Finie la mode dictée par quelques créateurs, et recopiée ensuite par la rue. Et si c’étaient maintenant les quidams bien dans leurs looks qui dictaient les nouvelles tendances ? Zoom sur ce nouveau jeu d’influences.

Grande première, lors des défilés printemps-été 2010. Deux illustres maisons de luxe, Alexander McQueen et Louis Vuitton, ont invité leurs fans à suivre leur show en direct sur Internet. Si la première a finalement dû renoncer en dernière minute à son projet – son serveur ayant buggé, pris d’assaut par un nombre trop élevé de connexions -, quelque 700 000 internautes ont pu observer les silhouettes nomades et funk de la maison au Monogram, via le réseau social Facebook.  » Grâce au média Internet, nous avons la possibilité d’atteindre chaque personne intéressée par la mode, confie Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton (lire son interview complète en pages 64 à 67). A chacun de prendre part à notre projet, depuis sa maison. Tout le monde peut participer, partager et échanger. Nous voulons que les gens puissent profiter de nos créations. Que vous puissiez acheter une pièce Louis Vuitton, que celle-ci vous inspire ou que vous ayez juste envie de la regarder, qu’importe. Tout ce qui nourrit nos sens est bon à prendre.  »

A la Fashion Week de Milan, ce sont les Italiens Dolce & Gabbana qui se sont laissé séduire par les promesses des nouvelles technologies. Au premier rang de leur défilé printemps-été 2010 ? Une brochette de stars, bien évidemment : actrices italiennes, it girls, mais aussi Anna Wintour, rédactrice en chef de l’édition américaine du Vogue, Carine Roitfeld, son homologue française, Michael Roberts, fashion director du Vanity Fair ou encore Suzie Menkes, fashion editor du International Herald Tribuneà Mais à côté de ces conventionnels gourous de la planète mode, on trouvait quatre photographes et bloggeurs fashion : Scott Schuman (créateur du site The Sartorialist), la Française Garance Doré, le Philippin Brian Boy, muse de Marc Jacobs, et le Canadien Tommy Ton (du site Jak & Jil). Petite table perso, ordinateur à leur disposition, accès à la VIP room et à ses coupes de champagne, discussions en backstage avec les deux créateurs italiens sur les liens entre mode et Internetà Rien n’était trop beau pour que ces relais de l’information d’un genre nouveau puissent communiquer à chaud leurs impressions au monde entier. Un traitement de faveur qui a même quelque peu gêné Garance Doré et Brian Boy, à en croire leurs comptes rendus sur leurs blogs :  » Si se retrouver soudain propulsé sur la A-list d’une maison aussi prestigieuse est très valorisant, le fait que cela arrive de cette manière-là est également très embarrassant, écrivait la Française. Dans cet univers aux codes et au tissage très soigneusement tiré, un tel événement bouscule un peu tout le monde. [à] Mais c’est comme ça. Et quand on vous fait un cadeau, si compliqué à ouvrir soit-il, il faut savoir l’accepter.  »

Il est loin le temps où les griffes de luxe craignaient de faire entrer photographes et caméramans à leurs défilés, de peur que leurs créations soient plagiées par des marques de grande distribution. A l’ère de l’explosion de la communication, tout est bon pour diffuser le plus largement possible des informations relatives à son travail, histoire de réduire le fossé entre le monde des podiums et celui de la rue. Comme le confiaient Domenico Dolce & Stefano Gabbana aux quatre bloggeurs, la priorité actuelle est d’être en phase avec les attentes de ses clientes :  » En parlant avec elles, nous avons constaté qu’elles passaient tout leur temps sur Internet. Elles sont hyperinformées, veulent que cela aille vite, sont prêtes à acheter tout de suite.  » Suffisant pour faire comprendre aux deux créateurs qu’il est impératif d’évoluer avec son temps.  » Je puise mon inspiration sur Internet, et inversement, constate Domenico Dolce. Le Web est le moyen de communication le plus direct qui soit pour communiquer notre idée, notre philosophie. « 

De nouveaux relais

Dans cette course à l’information et à l’inspiration, il faut noter l’apparition, ces dernières années, d’un nouveau protagoniste dans l’univers de la mode, dont le poids ne fait que s’accroître de saison en saison : le bloggeur de street style. Une catégorie à laquelle appartiennent les quatre invités VIP de Dolce & Gabbana, mais aussi notre cons£ur de L’Express, Géraldine Dormoy, ou le Suisse Yvan Rodic, plus connu sous le pseudo de Face Hunter. Leurs points communs ? Ils sont tout à la fois photographes, intéressés de (très) près ou de loin par la mode, et/ou doté d’un certain sens du style, de l’observation et de l’écriture.

