Emiliano Salci and Britt Moran forment l’un des duos de décorateurs les plus prisés du moment. Ils nous ouvrent les portes de leur appartement milanais.

Une fois franchie la lourde porte du Studio Dimore, situé en plein coeur du quartier bohème de Brera, à Milan, naît une drôle de sensation… Comment résumer ce que fait depuis dix ans le duo, si convoité, composé d’Emiliano Salci et de Britt Moran ? L’un est italien, une tête brune, comme un archétype de l’ancienne aristocratie de la région de Mantoue, et l’autre, à la rousseur  » bonne santé « , provient de Caroline du Nord aux Etats-Unis. Déjà, un indice : voilà un duo yin et yang en vue, au phénotype distinct. Première impression : les Dimore ont puisé leur allure dans la dernière collection Prada Homme. Ils portent ces lourdes chaussures à crampons et à bouts pointus, et des pantalons  » feu de plancher « . En haut, la maille mène une même bataille. Et, de pied en cap, en Prada.  » Cette marque est l’une de nos grandes références. Son parti pris intellectuel – un produit appropriable par tous, étudié à la matière et à l’allure près, sous un vernis de luxe – est pour nous l’un des fleurons de l’industrie italienne, au même titre que certaines écuries automobiles d’ici. Et les couleurs ? Elles ne sont pas si éloignées de notre panel de nuances.  »

COMME DES PEINTRES FLAMANDS

Parlons-en, justement, des couleurs puisque le duo tient là une de ses signatures les plus repérables. Dans chaque proposition des Dimore – qu’il s’agisse, par exemple du restaurant Ceresio7, à Milan, ou de l’hôtel Ian Schrager Company, à Chicago -, on est loin du blanc impeccable typique des intérieurs de Brooklyn, synonyme d’un art de vivre hipster que le fameux blog The Selby a su glorifier. Déjà, cette teinte, clairement indéfinissable, qui envahit l’espace de réception de leur bureau. Une espèce de gris aussi intense qu’un bleu marine mais que les garçons ne chercheront pas à identifier, en alchimistes d’un clair-obscur qui tiendraient là leur premier secret de fabrication. L’espace semble avoir été recouvert d’une épaisse peinture mate, aux tons sourds, aux profondeurs abyssales. Mais la lumière du jour, qui provient des épaisses fenêtres de cet espace du XVIIe siècle, offre des reflets mélancoliques.

Comment naissent ces bleu marine, ces vert amande, ces aubergine auxquels on aurait laissé une couche de poussière ?  » D’une envie de ne pas heurter le passé des lieux sur lesquels nous travaillons. Ce sont des références que nous avons attrapées ici et là… Et d’une passion pour le flamboyant de la peinture flamande. La manière dont surgissent les clairs-obscurs de la palette de Van Eyck, par exemple. Mais nos choix ne sont pas si restreints « , affirme Britt Moran.  » Hormis une indifférence totale à l’argent, à l’or – quoique la feuille d’or soit acceptable, car vibrante, plus cuivrée qu’ostentatoire « , nuance Emiliano. Ces tons sombres circonscrivent chaque décor des Dimore. Ils offrent une bulle de temps comme si les meubles et objets ne pouvaient sortir de cette mise en scène. Des choix libres, mais des lieux intimes où se pose un mobilier magnifié par ce rapport à la couleur qui l’entoure, tels des paravents du temps. Etrange impression de ne pas y échapper. Etrange aussi ce que l’univers de ces deux-là convoque en références. Parmi celles-ci, la première, la plus obscure et non revendiquée, tient des cabinets de curiosités du prince de la décoration, Mario Praz.

Cet érudit du début du XXe siècle fut l’un des premiers théoriciens de l’architecture intérieure. Son chef-d’oeuvre Histoire de la décoration d’intérieur (philosophie de l’ameublement) a influencé les plus grands esthètes, de Henry James et ses subtiles descriptions à l’historien d’art Ernst Gombrich, aux théories sur la décoration. A Rome, le palais Ricci, la demeure de cet ermite, esthète, collectionneur des styles napoléoniens puis Biedermeier, a été l’obsession de Luchino Visconti. Une atmosphère surannée, quasi étouffante, qu’on retrouve en partie dans les deux derniers films du réalisateur, dont Violence et passion avec Burt Lancaster. Mario Praz déclarait :  » C’est la maison qui fait l’homme.  » Le Studio Dimore n’est pas si loin de cet édit, et donne une priorité absolue à l’objet pour recomposer un passé à partir d’éléments contemporains. Une fiction se dessine.  » Notre méthode pourrait sembler empirique, mais c’est l’espace qui définit l’ambiance. Puis un meuble ou un objet suffisent pour prétexter une mise en scène autour.  »

DESIGN OU DÉCORATION ?

