DE GLACE ET DE FEU

La baie de Disko, sur la côte ouest du Groenland. © LINDA ASSELBERGS

D’un côté, la deuxième plus grande île du monde, nommée Groenland. De l’autre, une sorte de petite soeur appelée Islande. Pour relier ces deux splendeurs arctiques, un bateau qui garantit à la fois des moments de grande sérénité et des instants de pure aventure.

Lors d’un premier rendez-vous galant, deux jeunes Islandais commencent toujours par la même vérification de rigueur : ils sortent leur smartphone pour déterminer, grâce à une appli, leur degré de parenté. Pas le choix quand on habite dans le pays le moins peuplé d’Europe. Surtout que, pour compliquer encore un peu les choses, les habitants figurent dans l’annuaire sous leur prénom. Ils n’ont pas de  » vrai  » nom de famille : ils utilisent le prénom de leur père suivi du suffixe  » -son  » (fils) pour les hommes et  » -dottir  » (fille) pour les femmes. C’est ainsi qu’ils procèdent depuis toujours, soit depuis que le premier colon norvégien, Ingólfur Arnarson, a abordé en 874 sur la terre de l’actuelle Reykjavik.

LE LAGON BLEU

Parlons-en, de Reykjavik. La capitale n’a pas volé son nom, qui signifie  » la baie des fumées « . L’Islande étant le plus jeune pays du monde d’un point de vue géologique, la terre et l’eau y bouillonnent en permanence dans un grand nuage de vapeur. Avec ses quelque 200 volcans, sources chaudes et champs de lave, l’île ressemble à un grand laboratoire en plein air.

Reykjavik elle-même est une ville tout en contrastes, voire en contradictions, où des bâtisses ultramodernes jouxtent des maisonnettes au toit rouge en tôle ondulée. Parmi ses monuments les plus observés, citons Hallgrímskirkja, une cathédrale en béton inspirée des colonnes de basalte du paysage islandais. Et, juste à côté du quai où le M/S Astoria a jeté l’ancre, le centre culturel Harpa, recouvert d’un kaléidoscope de 10 000 facettes en verre. Si ses défenseurs y voient une oeuvre de génie, les mauvaises langues dénoncent un projet mégalomane :  » C’est comme si on avait mis un home cinémadans une étable « , confie un habitant.

Malgré un côté inachevé qui hésite entre provincialisme et avant-garde, Reykjavik baigne dans une culture jeune et dynamique : presque chaque barman, à ses heures perdues, se transforme en musicien ou cinéaste amateur. Et si la crise financière de 2008 a fait des dégâts, l’économie est doucement en train de se rétablir, en dépit d’une dette considérable. Il faut dire que le pays a des ressources. L’autonomie énergétique que lui assure l’exploitation de ses sources naturelles constitue notamment un sérieux atout. Dont on profite à notre manière en s’imprégnant de la chaleur bienfaisante de la terre. Direction le Lagon Bleu, une station thermale installée dans le décor lunaire d’un énorme champ de lave, dont l’eau doit sa couleur irréelle à un mélange d’algues et de silice. On s’y enduit le corps d’une boue bleue médicinale, avant de se laisser flotter dans une eau laiteuse à 38 °C…

LE PEUPLE INVISIBLE

Côté paysages, on en prend plein les yeux. Notamment en traversant le parc national du Thingvellir, inscrit au patrimoine de l’Unesco en 2004. Cette immense plaine verte sillonnée de ruisseaux est d’une grande importance symbolique : créée par la dérive des continents, elle marque la frontière entre les plaques continentales nord-américaine et eurasiatique.

Non loin, le Thingvallavatn, le plus grand lac naturel d’Islande, sert de lieu de rencontres à une multitude d’oiseaux aquatiques. Sur sa rive nord, s’étend la  » salle de réunion « , un champ de lave protégé par deux murs de roche parallèles. Des tentes et des étals y ont été installés dès le Xe siècle : les chefs de clans s’y retrouvaient pour rendre la justice, voter de nouvelles lois et boire. C’est ainsi qu’est né l’Althing, le plus ancien parlement au monde, qui continue à faire la fierté des Islandais.