L’un des premiers à avoir perçu le potentiel du street style est l’Américain Scott Schuman, dont le site Web, intitulé The Sartorialist, rassemble quotidiennement plus de 150 000 internautes. Depuis 2005, on peut y voir des photos de passants particulièrement bien stylés. Si cet ancien directeur d’un show-room de mode s’est lancé sans prétention dans cette aventure virtuelle, c’est alors simplement pour être à nouveau aux prises avec la réalité, avec de vraies personnes, dont les looks sont malheureusement trop souvent éloignés de ce qu’il vend. Quelques années et un livre rétrospectif plus tard, l’homme est considéré par le TimeMagazine comme l’une des cent personnes les plus influentes en matière de mode. Rien de moins.

Depuis, son exemple a fait mouche. Ils sont aujourd’hui des dizaines de photographes à arpenter les rues, à la recherche de  » la  » photo révélatrice d’une tendance, qu’ils postent ensuite sur leur blog. Leur terrain de prédilection ? Les abords d’un événement modeux, particulièrement riche en looks novateurs ou hors du commun. C’est tout juste s’ils ne sont pas plus nombreux que les journalistes, stylistes et acheteurs, public traditionnel de la manifestationà

 » Depuis une dizaine d’années, les gens sont à la recherche d’une inspiration différente, analyse le street styler Yvan Rodic, qui a publié, ce 11 février, un recueil de ses clichés, aux éditions Thames & Hudson (*). Ils ne se retrouvent plus dans les modèles intouchables, les icônes et les célébrités vues dans les magazines, qu’ils considèrent comme appartenant à un autre monde. Ils veulent être inspirés par des individus qui leur ressemblent, par des antihéros. En cela, Internet démocratise ce besoin, cette envie.  » Fondateur du site Face Hunter, ce Suisse établi à Paris parcourt le monde, à la recherche de profils intéressants à immortaliser.  » Ce n’est jamais un it bag qui va motiver mon travail ! Je marche à l’instinct. Mon £il s’arrête sur des personnes que j’estime être attachantes, intrigantes, dotées d’une indépendance d’esprit. Notre rôle est d’être un média particulier, qui assume sa subjectivité. « 

Phénomène de niche au départ, le street style touche aujourd’hui le grand public. La consultation des sites Internet consacrés à cette démarche est en augmentation constante, tandis que le marché des produits dérivés émerge rapidement. Des livres sont publiés sur le sujet, et un jeu de cartes sera même édité, en mars prochain, par BIS Publishers. Sans oublier les projets sur lesquels planche actuellement Scott Schuman : le lancement de sa propre émission télé et la création de sa griffe d’accessoires. Autant de diversifications qui pourraient, à terme, avoir pour effet pervers de faire disparaître le côté rafraîchissant et spontané du street report.

Les créateurs sur la balle

Ces clichés de mode particuliers font le bonheur des fashionistas, mais aussi des créateurs, toujours à la recherche de nouvelles tendances. Dans son livre, Yvan Rodic cite l’exemple de cette styliste de Dior, qui  » va sur mon blog parce que là-bas ils n’ont pas le temps de sortir dans la rue. Je ne suis pas expert en mode – je suis incapable de reconnaître une robe Chanel de 1967 -, donc je trouve assez marrant d’avoir de l’influence sur un si gros business. « 

