Pour faire succomber l’être aimé, quoi de plus craquant que de déposer sur sa peau un nuage de miel, une goutte de clémentine confite, un soupçon de chocolat, deux ou trois accords de vanille ou de cannelle ? Le tout nécessite toutefois d’être dosé avec doigté…

Il y a quinze ans, le phénoménal succès d’Angel, fragrance caramel-chocolat de Thierry Mugler, mit les parfums dits  » gourmands  » au premier rang de la tentation. Ils ne l’ont pas quitté. Humer cette saison, parmi des dizaines d’autres, Orange de Marc Jacobs, aux agrumes (comme son nom l’indique) ou Rousse, de Serge Lutens, belle variation sur la cannelle, suffit pour en prendre la mesure.

Le mariage entre parfums et saveurs est pourtant autrement plus ancien, remontant à, mettons, Thèbes haute époque. Une pincée de romarin sur le plat du jour et une autre dans les huiles cosmétiques, du miel pour la bouillie du petit Moïse ou dans la momie de Ramsès, mais aussi dans le kyphi, parfum dédié au dieu Amon, contenant de la cannelle, des raisins secs et du vin de datte. Plus tard, les Romains raffolent des odeurs : menthe et suc de rose dans les sauces d’Apicius aussi bien que dans les mélanges de Ph£bus, parfumeur à Pompéi. Au Moyen Age, on agrémente les gibiers de fleurs de giroflée, on engraisse les chapons aux dragées de musc. Sous Louis XIV, les gantiers parfumeurs vendent autant d’eau de la reine de Hongrie que de pâte parfumée pour masquer la mauvaise haleine ( » Cannelle et clous afin d’avoir le flair doux « , versifie Scarron). Et ainsi de suite au long des siècles.

Aujourd’hui ? Les parfumeurs ne cessent de proposer de nouveaux accords aromatiques (Cola-Coca-Pepsi dans Eau Maximum, de Nickel, gin fizz dans ck IN2U, le nouveau Calvin Klein) et les aromaticiens sont formés aux mêmes cornues que les parfumeurs. Une pointe de beurre d’iris pour réveiller un coulis de framboise ; de l’encens pour souligner la vanille dans le yaourt ; une pincée de mousse de chêne dans la terrine forestière ; trois brins de lavande pour fortifier le sirop de menthe ou un soupçon d’essence de bouleau pour jouer le rôle de la fumée dans le jambon. C’est bien parce qu’il employait quotidiennement ces produits que Maurice Maurin, auteur d’Amazone pour Hermès, échafauda un jour pour ses papilles une cuisine quasi surréaliste : canard à l’osmanthus, turbot rôti à l’opoponax, langouste à la myrrhe, crème anglaise à l’ambrette…

Jean-Michel Duriez, parfumeur chez Patou (il y a récemment créé un Sira des Indes au santal et… à la banane), s’est lui aussi aventuré dans ces assaisonnements intrépides.  » Je me souviens, raconte-t-il, d’une omelette à l’essence d’armoise. C’était intéressant à déguster, mais après j’ai eu des sueurs froides : il y a dans l’armoise le composant toxique de l’absinthe ! De même après des biscuits à la coumarine. Cette molécule, qui sent si bon le foin, est un anticoagulant dont on se sert pour fabriquer la mort aux rats, car ils sont hémophiles.  »

Les deux savent-ils toutefois qu’ils n’ont rien inventé ? Au tournant du xxe siècle, le  » cubisme culinaire  » prônait déjà l’insurrection contre la cuisine bourgeoise. Guillaume Apollinaire, inventeur de l’appellation, imagina cet alléchant menu  » violettes fraîches au jus de citron, lotte de rivière dans une décoction d’eucalyptus, faux-filet saignant assaisonné de tabac à priser, cailles au jus de réglisse « . Vingt ans plus tard, les futuristes italiens reprennent le flambeau et la pelle à tarte. Lors de l’Exposition coloniale de 1931, ils osent une  » polyboisson  » composée de grappa sur laquelle flotte un bloc de pâte d’anchois  » pharmaceutiquement clos dans une hostie « , ainsi qu’un  » porcexcité « , saucisson arrosé de café et d’eau de Cologne. Le tout servi, à la romaine, sous une pluie de pétales de fleurs et une aspersion de senteurs  » plus ou moins suaves « .