La pureté des paysages, ici, est fascinante, avec ses larges vallées bordées de rochers déchiquetés sur fond de sommets enneigés. Un bijou encore embelli par les chutes de Gullfoss (32 mètres de hauteur), dont les eaux dégringolent dans un canyon à pic, soulevant une brume de gouttelettes où miroitent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Face à tant de beauté, d’espace et de magie, on n’est pas étonné d’apprendre que, selon une étude très sérieuse, les deux tiers de la population locale croient à l’existence du peuple caché ( » huldufólk « ), c’est-à-dire aux trolls et aux elfes…

Une foi qui permet sans doute d’affronter les craintes qui planent sur ce pays dont les entrailles grondent en permanence. Le site de Geysir a donné son nom aux sources jaillissantes emblématiques de l’Islande. Même le Stóri-Geysir(Grand Geyser) a repris du service depuis qu’un tremblement de terre l’a réveillé en 2000 et projette à intervalles irréguliers sa colonne d’eau et de vapeur d’une vingtaine de mètres de haut. Le Strokkur est plus ponctuel, produisant toutes les dix minutes une éruption qui peut monter jusqu’à 30 mètres. A cela, s’ajoute une foule de mares de boue et de sources d’eau chaude qui gargouillent dans une forte odeur de soufre. Ulrik Arthursson, guide et moniteur de ski, se rappelle évidemment de la colère de l’Eyjafjallajökull, en 2010.  » Pendant des jours et des jours, nous avons vécu dans l’obscurité à cause de la pluie de cendres. Je me souviendrai toujours des chevaux paniqués qui filaient à travers la plaine, couverts d’une épaisse couche de suie… Heureusement, les séismologues surveillent nos volcans de près, et les éruptions arrivent rarement à l’improviste.  »

ALERTE AUX BALEINES

Le bateau largue les amarres. Et très vite, l’océan offre de belles surprises. Manifestement,  » baleine  » est un mot magique : lorsqu’un passager signale une baleine à bosse ou un petit rorqual, tous les passagers se précipitent, appareil photo à la main. Les cétacés ne raffolent pas des grands bonds hors de l’eau pour faire plaisir aux touristes : au mieux, ils dévoilent le triangle d’une dorsale, l’éventail d’une queue ou un grand jet de vapeur. Les dauphins sont moins farouches, nous escortant parfois une partie du trajet. Quant aux nombreux oiseaux qui nichent sur la côte nord-ouest, ils régalent les férus de faune. Le chouchou ? Le macareux moine, auquel le grand bec coloré donne des allures de mainate égaré.

Nous voguons vers le Groenland, sur les traces d’Eric le Rouge (950-1003). Banni de son pays pendant trois ans à la suite d’un meurtre, cet Islandais aux racines norvégiennes a décidé de mettre son exil à profit pour explorer, à l’ouest, une terre déjà aperçue par certains navigateurs. L’homme a eu un indéniable sens du marketing : pour  » vendre  » aux colons cette étendue aux trois quarts couverte de neige, il a eu l’idée de lui donner le nom de  » pays vert « . Non sans succès : après un premier voyage de reconnaissance, il est reparti avec pas moins de vingt-cinq navires, dont quatorze ont atteint la grande île (géographiquement rattachée à l’Amérique du Nord) pour y créer deux colonies qui comptaient, à leur apogée, quelque trois mille habitants.

Inutile de dire qu’ici aussi, le décor est époustouflant. On s’y engouffre instantanément, en pénétrant dans le Prins Christian Sund, le bras de mer de 112 kilomètres qui sépare la pointe sud de l’île principale, bordé de part et d’autre de parois rocheuses inaccessibles où le passage de l’eau a taillé de profondes crevasses. Sur fond de sommets enneigés, dont les plus imposants peuvent atteindre 1 800 mètres, trois montagnes poussent leur glace dans l’eau d’un vert émeraude.

