Depuis trente ans, Pierre et Gilles photographient les stars et les anonymes dans des décors féeriques et burlesques. Rencontre exclusive dans leur temple cosmique, à la veille d’une importante rétrospective à Paris.

Avec sa place bordée d’arbres, son bar-tabac et ses passants débonnaires, le Pré-Saint-Gervais ferait presque penser à un de ces petits villages paisibles qui quadrillent la campagne française. C’est dans ce paysage un peu terne de la banlieue parisienne qu’ont élu domicile les artistes Pierre et Gilles. Pas pour échapper à l’effervescence de Paris intra-muros. Encore moins pour des critères esthétiques. Mais bien pour pouvoir s’offrir un espace suffisamment vaste pour y loger leur appartement, leur studio et surtout les milliers d’objets – poupées, gadgets, jouets, reliques, peluches, Bouddha… – accumulés au cours de trente années de carrière/relation commune.

Comme les Anglais Gilbert et George, autre tandem artistique mondialement connu, les prénoms Pierre et Gilles sont indissociables. Depuis 1976, date de leur rencontre, ils sont restés fidèles à ce style pop qui marie hyperréalisme des personnages et luxuriance des artifices du décor, et donne à leurs photos une beauté troublante, un brin irréelle. Par la magie de leurs mises en scène saturées de références, les anonymes comme les stars (Iggy Pop, Madonna, Catherine Deneuve, Jean Paul Gaultier ou encore Marilyn Manson) se retrouvent propulsés dans une autre galaxie. Une galaxie où Bambi hume les fleurs d’une prairie électrique, où Alice s’enfonce dans un cauchemar sucré, où Lio surgit sous les traits d’une  » Madone au c£ur blessé « .

Images d’Epinal

Ce parcours singulier en marge des chapelles leur vaut cet été les honneurs du Jeu de Paume, à Paris (1). Une étape de plus sur une route déjà jalonnée d’expositions phares – notamment en 2003 au Botanique à Bruxelles. Sauf que pour marquer le coup de ces trois décennies de fructueuse collaboration, ils s’offrent cette fois-ci une rétrospective, où l’on pourra savourer pas moins de 130 photos de leur catalogue, qui doit en compter plus ou moins 400 en tout.  » Nous avons privilégié un découpage thématique, nous expliqueront-ils un peu plus tard. Une salle est consacrée à la série des saints, une autre à la mythologie, une autre encore aux images à caractère plus politiques comme  » David et Jonathan  » ( NDLR : deux hommes nus s’enlaçant, l’un coiffé d’un keffieh, l’autre d’une kippa), sans oublier celle réservée à nos autoportraits. Nous avons également prévu quelques installations qui prolongent nos images au-delà du cadre.  »

Jouer avec les identités, glisser des citations – mythologiques, religieuses, cinématographiques ou littéraires -, travestir le réel, bref brouiller les codes, voilà quelques-unes des clés de cet art féerique qui aborde des sujets sérieux (la mort, le pouvoir, la haine, le racisme) avec une décontraction truffée d’allusions à la culture populaire. Pierre et Gilles ne s’en cachent d’ailleurs pas. Au contraire, ils revendiquent haut et fort ces incursions répétées dans l’imagier contemporain, eux qui avouent s’inspirer aussi bien de leurs voyages que de la télévision, du cinéma, de la variété ou de l’enfance.  » Nous ne sommes pas des artistes intellectuels, confesseront, presque gênés, les deux complices. Nous privilégions une approche sensible nourrie de tout ce que nous voyons. Nous fabriquons des images en espérant qu’elles plairont et qu’elles susciteront la réflexion.  » Signe visible de ce parti pris iconoclaste à mille lieues de toute revendication pompeuse, ils mettent la même énergie créatrice pour un portrait que pour une pochette de disque. Avant que ce soit dans l’air du temps, Pierre et Gilles jetaient déjà des passerelles avec le monde de la mode, en particulier avec Thierry Mugler. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils accordent à la mode le même statut que l’art :  » Ce sont deux choses différentes, lanceront-ils en ch£ur. C’est l’art qui influence la mode et non l’inverse comme on essaie parfois de nous le faire croire.  »

Avec leur débauche de fioritures et de déguisements, les chromos acidulés du tandem sont un peu les images d’Epinal de notre époque. Là où d’autres retirent, soustraient, épurent, ils rajoutent, agrègent, condensent, nous tendant un miroir où se reflètent – sans tabous, ni frontières – notre monde d’abondance et notre obsession du paraître. On se frotte les yeux devant ces pièces montées qui sont comme des fenêtres ouvertes sur un monde idéalisé où la souffrance serait douce ; la mort, inoffensive ; la beauté, universelle. Même les larmes ressemblent ici à des perles de cristal. Mais qu’on ne s’y trompe pas, sous le glacis doré affleurent d’insondables abîmes.

