Santal, vétiver, cèdre, patchouli : ces senteurs boisées, piliers classiques des parfums masculins, se glissent plus que jamais dans les lits de fleurs qui composent les nouvelles fragrances féminines. Décryptage.

Délicatesse d’un côté, virilité de l’autre. Longtemps la parfumerie a travaillé sur ces archétypes. D’un côté, il y avait les bois, symbole de la nature sauvage, indomptable, solide, en bref, une certaine idée de la masculinité. Et, de l’autre, les fleurs, légères, fragiles et gracieuses : toute une vision de la femme selon les codes de bienséance du XIXe siècle et du début du XXe. C’est une fois de plus Coco Chanel qui bousculera ces clichés en lançant, en 1926, ce qui fut sans doute la première fragrance féminine ouvertement boisée de l’histoire de la parfumerie : Bois des îles. Ici, le bouquet floral construit autour du jasmin et de l’ylang-ylang se fond dans un accord boisé où domine intensément le chaud et puissant santal. Comme si l’on entrait dans une pièce sombre au décor oriental et où brûle un feu dans une cheminée. Surpris par l’incroyable concentration en santal de ce jus, le parfumeur Jacques Polge, quand il intégra la maison Chanel, n’eut de cesse d’inventer un pendant masculin à ce Bois des îles. Ce sera Egoïste, en 1989.

Entre-temps, quelques parfums féminins ont à leur tour osé placer les bois au premier plan de leur composition, et non plus seulement comme une note de fond qui structure et prolonge le sillage (les bois ayant en effet une vitesse d’évaporation plus lente que les fleurs…). Ce seront, par exemple, Aromatics Elixir, de Clinique, en 1975, Dolce Vita, de Dior, en 1996, ou Light Blue, de Dolce & Gabbana, en 2001. Mais le plus audacieux de tous ces boisés féminins reste sans conteste le parfum signé par Serge Lutens pour Shiseido en 1992 : Féminité du bois. En pleine vogue des parfums frais et transparents, cette création est alors une totale contre-proposition, à la fois suave et charnelle. Ici, le bois ne se marie pas aux notes florales (fleur d’oranger, violette), il entre en rivalité avec elles, il s’y oppose presque. Pour appuyer ce contraste, Serge Lutens a choisi de travailler le cèdre de l’Atlas, une variété presque gourmande, aux arômes crémeux et miellés.

 » À la suite de ce lancement, raconte François Demachy, qui est à la fois directeur du développement olfactif de LVMH et « parfumeur créateur » chez Dior, de plus en plus de parfums féminins ont introduit du cèdre dans leurs compositions.  » Dans l’une des dernières fragrances qu’il a signées, l’Eau de toilette J’adore, il en a lui-même utilisé, mais il a choisi pour cela un cèdre non pas de l’Atlas, aux notes quasi animales, mais le même bois en provenance de Virginie, sec et doté d’une pointe d’amertume.  » Avec cette version, où la rose est plus légère, ajoute-t-il, le bois, sans être dominant, apporte au nouveau bouquet une écriture plus nerveuse, faisant même ressortir la fraîcheur des fleurs comme le jasmin ou le néroli. « 

C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de ces notes boisées, dont certaines, comme le cèdre ou le vétiver, aux effets plutôt secs, apportent de l’élégance et du dynamisme aux compositions ; d’autres, comme le santal et le patchouli, bois que les parfumeurs qualifient de  » chauds « , donnent, eux, de l’opulence et du velouté aux fragrances. C’est sur ce dernier aspect, doux et enveloppant, que, dans la collection Hermessence, d’Hermès, Jean-Claude Ellena a construit son dernier-né, baptisé Santal Massoïa (lire aussi en pages 28 à 32). Ici, ce sont des notes rondes et moelleuses qui sont mises en évidence, avec le santal d’abord,  » ce bois horizontal et charnel « , comme le qualifie le parfumeur, et avec le massoïa, rare arbre d’Indonésie, à l’étrange odeur de confiture de lait de coco un peu âpre.

 » Dans la parfumerie, écrivait le romancier Huysmans, l’artiste achève l’odeur initiale de la nature dont il taille la senteur. Il la monte ainsi qu’un joaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir.  » Et pour sertir l’odeur des fleurs, pour les faire vivre et vibrer, rien ne semble pouvoir remplacer les notes boisées comme le prouvent les nouvelles fragrances féminines de cet automne. Patchouli profond qui tient lieu d’écrin à la rose centifolia dans Moment de bonheur, d’Yves Rocher, santal chaud portant le souffle du jasmin et du muguet dans Sensuous Nude, d’Estée Lauder, vétiver incisif et mousse des sous-bois aux notes résineuses, pour corser la violette de l’Essence, de Balenciaga. Chose amusante encore, cette balade olfactive qui fredonne si joliment  » promenons-nous dans les bois  » se retrouve même dans Jersey, de la maison Chanel, qui ne contient pourtant aucune note de santal, de vétiver, de cèdre ou de patchouli…

Comment son créateur, Jacques Polge, a-t-il réussi ce tour de passe-passe ? Il a construit son dernier opus autour d’une lavande particulière, produite sur des petites parcelles, du côté de Montpellier, et l’a distillée à la vapeur sèche pour en faire ressortir la fraîcheur et la simplicité, mais aussi une facette de bois sec, aspect plutôt inédit de cette fleur. Jeu de faux-semblants,  » Jersey est un bon exemple, explique-t-il, d’un parfum qui évoque le bois sans l’utiliser.  » Cette lavande, exhaussée de beaux muscs, enrichie de rose et adoucie de vanille, offre au final un prisme olfactif aussi souple que chic. Mademoiselle Chanel aurait sans doute aimé…

Carnet d’adresses en page 80.

PAR GUILLAUME CROUZET

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