TOUS FEUX ALLUMÉS

Plus nous arpentons le Prins Christian Sund, plus les icebergs imposent leur prestance et leur couleur variant entre un blanc virginal et un turquoise surréaliste. Le capitaine de l’Astoria nous rassure : il n’est pas dangereux de naviguer entre ces gigantesques glaçons.  » Les petits ne présentent aucun risque et les gros apparaissent sur le radar. C’est entre les deux qu’il faut parfois se méfier, d’autant que 80 à 90 % de leur volume est immergé. Nous avançons donc plus lentement dans ces zones, et il y a toujours quatre hommes sur le pont pendant la nuit.  » Sans compter que dans l’obscurité, les projecteurs s’allument, créant un tableau mystérieux quand leurs faisceaux de lumière percent le brouillard nocturne…

A Narsaq, l’arrivée d’un bateau de croisière constitue un véritable événement. Des enfants inuits déboulent sur leurs vélos, tandis que quelques femmes au visage buriné s’installent sur le quai pour vendre des bijoux artisanaux. Avec ses maisonnettes en bois éparpillées sur fond de terrain rocailleux, l’ancien comptoir commercial des baleiniers prend des apparences idylliques quand le soleil l’enveloppe. On prend un serein plaisir à s’y promener, avant de s’adonner aux joies du kayak entre les icebergs, activité durant laquelle on provoque l’hilarité des habitants par notre inévitable maladresse.

NUIT MAGIQUE

Avec sa population de 17 000 habitants, Nuuk (anciennement Godthåb) est probablement l’une des seules capitales au monde à ne connaître ni embouteillages ni soucis de stationnement. Ici et là, des statues en bronze évoquent les origines inuites des locaux. L’une d’elles, sur le port, attire particulièrement le regard, montrant une femme aux courbes voluptueuses entourée d’un jeune homme et d’animaux. Signalons, au passage, qu’il faut éviter le terme  » esquimau « , qui est réservé aux crèmes glacées et qui, du coup, est considéré par les habitants du Groenland comme une insulte !

Omniprésent, le drapeau national montre un cercle rouge et blanc sur un fond… rouge et blanc, évoquant à la fois le soleil et la calotte glaciaire. Tout en restant économiquement dépendant du Danemark, le Groenland jouit depuis 1979 d’une large autonomie. Mais les relations ne sont pas toujours des plus cordiales, les Groenlandais ayant conservé un souvenir amer de l’époque pas si lointaine – l’habitude a persisté jusque dans les années 60 – où les Danois enlevaient les enfants inuits pour les transformer en citoyens modèles dans leurs propres internats…

Le site le plus touristique du Groenland est Ilulissat, une petite ville située au nord du cercle polaire. Lors d’une croisière dans les eaux arctiques, le passage de la ligne symbolique est traditionnellement marqué par une cérémonie au cours de laquelle Neptune ouvre aux passagers les portes du pôle (moyennant la réussite de quelques épreuves avec des glaçons ou de la mousse à raser…). Mais si Ilulissat attire tant de randonneurs à la belle saison, c’est surtout parce qu’elle est installée au pied d’un gigantesque glacier. A bord d’un petit bateau de pêche, nous voguons jusqu’au milieu de la nuit dans la baie de Disko, une véritable autoroute à icebergs. A droite, un soleil rouge comme une orange sanguine s’enfonce doucement dans un duvet de nuages d’or et de pourpre. A gauche, la pleine lune surplombe un colossal amas de glace. Il fait un froid mordant et, au loin, s’invite le craquement sourd de la glace qui se fissure sous l’effet palpable du réchauffement climatique. Soudain, deux baleines à bosse surgissent des flots sous la pleine lune, dans un ballet parfaitement synchronisé. Une image aussi improbable que magique…

PAR LINDA ASSELBERGS

 » LE TERME ESQUIMAU EST CONSIDÉRÉ COMME UNE INSULTE.  »

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