Cette saison, une fois encore, les Belges se sont fait remarquer pour les mises en scène audacieuses de leurs collections. Entre les grands fauteuils en rotin de Veronique Branquinho et les lampions disco de A.F. Vandevorst, ils ne sont pas passés inaperçus. La palme ? Elle revient à Dries Van Noten, dont le 50e et somptueux défilé a fait couler beaucoup d’encre.

Pour célébrer une collection féminine et sensuelle, Veronique Branquinho a choisi d’installer ses modèles dans de grands fauteuils en rotin tout droit sortis du film culte  » Emmanuelle « . Chez Martin Margiela, l’atmosphère est teintée d’élégante nonchalance : certains de ses mannequins défilent pieds nus, une paire de chaussures à la main ou lacée autour du cou. En guise de final, et pour ajouter à la touche insolite, une des silhouettes tout de rouge vêtue brandit, elle-même, le mot FIN : trois lettres en capitales découpées dans du strass écarlate. Décor tout aussi décalé pour la collection hiver hommes 2005 de Raf Simons. Le créateur avait entraîné ses séduisants modèles au sommet de la Géode, au c£ur du Parc de la Villette, au nord-est de Paris. Pour les faire défiler sur de gigantesques escalators… Un univers subtil mêlant urbanité et futurisme. A.F. Vandevorst, pour sa part, fait évoluer ses tops, telles des reines de la nuit, dans un environnement de lampions multicolores. Ambiance nightclubbing aussi chez Xavier Delcour… Une boule disco tourne au-dessus du podium où se succèdent des créations aux tonalités rock and roll.

Mais la mise en scène la plus spectaculaire est assurément signée Dries Van Noten. Pour son 50e défilé, en véritable maître de cérémonie, le créateur anversois a convié les spectateurs à un éblouissant banquet. Dans un vaste entrepôt désaffecté de la région parisienne, une table impeccablement nappée de 150 mètres de longueur, éclairée par 120 lustres en cristal, a été dressée pour 500 invités. Tous ces privilégiés se sont vu offrir entrée, plat et dessert… avant de passer à la pièce montée : une somptueuse envolée de jupes volumineuses, de blanc éclatant, de dorures et de motifs ethniques, quand la table s’est comme par magie transformée en catwalk. Une époustouflante collection printemps-été 2005 et un décor fastueux pour un défilé des plus remarqués et des plus cités par la presse internationale.

En 1995 déjà, Dries Van Noten avait créé l’événement en faisant défiler ses mannequins dans une piscine vide… cette même piscine Keller, dans le XVe arrondissement de Paris, prise d’assaut cinq ans plus tard par Karl Lagerfeld pour présenter sa énième variation sur le tailleur, sous le regard sévère de maîtres nageurs en tee-shirts Chanel. L’avant-gardisme des Belges en termes de mises en scène des collections n’est certes pas récent. La tradition veut que nos compatriotes se distinguent par leur originalité sur les podiums… Quand ils ne décident pas carrément de leur tourner le dos.

Dans le passé, Walter Van Beirendonck, jamais avare d’une extravagance, n’a pas hésité à faire parader ses modèles dans Pigalle et, à l’occasion, de réserver les deux premières rangées du public à des poupées en plastique. Sa collection printemps-été 1999, A.F. Vandevorst l’a présentée dans des lits d’hôpitaux. Quant à Dirk Bikkembergs, un ex de la bande des Six d’Anvers émigré en Italie, il était le premier, en 2002, à faire défiler des joueurs de football. Pour sa collection Homme printemps-été 2005, il persévère en disposant des carrés de pelouse sur le podium pour accueillir les poses de ses gentlemen footballeurs. En 2003, Bernard Willhelm poussait l’art de la dérision encore plus loin en conviant les spectateurs au premier défilé cybernétique.

