Sur la côte est américaine, la plus grande cité de Louisiane porte les marques de l’époque coloniale et de l’ouragan Katrina. Mais ses trottoirs, ses bars et son exubérance font de la Nouvelle-Orléans un lieu unique. A parcourir sur fond de jazz.

Alors qu’il commence à faire nuit, nous traversons la chaussée mouillée et glissante de Canal Street en direction du Vieux carré, le quartier français. Des palmiers immenses s’alignent de chaque côté de ce large boulevard, rappelant Cuba ou les Bahamas. Depuis le sud, où coule lentement le Mississippi, débarque un tram rouge qui semble tout droit sorti de Un tramway nommé désir, où Marlon Brando, à genoux, suppliait Kim Hunter de le laisser entrer… Une image de film qui en appelle une autre : un homme bossu qui nous glisse une brochure dans les mains en affirmant  » Nous proposons les meilleurs tours de Louisiane « . La photo montre un reptile à longues mâchoires en train de paresser dans un marais, sous un arbre couvert de mousse.  » Dans les bayous, vous êtes assurés de voir des alligators et des castors. Après, nous irons écouter un concert d’un groupe cadien à Lafayette.  » L’homme parle avec cet accent typique de la Nouvelle-Orléans, difficilement compréhensible. Nous secouons la tête en guise de  » non merci, pas pour le moment « .

A l’angle de Canal Street et Bourbon Street, cinq jeunes noirs soufflent avec énergie dans des trompettes, un saxophone, un trombone et un tuba. Un sixième musicien tape vigoureusement sur un tambour. A mi-chemin entre le jazz et le funk, la musique est forte, enflammée, prenante et séduit les nombreux passants, qui jettent des billets dans une boîte à bananes en carton posée devant le band. La cacophonie ambiante de la rue fait partie de son âme. Notes de blues, de pop et de zydeco sortent des portes et des fenêtres. Les trottoirs sont bordés de bars et de clubs de strip-tease. La musique douce n’existe pas dans la ville qui a vu naître le jazz.

Longue d’un kilomètre et demi, Bourbon Street constitue le fondement historique de la Nouvelle-Orléans. C’est l’épicentre de la vie nocturne, l’endroit où les jeunes américains et les touristes se retrouvent pour danser, boire, discuter et oublier que les heures passent. Les néons colorés des jolies façades en disent long sur les options disponibles : Big Ass Beers, Voodoo Lounge, Saloon, Live Jazz, Naked Women, Blues ou même Live Vampires ! Pour mieux se fondre dans le décor, on s’autorise un incontournable Hurricane – cocktail à base de rhum et de grenadine – dans le piano bar de Pat O’Briens.

L’OMBRE D’ARMSTRONG

Cette fois, la nuit est tout à fait tombée. Nous apaisons les premières faims de la soirée avec un  » catfish po’boy « , un sandwich au poisson-chat cuit garni de rondelles de tomate, de concombre et d’une sauce rémoulade. A l’origine, il s’agissait d’une tartine composée de restes et destiné aux jeunes pauvres, les poor boys… d’où son nom. Nous le dégustons devant la façade du Tropical Isle Bar tandis qu’à l’intérieur du bâtiment, des touristes s’amusent sur les rythmes endiablés d’un groupe qui produit ses décibels avec une planche à laver – ustensile qui servait jadis à laver le linge et dont les esclaves firent un instrument -, d’un violon, d’un accordéon et de batteries. Nous poursuivons ensuite notre route vers St Peter Street, en nous retrouvant bientôt nez à nez avec l’un des phénomènes les plus respectés du Vieux carré : le Preservation Hall. Dans ce club mythique, se produisent chaque soir des virtuoses du jazz qui vénèrent l’époque de Jerry Roll Morton et de Louis  » Satchmo  » Armstrong. On y entend d’ailleurs résonner des tubes tels que When the Saints Go Marching In ou Bye bye Blackbird, morceaux phares du fameux Basin Street Blues. Ce soir-là, c’est l’Orchestra Jazz Band de la maison qui régale. Une voix rauque envahit la pièce en chantant  » I know I’m not wrong this feelings getting stronger. The longer I stay away « . Avant que le saxophone ne prenne le relais pour exprimer tout son amour pour la Nouvelle-Orléans…

Parallèle à Bourbon Street, un peu plus loin, Royal Street se révèle plus calme. Bordée de bâtiments magnifiquement restaurés datant des XVIIIe et XIXe siècles, elle dévoile d’élégants balcons en fer forgé, vestiges de la courte période de domination espagnole entre 1762 et 1768. Ici, point de musique bruyante ou d’adolescents buvant sur le trottoir, mais des restaurants chics, des galeries et quelques-uns des meilleurs antiquaires des Etats-Unis. Des adresses renommées, comme The Royal House Oyster Bar et The Court of the Two Sisters, servent le meilleur de la tradition culinaire créole, née de la combinaison d’ingrédients, d’épices et de méthodes de préparation issus des gastronomies française, italienne, caribéenne, africaine et cadienne.