Fruits à déguster : le litchi gagnant

Mordre la pomme : vieille tentation féminine, comme l’on sait depuis le pataquès entre Yahvé, le serpent, l’homme et la femme. Mais comment résister ? Une reinette cueillie sur l’arbre, c’est trop bon. Pareils la liqueur des poires un peu blettes dont la queue se détache toute seule, le miel des figues éventrées par le sucre ou le jus violet des cerises qui tache les doigts, les pastèques avec leurs exaspérants pépins… Alors, défendu ou non, on craque, on croque. Car si le diable sait s’y prendre, les parfumeurs aussi et on s’imprègne d’arômes 100 % gadget, mais rigolos et sans manières. Quoi de neuf dans le genre ? Le litchi (ou plutôt son imitation) est le gagnant de l’année. Sur un accord de rose initié par le célèbre pâtissier parisien Pierre Hermé pour son gâteau Ispahan, on trouve partout sa saveur fine, entre églantine et poire, manière estivale de faire sourire les parfums floraux trop capiteux pour la saison. Le  » nez  » Francis Kurkdjian, qui en est fou, en a déversé des quantités, accompagné de roses donc, dans Manakara, pour la marque Indult. Plus grand public, 212 Splash, de Carolina Herrera, litchi-rose itou, Sweet Paradise, de Morgan, et Eclat d’Arpège Summer, de Lanvin.

Et à part ça ? Toutes sortes de licences poétiques. Avec à peine 0,1 % d’essence pour 99,9 % d’eau, à défaut d’extirper ne serait-ce qu’une goutte de senteur du moindre fruit rouge (ou pas), ce sont leurs propres méninges que les chimistes ont dû essorer pour trouver d’acceptables équivalents. De l’isoamyle pour la poire que l’on découvre dans C’est la fête, de Christian Lacroix, Summer Mania, d’Armani, ou Rykiel Woman Hot, de l’aldéhyde C14 et une lichette de gamma-dodécalactone pour la pêche pulpeuse Sunset Heat, d’Escada, de la fraise 333 dans Juste un baiser, de Fragonard…

Zestes à parfumer, tel l’éternel cédrat

Autres fruits, naturels ceux-là, les agrumes. Hier associés aux eaux de Cologne, ils sont désormais traités avec chair, pépins et écorce. Leurs notes deviennent non plus désaltérantes, mais gourmandes, charnues plutôt que liquides, et moins volatiles. Cela grâce au marché américain, dixit Jean-Claude Ellena, parfumeur chez Hermès et auteur d’Orange Bigarade pour Frédéric Malle :  » Les hespéridés classiques y sont méprisés, parce que assimilés aux notes de tête dont on pense là-bas qu’elles ne servent à rien. On a donc cherché à les densifier et à les rendre moins éphémères. Moi, je souhaitais travailler l’amertume, donner à sentir la pulpe.  » L’artiste demande au laboratoire Monique Rémy, connu pour son travail sur les matières premières naturelles, de traiter une huile essentielle d’orange africaine en en éliminant tous les corps inutiles (80 % de l’essence). Résultat : une orange saturée de principe aromatique et d’une ténacité inédite.

Jean-Claude Ellena n’est pas seul à vénérer les agrumes et à leur offrir un new-look. Jo Malone l’a fait avec Grapefruit, joli assemblage de pamplemousse, de jasmin et de vétiver. Ou, plus junior, Paco Rabanne avec SummerPop dans lequel le même pamplemousse explose. Mandarine, citron, lime, clémentine, pomélo, bergamote, yuzu, kumquat, bigarade ? Il n’en manquait qu’un, leur ancêtre à tous, venu d’Asie il y a mille cinq cents ans et que l’on voit depuis peu réapparaître : le cédrat. Assez moche à l’£il mais exquis au nez, vif, fleuri, un peu amer, un peu boisé, il figure dans la version Eau fraîche de chance, de Chanel, comme dans le très agréable Cédrat de Roger & Gallet, ou dans l’Eau de verveine de Molinard.

