont déjà en commun. Les épices bien sûr, mais aussi le café, le thé, la vanille, le chocolat. Son intuition lui fera approfondir l’expérience.  » J’étais intimement convaincue de pouvoir mettre davantage de senteurs dans mes plats, poursuit-elle. Des mots comme vétiver, santal, jasmin ou bergamote m’apparaissaient chargés de mystère et me subjugaient.  » Pour justifier sa démarche, regardée d’abord avec méfiance par les pros des fourneaux, elle s’appuie sur un constat physiologique irréfutable : le goût au sens où on l’entend traditionnellement – le sucré, le salé, l’amer, l’acide – est affaire de papilles, certes, mais pas que.  » Le système olfactif, en olfaction directe par le nez et en rétrolfaction par la bouche, alimente à 80 % notre perception de ce que nous mangeons « , assure-t-elle. Tout en décomposant analytiquement ses jus préférés – un mot de plus qui, mine de rien, fait lui aussi le lien entre deux mondes qui semblent avoir fini de s’ignorer -, Michèle Gay compose à partir d’huiles essentielles bio, achetées chez les mêmes fournisseurs grassois que les parfumeurs, des accords tantôt fleuris, tantôt boisés qui, une fois dilués à moins de 1 % dans ce qu’elle appelle ses  » ingrédients supports  » – typiquement des sels, des poivres, des cassonades, des sucres impalpables, des beurres, des poudres d’amandes, des miels ou du thé noir -, viendront ciseler ses créations culinaires. Comme ce délicieux petit-beurre au vétiver teinté de notes florales abricotées de davana. Rosé, girly, et pourtant long en bouche, on le retrouve désormais dans l’atelier-boutique que la jolie Parisienne, tombée sous le charme de Bruxelles, a ouverte dans le quartier du Châtelain, fin de l’année dernière. Elle y vend bien sûr ses condiments et ses poudres magiques mais y tient aussi table d’hôtes, sur réservation. Particulièrement inspirée par le N°5 qui reste l’un de ses parfums préférés, Michèle Gay a ainsi imaginé en octobre dernier, à la demande de la maison Chanel, un menu 5 services pour 5 convives privilégiées autour des matières premières emblématiques de cette fragrance mythique. Pour sublimer de la tête au fond les notes stars du N°5, notre cuisinière particulière s’est amusée, comme elle le fait pour tous ses repas-découvertes, à chercher l’accord parfait, souvent en contraste, parfois ton sur ton, entre les aliments, avec toujours un élément de surprise à la clé comme lorsqu’elle confit un morceau de saumon façon gravlax dans un mélange de sel et de sucre de rose et de jasmin, saupoudre de croque au sel un émincé de poire fraîche recouverte d’un miel à l’ylang-ylang ou dépose devant les hôtes médusés un camembert boisé pétri de vétiver ressemblant à s’y méprendre à un tiramisu.  » Je refuse la hiérarchie présumée entre salé et sucré qui prédéfinit culturellement la construction d’un repas, affirme cette alchimiste du bon. Ces frontières sont beaucoup trop binaires.  » Sous le craquant d’une feuille de salade de blé enrobée de vinaigrette vanillée ou la douceur d’une crème de carottes douces infusée à la bergamote, sommeille un peu de l’âme du N°5. Redécouvert pour le meilleur, toute audace dehors.

www.michelegay.com

PAR ISABELLE WILLOT

 » Je refuse la hiérarchie présumée entre salé et sucré. « 

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