Les Belges seraient-ils donc bel et bien passés experts dans l’art de la mise en scène ? Serait-ce un phénomène à attribuer à un petit pays qui a besoin de se distinguer pour faire le poids au niveau international ou une originalité propre aux Belges ?  » S’il est quelque chose de belge, c’est que chacun d’entre nous considère le vêtement non pas comme l’affirmation d’un statut social mais comme l’expression d’une personnalité, explique Dries Van Noten. Dans cette acception, oui c’est typiquement belge. Nous avons une façon toute particulière d’aller à l’essentiel. Nous portons également en héritage un certain pragmatisme.  »

Depuis son premier défilé parisien, en 1991, Dries Van Noten fait appel aux services d’Etienne Russo, un ancien mannequin belge d’origine sicilienne reconverti dans la mise en scène de défilés et à la tête d’une société, la Villa Eugénie, qui £uvre, entre autres aussi, pour Martin Margiela.  » Entre Etienne Russo et la maison Dries Van Noten, c’est une longue histoire, bien antérieure encore à mon premier défilé, confie Dries Van Noten. Etant donné l’importance que j’accorde aux défilés, il est naturel de s’entourer de personnalités en qui nous avons confiance et avec lesquels nous nous comprenons. C’est le cas avec Etienne. L’organisation d’un défilé est une mécanique de précision. Chaque élément est important ainsi que chaque rouage. Chacun d’eux doit être de qualité pour tendre à l’harmonie que je désire. Dans ce contexte, Etienne a un peu la fonction de chef d’orchestre. Et c’est un très bon chef d’orchestre.  »

Etienne Russo est chargé de trouver des lieux hors des sentiers battus, l’ambiance sonore et parfois même les mannequins qui porteront les vêtements conçus par Dries Van Noten. Le but recherché étant de faire naître la surprise et l’émotion, d’immerger le public dans un univers total.  » Ce que je souhaite fondamentalement, c’est de proposer des saveurs que je crois indissociables, souligne le créateur anversois. J’ai envie de mettre la notion de plaisir au centre de ce  » tout « . C’est le plaisir des sens, de tous les sens, en même temps que l’expression singulière de ma collection. Trouver l’accord idéal entre une collection, l’architecture du lieu, la musique, le décor, c’est de l’alchimie pour provoquer de l’émotion.  »

Mais si Dries Van Noten excelle dans le spectacle de mode, il se refuse toutefois à parler d’art total.  » Restons humble, dit-il. Car, au fond, il ne s’agit que de vêtements. Je réponds plus à l’idée de montrer de beaux habits qu’aux diktats de la mode. C’est peut-être une résistance à l’uniformisation, à la banalité, à l’absence de saveur. Dans ce sens, il s’agit plutôt d’un ensemble, d’un tout, mais je n’irais pas jusqu’à l’envisager comme un art total.  »

Le tour de force chez Dries Van Noten est que le fond rivalise avec la forme : sa collection somptueuse a autant fasciné que la mise en scène luxueuse. Chez lui, la forme pourtant si travaillée, ne l’emporte jamais sur le fond.  » Je raconte chaque fois une histoire particulière, liée non seulement à l’esprit d’une collection mais aussi à ce que je veux laisser percevoir de mes propres émotions et de la relation que je veux instaurer avec mes invités, s’enthousiasme le créateur anversois. C’est un peu comme au cinéma : une belle musique, un beau décor et une belle lumière, c’est bien… Mais le décor, la musique ou la lumière ne peuvent pas arranger une histoire banale et impersonnelle. Je considère le défilé comme un écrin qui sert une histoire.  » Un écrin qui renferme un joyau de lignes sobres et féminines, de coupes impeccables, d’allures raffinées.

Pas d’écart marketing ni de démarche prétentieuse, Dries Van Noten maîtrise ses spectacles û sa seule publicité û avec rigueur et subtilité.  » Je n’ai jamais envisagé mes défilés comme participant à une quelconque stratégie marketing, conclut-il. Je ne fais pas de publicité et mon mode d’expression privilégié reste cet événement. J’essaie très simplement de créer, collection après collection, un univers sans céder à la facilité et sans non plus m’engager dans des démarches trop conceptuelles ou trop cérébrales.  »

Agnès Trémoulet

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