Temple kitsch

Pour l’heure, Pierre, serré de près par deux jack russel sautillants comme des antilopes, nous ouvre la porte de leur caverne d’Ali Baba. Cheveux coupés ras, yeux effilés comme des amandes, traits saillants, tatouages en cascade, l’homme pourrait passer pour un voyou tout juste sorti de prison. C’est oublier que dans le monde de Pierre et Gilles, même les images violentes sont porteuses de poésie et de douceur. Gare aux illusions d’optique ! Il ne faut d’ailleurs que quelques instants pour réaliser que Pierre est le plus charmant des hommes.

Lui emboîtant le pas, nous traversons un incroyable décor bigarré digne d’un bazar indo-pakistanais – la cuisine – avant de débouler dans une salle à manger dominée par un autel imposant érigé à la gloire d’une divinité païenne. Au milieu de cet assemblage hétéroclite clignote frénétiquement un écran de télévision, comme l’£il d’un cyclope victime d’une crise d’épilepsie.

On passe une porte de palais oriental pour arriver enfin dans le séjour. Ou plus exactement dans une jungle peuplée elle aussi de génies d’horizons divers comme un Bouddha, un Batman grandeur nature, un quatuor de Télétubbies gonflables ou un Elvis en satin… Bigre, quelle ménagerie ! La cohabitation ne doit pas être simple tous les jours. Bizarrement, passé la surprise, cette saturation d’icônes finit par créer une harmonie, par esquisser les contours d’une fresque exotique à la Douanier Rousseau. Comme dans leurs tableaux, Pierre et Gilles se situent au-delà du beau et du laid. Dans cette galerie, un bouquet de fleurs en plastique finit par avoir la même valeur qu’une rivière de diamants. Etonnant.

Le temps de s’enivrer de ce paysage kitsch et voilà que Gilles, regard azur et look décontracté identique à son petit ami de trente ans, nous a rejoints. Volubile, il répond à la plupart des questions, tandis que Pierre, plus réservé ou plus timide, se contente d’acquiescer çà et là.  » Nous avons des caractères différents, observe Gilles. Mais nous sommes très complémentaires.  »

Ce va-et-vient incessant entre pudeur et érotisme, entre sacré –  » qui s’intéresse à l’art s’intéresse forcément au religieux « , relève Gilles – et profane fait immanquablement penser à l’Asie.  » Nous avons sillonné ce continent en tous sens, confesse le couple qui connaît un immense succès au Japon et en Russie. On se retrouve dans ces civilisations qui font abstraction du bon et du mauvais goût.  » Et s’ils devaient ne retenir qu’une destination ?  » Bangkok « , lancent-ils sans hésiter.  » On se sent comme chez nous là-bas, précise Gilles. On a même travaillé pour des journaux thaïlandais. Pourtant, c’est bruyant, pollué, infernal. Mais il y a tellement de choses à voir.  » Encore une preuve de leur fascination pour les images qui se télescopent…

Pierre et Gilles présidents !

Avant de se séparer, le duo nous emmène au sous-sol où se trouve le studio. C’est ici que tout se passe. On a bien du mal à imaginer que prenne vie ici des images aux décors fastueux. La pièce ressemble à un banal entrepôt. Ah, la magie de la mise en scène !  » On utilise des cadres tendus de tulles pour faire les fonds « , commente Gilles. En superposant les couches, les deux artistes arrivent à créer ces effets de relief typiques de leur travail. Le tirage sur toile passera ensuite entre les mains de Gilles qui fera les retouches au pinceau dans son atelier-serre du rez-de-chaussée. Restera l’étape du cadre, partie intégrante de l’£uvre. A part de menues manipulations sur ordinateur, tout est artisanal. Donc souvent encombrant. Dernièrement, pour les chanteuses de Coco Rosie, il a par exemple fallu faire venir une barque (photo 8, page 15)

Notre regard s’arrête sur deux photos posées dans un coin.  » C’est notre dernier autoportrait, explique Pierre. Un clin d’£il à l’actualité…  » Lui s’est glissé dans la peau d’un chef d’Etat autocratique tandis que Gilles a endossé les habits du gouvernant démocratique. A première vue, pas de doute sur l’identité du  » bon  » et du  » mauvais « . Mais quand on se fixe sur le regard des protagonistes – un élément clé du décryptage de leurs £uvres -, des questions surgissent : le plus inquiétant des deux est-il bien celui que l’on croit ?

On quitte cette banlieue tranquille avec des images saturées de couleurs plein la tête. Au coin de la rue, une berline déboule. On se prend à rêver que Michael Jackson se trouve à l’intérieur. C’est l’une des rares célébrités qui manquent à leur tableau de chasse. Promis, si on le croise, on lui fera passer le message…

(1)  » Pierre et Gilles. Double je 1976-2007 « , du 26 juin au 23 septembre prochain, au Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, à 75008 Paris. Internet : www.jeudepaume.org. Catalogue chez Taschen.

Laurent Raphaël

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