Vanille-chocolat, les notes de l’enfance

C’est universel. La vanille séduit tout le monde, partout. Plaisir souvent régressif, bien à sa place dans un monde qui voit les adultes se gaver de bonbons, accrocher des nounours à leurs téléphones portables et se déplacer à trottinette. La vanille a pourtant des aspects autrement plus subversifs que ce côté doudou subliminal.

Un parfum de dessert ? Un jour de 1921, Jacques Guerlain s’essaya à verser une louche d’éthylvanilline dans Jicky. Que croyez-vous qu’il en sortît ? Shalimar ! Et le premier des parfums orientaux. L’éthylvanilline depuis a fait florès. Suave, enveloppante, elle domine dans la plupart des compositions actuelles, telles les sept vanilles lancées chez Sephora ou la gamme Autour de la vanille de Molinard. Miellée sauvage ? Le vrai fruit offre plus de subtilité que la synthèse. Avec ses molécules lourdes, voire fauves, ses facettes rhum, tabac, fumée, il tend à remplacer les matières animales ostracisées. C’est ainsi qu’il est utilisé dans Opium Orchidée de Chine, d’Yves Saint Laurent.

Idem le chocolat, gustatif façon Milka ou animal mâtiné d’expressions florales. Son entrée en parfumerie date, dix ans avant Angel, de l’Eau de Charlotte, d’Annick Goutal, et des étonnants produits du Comptoir Sud Pacifique, hélas supprimés au profit de nouveautés plus dans le goût du jour (Amour de cacao ou Vanille banane). Dans Black Orchid, de Tom Ford, le cacao est noir de noir, en miroir avec la truffe du Périgord. Dans Iris Ganache, réalisé pour Guerlain par Thierry Wasser, il est tout blanc, fourré de beurre d’iris et de vanille en gousse. Onctueux à fondre. Le meilleur pour la bonne bouche ? La note mandarine-caramel-confiture qui dort au fond de l’extrait Miss Dior Chérie. Le genre de tentation à laquelle pas une gourmande ne résiste. Les vendeuses confirment.

Une pincée d’épices pour pimenter le tout

Restent les épices. C’est par elles, sûrement, que la saveur est venue aux parfums, en une ère que l’on suppose néolithique, et qui a perduré jusqu’à la nôtre. Cumin, clou de girofle, muscade, gingembre, fenouil, safran, curry, coriandre, poivre, cardamome, cannelle, piment : la liste est longue qui vient agrémenter d’aussi jolies choses que le vieil Old Spice. Créé en 1938, étonnamment unisexe, Old Spice ne contenait rien de moins que presque tout ce qui précède. Ceux et celles qui n’y retrouveraient pas leurs émois anciens pourront aimer l’Eau d’Hermès. Citron, cannelle et cuir intacts réunis cette année, comme en 1948, en un mégaflacon de 400 ml. So chic ! Autre splendeur, l’Eau de Diptyque, née en mai 1968 dans une boutique du boulevard Saint-Germain, à Paris : cumin, cannelle assaisonnés aux roses anciennes, l’odeur voyage entre pommander et souk.

Les épices, parce qu’elles piquent le nez comme la langue, sont considérées comme des matières hivernales, propres à échauffer les peaux frileuses. Il se trouve pourtant quelques esprits libres pour en proposer aux beaux jours. Chez Frédéric Malle, Pierre Bourdon vient de signer un French Lover plein de piment et de genièvre, de clous de girofle et de style. Idem chez Prada, où, pour l’Eau tendre, on n’a pas lésiné sur la cardamome (fleurie, incisive et longue en bouche). Quant à la réglisse, sur laquelle se concentre Extrêmement Réglisse, l’une des trois variations de Lolita Lempicka dites les Caprices de Lolita, la question se pose : s’agit-il d’une note boisée, épicée ou fruitée ? A vous d’en décider…

Maïté Turonnet Photos : Jean-Paul Goffard pour Weekend Le Vif/L’Express

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