C’est un bijou, un parfum, un vêtement… Parce qu’il leur vient de leur maman, cet objet occupe une place particulière, comme le témoin d’une féminité en héritage.

Dans la boîte à bijoux de Noémie, noyés dans un océan de parures fantaisie estampillés XXIe siècle, deux joyaux attirent le regard : un anneau d’or blanc serti d’un diamant et un lourd bracelet en argent aux maillons façon Hermès.  » Je porte la bague tous les jours. Le bracelet, plutôt en été, sur des bras bronzés. Un peu comme ma mère les portait, en fait « , sourit-elle. C’est à la mort de celle-ci, il y a une dizaine d’années, que Noémie, 36 ans, a récupéré ces précieux bijoux.  » Je n’ai pas hérité de grand-chose, mais j’ai dit à mes soeurs que cette bague et ce bracelet, je les voulais plus que tout. Ils me rappelaient la douceur de ses mains et la chaleur de ses bras. Comme ce sont des bijoux de main, quand j’étais petite, ils étaient à hauteur de mes yeux d’enfant, alors je pouvais les scruter à loisir. Et aujourd’hui, quand mon regard s’arrête sur la bague que je porte quotidiennement, j’ai une pensée tendre, mais pas triste, pour elle. C’est comme un anneau qui nous relie et qui me permet aussi d’en parler à ma fille.  »

LIEN MATÉRIEL

Un anneau précieux et des maillons d’argent, difficile de trouver plus belle métaphore pour symboliser la transmission d’une génération à l’autre. Car, malgré ce qu’en diront les grincheux ascétiques, par-delà les legs spirituel et inconscient, c’est aussi par ces choses bassement tangibles que l’héritage s’opère. Par ces objets certes inanimés mais tant chargés d’affect.  » Dans la relation mère-fille, comme plus généralement dans la relation parent-enfant, une grande partie de la transmission se fait à l’insu de celle qui transmet et de celle qui en est le réceptacle, explique le psychanalyste Jean-Pierre Winter, auteur de Transmettre (ou pas) (Albin Michel). Cette passation s’opère de surmoi inconscient à surmoi inconscient. Mais elle se fait également par identification. En s’appropriant un bien, la fille va valoriser tel trait de celle qui l’a mise au monde. Ce n’est pas la chose en elle-même qui importe, mais l’histoire qui se transmet à travers elle et qui, bien souvent, en dit long sur la relation.  »

Cette petite madeleine de Proust cristallise ce lien filial si particulier que constitue la relation mère-fille.  » Elles sont en miroir l’une de l’autre, explique le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez, auteur du Nouvel Ordre sexuel (Kero). Elles s’observent, se comparent, avec, bien sûr, l’asymétrie des générations. Par essence, une fille va s’identifier principalement à sa mère et la conserver au fil du temps comme personnage central d’identification. D’où le sentiment d’arrachement vécu par chacune d’elles au moment de la séparation.  » Une difficulté de se séparer qui atteint son paroxysme au moment de l’adolescence.  » A ce moment-là, la femme identifie chez sa fille les mêmes émois qu’elle a elle-même ressentis à cet âge, poursuit Serge Hefez. Cela lui donne envie de se rapprocher d’elle, mais, généralement, la fille ne le souhaite pas et la repousse, d’où des conflits parfois très durs et, surtout, de grosses frustrations et insatisfactions de part et d’autre.  »

Comme pour Héloïse, 34 ans, qui a connu une adolescence houleuse.  » Pour mes 15 ans, ma mère m’avait offert ses boucles d’oreille à perles nacrées, qu’elle avait elle-même reçues pour sa confirmation. Je les ai prises pour ne pas faire d’histoires, mais je les ai tout de suite rangées dans un tiroir tellement ça me paraissait ringard, tellement ça me faisait penser à elle à l’instant où, justement, elle représentait tout ce que je ne voulais pas être. Jusqu’à ce que je retombe dessus par hasard, des années plus tard. Là, tout à coup, mon regard avait changé. Peut-être parce que j’avais grandi, mûri. J’ai compris qu’au-delà du style, des modes, des époques, ma mère essayait de me donner un petit bout de son histoire à elle. Je ne les porte pas tous les jours, mais, quand ça m’arrive, j’éprouve quelque chose de particulier, sans vraiment savoir quoi. Et, de son côté, maman est aux anges de savoir que j’ai accepté enfin ce cadeau, que j’ai longtemps cru empoisonné.  »

RÉAPPROPRIATION PERSONNELLE

Si aujourd’hui Héloïse accepte de s’approprier ces bijoux, c’est aussi parce qu’elle les porte différemment.  » Elle les mettait avec des tailleurs austères, dit-elle. Moi, je les porte avec des tenues beaucoup plus casual. Sinon, ça fait vieille bourgeoise.  »  » S’identifier, ça ne veut pas dire être dans le mimétisme total, remarque Serge Hefez. C’est trouver le point d’équilibre entre héritage et création personnelle. Dans le cas présent, il s’agit de s’approprier en transformant : la fille va prendre tel élément de la garde-robe maternelle, mais le porter autrement, pour ne pas reproduire la même silhouette.  » Objets qui parent les corps, le vêtement, l’accessoire ou le parfum renvoient à la question complexe de l’apprentissage de la féminité.  » La mère, c’est un grand magasin où la fille va puiser ce qu’elle veut, à tous les rayons, avant d’en faire ce qu’elle veut, observe Serge Hefez. Sauf à être dans le mimétisme ou le rejet total, qui relèvent l’un comme l’autre de la pathologie.  »

C’est parce qu’elle ne pouvait – ou ne voulait – pas s’approprier le parfum de sa mère que Noémie a laissé le flacon sur le rebord de son miroir de salle de bains.  » Autant un bijou ou un vêtement peut être réinterprété, autant un parfum, c’est entier, sans nuance possible. Le porter après elle, cela aurait été me l’approprier totalement et donc l’en déposséder, déshabiller mon souvenir. La dernière fois que j’ai ouvert le flacon, c’était pour montrer à ma fille combien sa grand-mère sentait délicieusement bon. Ça s’arrête là.  » Qui sait si, un jour, ce ne sera pas la petite-fille qui portera le parfum de sa mamy ?  » Bien souvent, c’est au moment de transmettre que l’on ouvre les yeux sur ce dont nous avons hérité, souligne Jean-Pierre Winter. La transmission n’est pas un processus unilatéral. Et, comme les héritages chez les notaires, il y a certaines choses que l’on accepte et d’autres que l’on refuse. Chacun de nous est ainsi, quand il en accepte le poids, responsable de ce qui lui est transmis.  »

PAR ÉMILIE DYCKE

 » Ce n’est pas l’objet en lui-même qui importe, mais l’histoire qui se transmet à travers lui.  »

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