Son interprétation d’Abraham Lincoln dans le film que lui consacre Steven Spielberg fait l’unanimité. Bientôt un troisième Oscar ? Réponse ce 24 février.

New York, le Ritz Carlton. Vêtu d’un col roulé anthracite, pantalon assorti, Daniel Day-Lewis vous accueille debout comme un grand oiseau noir. Le sourire est chaleureux. Son amabilité exquise, presque désuète :  » Puis-je vous proposer une boisson, un café… ?  » A 55 ans, des dizaines de récompenses dont deux Oscars – pour My Left Foot (1989) et There Will Be Blood (2007) -, le comédien britannique est considéré par certains comme le plus grand acteur du monde. Depuis ses débuts, en 1985, avec My Beautiful Laundrette et Chambre avec vue, il a tourné avec parcimonie : seulement 17 films. Et provoqué chaque fois la même exclamation devant sa finesse d’interprétation. Celle, douce et profonde, d’Abe Lincoln bouscule encore les précédentes, par sa méthode de jeu, la  » method acting « , un pur travail d’immersion, d’artisan – il pratique d’ailleurs l’ébénisterie et la cordonnerie. Quand il parle, le regard est attentif et la diction, limpide et réfléchie.

Le fait d’être étranger à la culture américaine vous a-t-il aidé à appréhender ce rôle ?

Effectivement, cela m’a évité d’être paralysé par trop de déférence envers un tel personnage historique. Mais je courais un autre risque : Lincoln était pour moi une figure lointaine et désincarnée, échappée d’un manuel scolaire. J’aurais pu ne pas savoir comment lui insuffler la vie. A ma grande surprise, j’ai découvert, en l’approchant, que Lincoln était merveilleusement accessible. On entre dans sa vie par des avenues larges et brillamment éclairées, en premier lieu grâce au livre essentiel de l’historienne Doris Kearns, Team of Rivals, dont s’est inspiré le scénariste, Tony Kushner. En le lisant, j’ai pris de l’assurance, car ce récit vous invite à rencontrer l’homme Lincoln.

Pourquoi aviez-vous refusé ce film il y a plus de sept ans ?

La proposition de Steven Spielberg m’avait touché, mais l’idée m’avait paru totalement loufoque. J’avais poliment décliné l’offre, car je m’étais imaginé banni à vie des Etats-Unis pour avoir attenté à la réputation du président le plus aimé des Américains et sans doute de l’un des hommes les plus importants du XIXe siècle.

Comment entre-t-on dans la peau d’Abraham Lincoln ?

Il me faut en général six mois pour assimiler un personnage. Dans le cas de Lincoln, j’ai eu besoin d’une année de travail personnel. Je suis allé à Springfield, dans l’Illinois, le berceau politique de Lincoln, en compagnie de Doris Kearns, qui, là-bas, est vénérée comme une rock star. Nous avons visité la maison de Lincoln, puis son étude d’avocat. J’ai pu toucher ses porte-plume, ses lunettes, comme autant de petits totems magiques. Tâter, même avec des gants blancs, les sceaux, le papier à lettres relève d’une expérience unique.

Lincoln vous a-t-il surpris ?

J’ai découvert son humour dans ses écrits. C’était un conteur incorrigible dont les digressions en pleine réunion à la Maison-Blanche provoquaient la rage de ses ministres et notamment de son secrétaire à la Guerre. Ces histoires lui servaient à détendre l’atmosphère, ou à faire diversion. En tant qu’acteur, j’attache une grande importance à cette facette du personnage qui lui évite de sombrer dans la suffisance, de crouler sous son propre poids.

Le film le dépeint dans sa vie quotidienne avec une simplicité touchante…

Oui, car une autre grande surprise, c’est de découvrir Abraham Lincoln père de famille ! J’ai demandé au scénariste d’amplifier cet aspect de son existence. J’y voyais une métaphore du père de la nation et une fenêtre ouverte sur son humanité. A l’époque que décrit le film, le couple a déjà perdu deux enfants, l’un est mort l’année suivant l’arrivée de Lincoln à la Maison-Blanche. Mary, son épouse, à jamais dévastée, semble parfois incapable d’assumer son rôle de mère, ce qui conduit Abraham à endosser les deux fonctions. Il est tendre, caressant, et radicalement éloigné des conventions du XIXe siècle en matière d’éducation. Il se refuse par exemple à imposer la moindre discipline à ses fils, car, pour lui,  » seul l’amour peut enchaîner un enfant à ses parents « . Tad, le plus jeune, est incroyablement turbulent, presque un petit sauvage, et Lincoln se délecte du chaos que provoque le gamin à la Maison-Blanche.

Etes-vous intéressé par la politique ?

Oui, d’une certaine manière… J’ai quitté l’Angleterre pour m’installer en Irlande pendant l’époque Thatcher. J’ai une vision plutôt pessimiste des politiciens, que je considère, pour beaucoup, comme des escrocs. Cela n’exclut pas des coups de coeur, notamment pour certains hommes politiques américains qui ont su allier les pouvoirs de l’esprit et de la parole pour le changement…

Vous avez la réputation d’être habité par votre rôle pendant toute la durée d’un tournage. C’est vrai ?

J’hésite toujours à commenter cela. J’ai peur qu’on imagine que je veuille imposer une bizarrerie, un caprice à mon entourage professionnel. Tous les comédiens déploient des efforts extraordinaires pour arriver à bâtir l’illusion d’un personnage, d’abord pour eux-mêmes, afin de mieux la partager ensuite avec le public. Lorsque je tourne, je ferme des pans entiers de ma conscience au monde extérieur. Il me paraîtrait absurde d’entrer et de sortir à volonté d’un univers que j’ai eu tant de mal à créer. Je m’impose certaines règles qui, je crois, m’aident à travailler au mieux, mais je ne coupe pas tous les ponts avec la réalité. Lorsque je rentre chez moi le soir, je conduis une voiture, je passe des coups de fil, la vie continue. Sinon, ce serait de la pure folie… ?

PAR PHILIPPE COSTE, À NEW YORK

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