Pour Dirk Bikkembergs, le football est beaucoup plus qu’un simple sport. C’est un style de vie global qui imprègne désormais sa démarche artistique. Confidences d’un créateur en pleine renaissance.

 » Ses choix reflètent une conception réaliste du vêtement qui doit être selon lui impérativement adapté à l’époque à laquelle on vit « , dit de lui  » Le Dictionnaire de la mode au XXe siècle  » (1). Plus que jamais, Dirk Bikkembergs adhère complètement à cette définition qui le cerne à merveille. Car le créateur belge vit, à l’heure actuelle, un moment clé de sa carrière. Une espèce de charnière artistique où le football, bizarrement, dicte sa démarche stylistique.

Pour Weekend Le Vif/L’Express, l’ex-membre des  » Six d’Anvers  » ( lire l’encadré en page 42) a accepté de faire longuement le point sur cette réorientation professionnelle aussi spectaculaire qu’inattendue…

Weekend Le Vif/L’Express : Votre collection masculine de l’été 2002 met principalement en scène un joueur de football. Est-ce un hasard ou une forme d’opportunisme à l’approche de la Coupe du monde de football?

Dirk Bikkembergs : Cela n’a aucun rapport avec la Coupe du monde de football, mais ce n’est pas un hasard non plus. C’est le fruit d’une recherche et d’un sentiment que j’éprouve aujourd’hui. Je constate en effet que le sport en général et le football en particulier sont de plus en plus importants dans notre société. Ils drainent un public énorme et ils déchaînent les passions tant en Europe qu’en Amérique du Sud. Il y a des batailles folles pour l’acquisition des droits télévisés et les transferts de joueurs génèrent des sommes astronomiques. D’ailleurs, les grands noms du football sont devenus aujourd’hui les nouvelles pop stars. Il y a vingt ans, les adolescents placardaient des posters des Rolling Stones dans leurs chambres. Aujourd’hui, ce sont Ronaldo, David Beckham et compagnie qui sont les nouvelles idoles. C’est un phénomène très important dans la société d’aujourd’hui.

Mais quel est le rapport avec votre travail? Avez-vous voulu rendre hommage à ces footballeurs ou, au contraire, dénoncer cet état de fait?

Ce n’est ni un hommage ni une dénonciation. Cela n’a rien à voir. Je vais vous répondre par un autre exemple. Si je vous dis Ralph Lauren, vous visualisez immédiatement son univers : une forêt en Amérique du Nord, une cabane en bois, un feu ouvert, un couple enlacé dans un plaid typiquement américain… C’est l’image de base. Et autour de cette image, il a réussi à créer un empire parce qu’il touche le sentiment de tout un pays. Alors, j’en viens au football : aujourd’hui, le sport est devenu universel et incarne vraiment un nouveau style de vie qui n’est pas à négliger. Cette activité physique donne naissance à un être humain plus sain et il est temps que l’on relaie désormais ce nouveau feeling à travers le vêtement. Le football est devenu une force pour un créateur et donc, par rapport à cette force, j’ai choisi l’image d’un petit footballeur rouge comme symbole d’un nouveau style de vie. Un footballeur, ça donne immédiatement l’image d’un homme sain. Ce n’est ni un artiste ni un intellectuel, mais un homme avec un corps sain et un certain style de vie.

Donc, si je vous comprends bien, votre ambition est de créer un jour un empire comme celui de Ralph Lauren autour d’un style de vie précis, en l’occurrence le football…

