Artiste activiste déguisé en vendeur de vin ordinaire, Kurt Ryslavy a fait d’une maison bourgeoise de Koekelberg une véritable ouvre d’art. Visite guidée à travers les époques et les styles.

Lorsqu’il l’achète, il y a vingt ans, l’artiste, collectionneur et importateur de vins Kurt Ryslavy cède à un irrépressible magnétisme.  » Cette belle demeure de la fin du xixe m’a subjugué. Ses volumes, ses plafonds hauts et sa luminositéà j’ai été littéralement happé. J’ai compris que c’était l’atelier qu’il me fallait.  » Pourtant, à l’époque, sa situation relève du flouà artistique.

Né en Autriche, Ryslavy s’est toujours senti à l’étroit dans le scénario qu’avaient imaginé pour lui ses parents : reprendre la pharmacie paternelle. Pas question ! Il serait artiste ou rien. En 1986, après deux mois d’été passés seul dans le massif du Dachstein, il débarque en Belgique, pays de collectionneurs, pour vivre de sa passion. Quatre ans plus tard, quand se présente à lui cette maison bourgeoise de Koekelberg, du nord de Bruxelles, ses revenus financiers sont irréguliers.  » Elle est devenue le lieu de ma pratique artistique mais son achat a en même temps conditionné mon £uvre : il fallait que je puisse payer les traites. « 

Ryslavy décide alors d’entamer une activité commerciale d’importation de vins autrichiens. Plutôt que d’effacer son art au profit de cette activité plus rentable, il va opérer ce qu’il appelle un  » transformisme bourgeois « . Vendre du vin fera partie intégrante de son £uvre, dans la plus pure ligne de l’activisme viennois dont il est issu.

Un atelier et un musée

Dans le couloir du premier étage, une affiche publicitaire datant du début du xxe siècle montre l’imposante brasserie De Boeck Frères entourée d’un parc qui mène à la demeure qu’occupe aujourd’hui Ryslavy.  » C’est de ce côté de Bruxelles que s’installaient les brasseurs en raison de la présence de micro-organismes nécessaires à la fermentation de la bière.  » La bâtisse patricienne aux larges volumes, quant à elle, en dit long sur la prospérité de l’entreprise.  » Il s’agit d’une maison bourgeoise par excellence mais elle se distingue des autres en raison de la pureté de l’aménagement intérieur. À l’époque, c’était plutôt rare, les riches propriétaires recherchaient en effet l’abondance des ornements pour faire cossu. « 

Entre les mains de Kurt Ryslavy, la maison est devenue une £uvre d’art à part entière qui se situe aux confins d’un musée, d’un atelier, d’un lieu de performances et d’un habitat privé. Les éléments décoratifs se promènent allègrement à travers les époques et les styles, du Jugendstil au design italien des années 70, en passant par des touches Art déco.  » La cohérence est assurée par mon goût personnel et mon ressenti vis-à-vis des objets. Il n’est pas un détail qui soit innocent « , assure Ryslavy.

C’est tout particulièrement vrai au rez-de-chaussée qui fait converger l’ensemble de la démarche artistique du propriétaire. Dans le hall, la mosaïque du sol conduit le visiteur à la salle de dégustation des vins : une pièce énigmatique dans laquelle une superbe armoire vitrée expose une série de verres à vin signés par les architectes Adolf Loos (1870-1933) et Josef Hoffmann (1876-1957) et une table en bois du Suisse Helmut Federle – spécialement conçue pour Ryslavy, un cube de verre y abrite une £uvre personnelle se présentant sous la forme d’un menu de restaurant peint – illustrant le goût de l’épure du maître des lieux.

À gauche de la salle de dégustation s’ouvre le bureau surmonté par un magnifique lustre Art nouveau déniché chez un antiquaire du Sablon. À droite : le salon, pièce cruciale littéralement farcie d’£uvres d’art. Au mur, une photo xxl de la série São Paolo représentant un trou creusé dans le sol témoigne de l’admiration de Ryslavy pour le sculpteur belge Michel François. Deux beaux luminaires italiens évoquent quant à eux le design cisalpin des années 60 et 70, tandis que les différents sièges signés Thonet relèvent de l’Art déco ou des années 50.

Des installations personnelles – recomposées selon les contours de la pièce – habillent également le salon. Ainsi du panneau Sponsor principal rescapé de l’exposition Ici et Maintenant ayant réuni 200 artistes belges à Tour et Taxis, en 2001. Idem pour Oasis, trois structures métalliques enchevêtrées, récupérée de Down to Earth, une exposition à Strombeek au casting de laquelle Ryslavy figurait aux côtés de la Belge Ann Veronica Janssens ou de l’Américain Lawrence Weiner.

Outre deux chambres au confort janséniste égayées seulement de peintures personnelles, l’étage fait place à la seule pièce chaotique de la maison : l’atelier. C’est ici que Ryslavy peint ses toiles, ses factures – dans la lignée de l’improbable croisement artiste/marchand de vin – et conçoit des installations qui voyagent aux quatre coins du monde. Pots dégoulinants, cartons ouverts et murs maculés sont les seuls signes extérieurs de la forge tourmentée que constitue le cerveau du propriétaire.

Humour à tous les étages

La sobriété qui règne dans la maison ne doit pas induire en erreur : la démarche de Ryslavy est bien celle d’un activiste – tendance post-viennoise – qui joue avec la provocation et la critique des structures du pouvoir. Une foule de détails et d’£uvres parsemées à tous les étages ne disent pas autre chose. Cette déconstruction se loge jusque dans les toilettes. La planche du W-C est signée Grégoire Motte, un artiste français. Elle affiche en relief un prénom neutre – Camille – dont les lettres restent imprimées sur le séant de façon proportionnelle au temps qu’on y a passé.  » J’aime l’idée de faire ressembler le corps à une sculpture « . Ailleurs, c’est Art Security Service, un mannequin sans tête du Franco-Belge Bernard Mulliez dont le propos questionne le fétichisme de l’art. Au salon, une petite robe marquée  » Tais-toi et travaille  » concentre l’humour caustique du tandem de plasticiens belges Dialogist-Kantor. Enfin, dans le hall, parmi les nombreux tableaux et affiches d’exposition, Ryslavy s’est placé sous le haut patronage d’une figure légendaire de la subversion artistique : un portrait du grand Marcel Duchamp (1887-1968) signé par un ami de ce dernier, Richard Hamilton, se lit comme une éclairante profession de foi.

Par Michel Verlinden / Photos : Renaud Callebaut

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