La mise en scène proposée ici, à Milan, est précise, érudite, et privilégie un art de l’artisanat et du design italien. Jamais très loin, un incroyable lustre de Venini ou une chaise des ateliers Azucena forment les prémices de pièces chinées, souvent introuvables, autour desquelles sont disposés des meubles dessinés par le duo. L’incongru est y délicatement disséminé, comme un vieux banc en bois tout près d’un évier, dans une cuisine aux tons de cannelle. Mais qu’en est-il de cette vieille séparation entre design – là où Milan et sa foire excellent – et décoration ? Serait-elle son parent vulgaire, jugée trop superficielle ? Pour Britt et Emiliano, les cloisons sont plus poreuses désormais.  » Le design est présent à chaque coin de rue en Italie. Mais notre manière d’aborder la décoration répond à une question d’époque, la peur des particuliers par exemple de signer un décorum trop actuel qui se démoderait l’année d’après. Notre approche est plus pérenne par le choix incessant de privilégier des pièces incontournables du passé et de les frotter.  »

Voilà toute l’entreprise de ce duo né en 2000 à Shanghai sur le projet commun d’un hôtel qui n’a jamais vu le jour. Emiliano fut un temps professeur de lettres, puis directeur artistique de Cappellini. Britt, lui, fut graphiste à New York. Mais tous les deux ont ce passé commun : leur père et mère respectifs ont leur entreprise de mobilier. Leurs premiers projets sont privés, des intérieurs milanais et parisiens… Puis vient le temps des plus grandes collaborations où s’expriment tout le raffinement et leur attention aux détails.  » Nous avons commencé notre collaboration avec le Grand Hotel de Milan, le plus vieux de la ville, qui appartient encore à la même famille. Il y a plus de 95 chambres. Et, chaque année, nous en changeons quelques-unes. Après avoir mis en scène le restaurant, nous nous attaquons bientôt aux parties communes, réceptions, cours…  » Un tour à cet établissement pour y remarquer que l’atmosphère n’a pas changé, comme si cet endroit chic de la cité lombarde était resté dans son jus, bien que chaque objet ou meuble ne soient plus les mêmes.  » Il est toujours important de respecter le point d’origine du lieu, de son époque, et de toute cette patine qui entoure chaque embrasure d’une porte, d’une moulure. Nous ne reproduisons pas le passé, nous le respectons, un peu comme si celui-ci passait dans un institut de beauté.  »

COLLISIONS ARTISTIQUES

Le décorum des Dimore n’appartient pas qu’à l’Italie, il est également un clin d’oeil à la luxuriance du style Hollywood Regency en vigueur dans les villas de Bel Air des années 30 et 40, mais aussi à l’épure des lignes calmes du style gustavien. Une étrange cuisine d’influences.  » Tout nous inspire, le cinéma italien, comme les films d’Antonioni, car l’art est une composante importante, les expositions aussi comme celle de l’artiste Eileen Gray, au Centre Pompidou à Paris, ou ces magnifiques sculptures en bronze de Brancusi exposées au Guggenheim de New York.  » Durant la Foire internationale d’art contemporain de Paris (Fiac), les Dimore ont collaboré avec la galerie Balice Hertling pour remplir tout un appartement du XVIe arrondissement d’oeuvres d’art contemporain et d’un mobilier de Gio Ponti, Martino Gamper ou de Gaetano Pesce. Le résultat, Squat#1, sonnait comme une provocation, un titre où toute l’énergie d’une jeune galerie d’art s’invitait dans un logement bourgeois, et offrait aux visiteurs la fiction d’un lieu habité par un érudit au confort moderne, à l’éthique tout aussi contemporaine. Une telle mise en oeuvre n’est pas sans évoquer les expositions iconoclastes d’Axel Vervoordt, l’Anversois dont l’univers a su enivrer la Biennale de Venise d’expositions surprenantes, où une photographie de Jack Pierson cohabitait sans complexe avec un tableau de Rubens ou avec une sculpture Arte povera. Cette collision est la bienséance même des Dimore :  » Nous ne voulons pas recomposer le passé. Si celui-ci est présent sur les lieux, il s’agit de le magnifier, de séparer une patine, par exemple, d’un quelconque objet afin de relever sa pertinence.  »

PAR FABRICE PAINEAU

 » Un meuble ou un objet suffisent pour prétexter une mise en scène autour. « 

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