Les plus petites enseignes tendance ne sont pas en reste. Dans les bureaux de la marque belge Bellerose, on trouve aussi les clichés du Sartorialist, affichés sur un mur. C’est notamment à partir de ceux-ci que les stylistes maison ont réfléchi aux bases de leur nouvelle collection.  » Le fait que les designers soient trop occupés pour sortir dans la rue n’est pas nouveau, ajoute Yvan Rodic. Les bureaux de tendances sont là pour les aider, en leur communiquant un mood board ( NDLR : cahier de tendances) sur l’air du temps qu’ils ont pu capter ici et ailleurs. Mais ils sont très loin d’une mise à jour aussi fréquente que les sites de street. De ce point de vue, nous représentons un outil précieux. Nous leur offrons des idées au quotidien.  »

De façon générale, le monde de la rue est plus que jamais devenu une source d’inspiration pour les griffes de mode. Un engouement illustré par deux collections printemps-été 2010. Celle de Louis Vuitton a été construite sur la base de looks adoptés par les quidams urbains et globe-trotteurs (lire aussi en page 50 à 56), tandis que les silhouettes dessinées par Nicolas Ghesquière pour Balenciaga sont à la fois modernes, citadines et sportswear, par le biais de vestes sans manches, à capuche, imaginées dans un style couture.

Dans leur communication aussi, les marques se laissent imprégner par ces nouvelles images fashion. La dernière publicité papier de Jimmy Choo zoome uniquement sur les jambes et les escarpins de demoiselles esquintant leurs talons sur le bitume. Plus parlant encore : après avoir shooté les campagnes de DKNY et Topshop, le bloggeur Scott Schuman a dernièrement mis ses talents photographiques au profit de Burberry. Il a parcouru quelques grandes villes internationales, à la recherche d’anonymes se promenant dans le mythique trench de la maison britannique. Des clichés actuellement visibles sur le site Art of the Trench et commentés massivement par les internautes, qui peuvent aussi y ajouter leur propre photoà pour autant que leur manteau soit griffé Burberry.

Ces pauses naturelles, vivifiantes et inspirantes, on les retrouve aussi dans le Petit Journal de la Soie, édité par Hermès en septembre dernier. Des clichés qui sont inspirés de ceux du Sartorialist ou du Face Hunter.  » A chaque époque et à chaque génération, notre maison a vécu avec l’air du temps, explique Bali Barret, directrice artistique déléguée pour la mode féminine de la griffe. Notre air, celui de Paris, existe aussi dans la rue : c’est l’allure des Parisiennes. Le phénomène du street style est aujourd’hui le langage qui raconte ces allures, ces jeunes femmes. Les foulards et les écharpes étant des accessoires de mode au même titre que les chaussures, sacs et bijoux, c’est tout naturellement que nous avons eu envie de raconter, sur un ton libre et moderne, les carrés Hermès, portés dans la rue, par les jeunes Parisiennes et les jeunes filles urbaines en général. La philosophie de la maison Hermès est à la fois de perpétuer notre tradition et de cultiver nos racines, mais nous ressentons aussi ce besoin vital de modernité et d’innovation, en vivant notre époque et en inventant le futur.  »

Quality street

A l’inverse des silhouettes en total look portées parfois de façon désincarnée par les tops sur les catwalks, la rue propose sa propre interprétation de la mode, faite de télescopages vestimentaires.  » Au lieu de parler de mondialisation uniformisante, on devrait parler de créolisation ou de génération iPod, considère Yvan Rodic. Grâce à Internet, plus besoin de s’enfermer dans une catégorie. Chacun peut customiser son identité à partir d’éléments empruntés aux différentes cultures du monde.  » Un cocktail de styles rendu possible par l’évolution du processus d’information, qui n’est plus seulement vertical, comme à l’époque où quelques créateurs initiaient de nouvelles tendances, recopiées ensuite par la masse.  » Le réseau est devenu complexe, conclut le bloggeur. Actuellement, tout le monde influence tout le monde. Les connexions partent dans tous les sens.  » A l’heure du tout au Web et de l’hyperconnexion de la société, le mot de la fin revient sans doute à une grande révolutionnaire de la mode :  » Il n’y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue.  » C’est Gabrielle Chanel qui le disaità il y a plus de quarante ans.

(*) Face Hunter, par Yvan Rodic, Thames & Hudson, 2010.

Par Catherine Pleeck

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content