ENTRETIEN AVEC DES VAMPIRES

Plus on s’enfonce dans le Vieux carré, plus les rues se vident et s’assombrissent. Les touristes s’y aventurent néanmoins avec des guides locaux, profitant de tours  » historiques « ,  » littéraires  » ou même  » vaudous  » à travers des lieux plus méconnus de la ville. On s’arrête ici ou là près d’un attroupement. Les histoires racontées sont pour le moins macabres, évoquant des crimes atroces et des meurtres à glacer le sang.  » C’est ici qu’a été violée la jolie Marie-Louise avant d’être découpée en morceaux par le fils d’un évêque « , relate un guide.  » Au deuxième étage de cette maison, on entend chaque nuit des cris d’enfants et des bruits de chaînes « , renchérit un autre.  » C’est la maison de Monsieur Jacquery, un vampire « , lance un troisième.

Pas de doute, la Nouvelle-Orléans entretient soigneusement son obsession pour l’obscur. L’explication ? Depuis des siècles, la ville, située à l’embouchure du Mississippi, est l’épicentre de catastrophes en tout genre : ouragans, épidémies, inondations, guerres, émeutes raciales, invasions, corruption… Plutôt que de s’apitoyer sur leur sort, les habitants ont choisi de tirer profit de cette malchance, n’hésitant pas à panser leurs blessures profondes en transformant celles-ci en  » distinctions « . Un phénomène qui est parfois au coeur de quelques controverses, notamment quand les tour-opérateurs décident de proposer ces fameuses visites des quartiers dévastés par l’ouragan Katrina en 2005. Mais c’est aussi ce qui fait l’âme de l’endroit, qui attire à la fois écrivains, bohémiens, artistes fantaisistes ou inventeurs en quête d’un terrain créatif aussi sinistre qu’existentiel. Les vampires que l’auteure Anne Rice a fait naître dans les cimetières de la Nouvelle-Orléans sont à ce titre exemplatifs, de même que le jazz, né de la misère de l’esclavage et aujourd’hui joué dans les bars les plus miteux et les  » bordello’s « .

LES RUES QUI SWINGUENT

L’esprit empreint de vaudou et de jazz, nous traversons l’Esplanade, large chaussée bordée de magnifiques maisons du XIXe siècle, époque à laquelle y vivaient les millionnaires créoles de la ville. C’est ici que s’arrête le quartier français. Si on tourne à droite, on rejoint le Mississippi. A gauche, c’est le Treme, le secteur des artistes rendu célèbre par la série télévisée qui porte son nom et qui tente, sur fond musical, de faire découvrir l’âme de la Nouvelle-Orléans au reste du monde. Nous choisissons cette direction afin de gagner le Faubourg Marigny ou, comme disent les locaux, le Mè-Ra-Nee, où les touristes comme les autochtones viennent profiter de la véritable musique de la ville. Le jazz, encore lui. Mais pas seulement. Frenchmen Street est le coeur battant du lieu. Une rue qui swingue comme un vendredi soir. Au DBA, l’ambiance est réchauffée par le classique Treme Brass Band. D’un autre club, résonnent les notes de piano d’une star locale, Dr. John, the Night Tripper. A quelques pas de là, une longue file d’attente se dessine au bistrot Snug Harbor, et pour cause : un bruit insistant annonce l’arrivée du trompettiste Kermit Ruffins, une des légendes vivantes de la Nouvelle-Orléans. L’homme est tout simplement considéré comme le successeur légitime de Louis Armstrong, maniant le jazz ancien et moderne, le funk ou le rhythm and blues avec une facilité déconcertante…

Au restaurant The Praline Connection, sur Frenchmen Street, nous avons rendez-vous avec une écrivaine et journaliste qui vit ici depuis quinze ans. Elle nous explique pourquoi elle ne quitterait cette ville pour rien au monde :  » Nous avons pas mal de problèmes, c’est vrai. Mais après la Nouvelle-Orléans, tout autre endroit des Etats-Unis paraît bien ennuyeux « , assure-t-elle. Elle commande une crawfish bisque et nous optons pour le shrimp etouffee. Juste derrière la musique, la cuisine est l’autre fierté de la Nouvelle-Orléans.  » On parle aussi tout le temps de nourriture « , souligne notre hôte avant de nous livrer la recette d’un délicieux roux sombre, nécessaire au seafood gumbo.

Vers 2 heures du matin, nous appelons un taxi pour rejoindre notre hôtel dans le quartier beaucoup plus calme de Garden District, où les camélias, les azalées et les magnolias sont en fleurs. Une étrange angoisse nous étreint tout à coup. Sera-t-il vraiment possible, par écrit, de retranscrire toute l’essence d’une ville qui s’écoute, se mange, se boit et se ressent ? Comment coucher sur papier les notes chaudes du solo de trompette de Kermit Ruffins ? Comment exprimer ce qu’un soupçon de sassafras ajoute aux saveurs du gumbo ? Peut-être en racontant simplement tous les petits détails d’une nuit comme une autre, en insistant sur le fait qu’il faut avoir vécu cela au moins une fois dans sa vie… Car même si celle que l’on surnomme The Big Easy ne ressemble à aucune autre ville des Etats-Unis, une escapade dans ses entrailles constitue une expérience aussi vibrante qu’envoûtante. Une nuit qu’on ne regrette jamais.

PAR TEAKE ZUIDEMA

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