Oui, mais ce n’est pas vraiment le football. On ne peut pas dire que j’ai fait une collection de footballeur. C’est plutôt de l’énergie que je veux projeter à travers ces silhouettes. Mais pour répondre à votre question, il est vrai qu’il n’existe pas encore de marque globale de vêtements autour de ce thème qui a, par exemple, l’envergure de Ralph Lauren. Bien sûr, il y a des marques 100% sport comme Nike ou Adidas d’un côté et des marques comme Gucci et Prada de l’autre. Mais il n’y a aucun lien, aucune cohérence entre les deux. Et je trouve que c’est le truc qui, fondamentalement, ne va pas. Nike ne va jamais réussir à vendre un smoking et Gucci ne va jamais vendre une paire de baskets avec lesquelles on pourrait vraiment courir dans un stade. Moi, je veux faire le lien entre les deux. Si je peux créer des vêtements dans lesquels le sentiment reste le même – par exemple un sportif qui se sentirait aussi bien dans son training que dans son smoking -, alors j’aurai réussi. En fait, je dirais que le sport a de plus en plus d’influence, beaucoup plus que la mode. C’est pour ça que je suis sûr que ce style de vie va avoir de plus en plus d’importance. Et moi, je veux travailler sur le long terme pour créer quelque chose de grand comme Ralph Lauren. C’est mon ambition.

On a d’ailleurs le sentiment que votre petit footballeur rouge est graphiquement très proche du joueur de polo de Ralph Lauren…

Complètement! Vous savez, le petit joueur de polo Ralph Lauren est devenu une espèce de symbole et surtout une espèce de sécurité pour les gens. Un homme de 30 ans ou de 60 ans qui achète ce pull avec cette petite  » bêtise  » dessus, est ravi parce que cela lui donne un sentiment de confiance et de sécurité. C’est très intelligent comme démarche. Personnellement, j’aimerais arriver à cela avec mon joueur de football. J’aimerais que les gens, dès qu’ils entendent mon nom, disent :  » Bikkembergs = football « , et pensent immédiatement à cette petite silhouette rouge. Que ces gens comprennent en définitive que Dirk Bikkembergs, ce n’est pas Yohji Yamamoto, pas Armani, pas Versace, pas Calvin Klein, mais que c’est le sport et le football. Alors, c’est gagné!

Donc votre souhait est de toucher finalement un public plus large en utilisant le vecteur du sport…

Oui, mais je le fais parce que je le sens profondément dans mon coeur. Je ne le fais pas avec une calculatrice en main. Je ne me dis pas :  » Si j’utilise le football, je vais devenir riche.  » Non. Ce n’est pas une stratégie marketing à la base mais, évidemment, cela peut en devenir une dès l’instant où le projet se met en place. Vous savez, il y a plein de créateurs qui font de la mode, mais je trouve qu’ils ne regardent pas bien ce qui se passe autour d’eux. Le sport en général et le football en particulier représentent un langage actuel et un style de vie. Et moi, j’ai envie de m’exprimer sur ce terrain-là en créant des vêtements qui y sont rattachés.

Cette volonté est toutefois moins présente dans vos collections féminines…

Chez la femme, je ne peux pas développer ce thème du football de la même façon. Parce que, entre elle et le foot, il y a un peu une relation haine-amour. D’un côté, elle déteste ça, mais de l’autre côté, elle fantasme aussi sur le corps des joueurs. Donc, on pourrait dire : le fooball, c’est non; le footballeur, c’est oui! C’est pour cette raison que la femme pour laquelle je crée est, selon moi, la meilleure copine de ce footballeur. Elle doit donc partager un peu de ce sentiment sportif. Ce n’est ni une BCBG, ni une femme gnan-gnan. C’est plutôt une fille avec laquelle on peut s’évader la nuit pour escalader des murs et aller voler un cheval! C’est une femme qui a quelque chose de masculin tout en étant très féminine. Elle n’aime pas le football en soi mais elle aime le footballeur dans son lit. Et elle n’hésite pas à porter le pull de son copain avec le petit footballeur dessus. D’ailleurs, je vois toujours l’homme et la femme comme un couple dans mes créations. C’est une réflexion globale.

Avez-vous toujours le sentiment, aujourd’hui, d’appartenir à ce qu’on a appelé la  » belgian touch « ?

Je ne sais pas. Je ne peux pas répondre à cette question. Je dirais que je suis plutôt en train de me battre pour faire quelque chose d’européen. Je trouve d’ailleurs que, en Belgique, on est tous un peu comme ça. Parce qu’il n’y a pas de culture de fond par rapport à la mode. Vous savez, je vis principalement en Italie. Je n’ai d’ailleurs plus de pied-à-terre en Belgique. D’une part, parce que l’usine qui fabrique mes vêtements se trouve en Italie et, d’autre part, parce que j’ai décidé une fois pour toutes de vivre là où il y a du soleil, où l’on mange bien et où il y a une véritable joie de vivre. Et ça, je ne le trouve pas sous le ciel gris de la Belgique…

Vous sentez-vous malgré tout encore un petit peu belge?

Je ne me suis jamais senti belge. J’ai toujours eu le sentiment d’être européen. Et quand on me demande généralement d’où je viens, je ne réponds jamais que suis originaire de Belgique ou d’Allemagne, ni même d’Italie où je vis aujourd’hui. Je me sens fondamentalement européen. Le passage à l’euro, pour moi, est quelque chose de magnifique!

Etes-vous finalement heureux dans ce métier?

J’ai encore dit récemment à un ami que je referais exactement la même chose si je devais tout recommencer. Je suis complètement heureux. Pour moi, ce que je fais n’est pas un travail, mais un plaisir, une joie de vivre. En plus, je gagne de l’argent avec ça. C’est magnifique. C’est un rêve qui s’est réalisé.

Avez-vous, pour autant, le sentiment d’avoir  » réussi « ?

J’ai réussi un premier coup à l’époque des Six d’Anvers dont je faisais partie. D’ailleurs, je suis persuadé qu’il y aura, dans les livres d’histoire de la mode, en l’an 3500, un petit paragraphe sur les  » Six d’Anvers  » ( rires). C’est sûr! Mais maintenant, je dois encore réussir ce que je suis en train de monter. J’ai de nouvelles ambitions. J’ai plein d’énergie et je vais de l’avant. En courant. Comme un footballeur! Vers le goal. Droit au but! Mais avec le sourire…

Il y a une dizaine d’années, vous avez déclaré :  » La mode est mon épouse « . Vous n’avez donc jamais vécu de crise de couple?

Si! Il y a trois ans, j’ai traversé une grave crise de couple ( rires). J’étais vraiment désespéré et j’ai longtemps réfléchi à l’époque sur le véritable sens de mon travail. Et puis, le sport et le football se sont imposés à moi. Tout était logique. Tout était là. Il suffisait de le prendre. Aujourd’hui, j’ai donc le sentiment de vivre la deuxième phase de ma carrière. Donc, pour répondre à votre question, je dirais qu’il y a eu un divorce ( rires). J’ai changé de femme et je suis sûr aujourd’hui que c’est la bonne. Ma femme est une footballeuse ( rires)!

Au fait, aimez-vous vraiment le football? Allez-vous parfois au stade voir des matchs?

Oui, j’aime beaucoup le football et il m’arrive parfois d’aller au stade pour dessiner! Cela me donne des vibrations. Personnellement, je n’ai pas besoin de me retrouver seul dans une pièce pour créer, contrairement à certains de mes collègues. J’ai plutôt besoin d’être entouré. J’absorbe l’atmosphère ambiante, un peu comme une éponge. Mais, attention, je ne m’inspire pas de détails précis. Je suis plutôt enrobé par un sentiment général.

Terminons sur un scénario improbable : à la prochaine Coupe du monde, l’Italie et la Belgique s’affrontent en finale. Pour quelle équipe êtes-vous?

Pour la Belgique! Je suis toujours du côté des plus faibles ( rires).

(1)  » Le Dictionnaire de la mode au XXe siècle « , collectif sous la direction de Bruno Remaury, éditions du Regard.

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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