Elle joue avec les codes de la vie quotidienne pour mieux s’en détourner. La designer Matali Crasset repousse loin les frontières de sa discipline pour embrasser des domaines aussi variés que l’électro ou la mode. Son dernier défi : sensibiliser les tout-petits à son art.

Look atypique et cheveux courts qui lui valurent le surnom de Jeanne d’Arc du design, Matali Crasset a été élevée en milieu rural avant de venir étudier à Paris où elle décroche, au début des années 90, son diplôme de designer. Elle collabore avec l’Italien Denis Santachiara et passe ensuite cinq ans auprès de Philippe Starck. En 1998, elle décide d’ouvrir son propre studio et lâche la bride à son imagination, refusant la forme pure pour privilégier la flexibilité et l’appropriation. Ses créations se veulent aussi astucieuses que généreuses et revisitent des fonctions courantes, à l’image de sa colonne d’hospitalité Quand Jim monte à Paris, une réinterprétation personnelle du clic-clac à déplier lorsqu’on reçoit un invité. Toujours prête à partager sa passion, elle développe une créativité qui touche à toutes les sphères, de la musique électronique au commerce équitable, en passant par l’industrie textile. Elle s’apprête d’ailleurs à sortir une deuxième collection capsule pour la marque de vêtements pour kids Okaïdi.

Dans ce même élan d’ouverture, la créatrice protéiforme a pris part, en juin dernier, à la Mission Design, lancée par les autorités françaises. L’objectif : mettre en place une politique à l’échelle nationale, pour susciter une véritable culture du design, celle-ci étant encore à l’état embryonnaire aujourd’hui dans l’Hexagone. Sous l’impulsion conjointe du ministère du Redressement productif et de celui de la Culture et de la Communication, un team de vingt-deux experts a donc été formé autour d’Alain Cadix, directeur de l’ENSCI (Ecole nationale de création industrielle) de 2007 à 2012. Au sein de cette équipe, Matali Crasset s’est vu confier la mission d’éveiller les générations futures, à commencer par les enfants de l’école primaire, à son métier. Rencontre.

Comment expliquez-vous le peu d’attrait pour le design dans votre pays ?

On s’est rendu compte que cette culture était beaucoup plus développée dans d’autres nations, au nord de l’Europe. C’est notamment dû au fait que, dès la maternelle, les Suédois ou les Néerlandais par exemple, entendent parler de ça. Chez nous, les  » sciences dures  » sont plutôt privilégiées, elles constituent ce qui semble important aux yeux des Français. Des matières comme les arts plastiques ne récoltent qu’une attention partielle. Le développement ou non de compétences et de savoirs dans ces domaines dépend de la volonté de chaque instituteur. Et si les enfants n’y ont pas été éduqués, ils grandiront en y restant étrangers.

Vous devez donc travailler avant tout sur la sensibilisation…

Le design peut être un outil de questionnement, de découverte du monde qui nous entoure. Il restait à trouver un concept simple à implanter dans les classes et qui puisse être interprété par les différents professeurs de façon très variée. Ces derniers ont souvent un peu peur du design ; c’est un terme à la définition plutôt floue, on ne sait pas trop ce qui se loge derrière. Or un maître d’école n’aime pas être pris en défaut, donc il préfère parler de notions précises, qu’il connaît bien. C’est à ça qu’il faut remédier.

Concrètement, comment allez-vous vous y prendre ?

Pour résumer ça en une ligne, on demande à chaque école de réaliser une petite collection d’objets industriels et artisanaux qui devient ensuite un instrument de sensibilisation. Le but est multiple : à la fois découvrir le monde qui nous entoure, apprendre à maîtriser les outils numériques et contribuer à un projet commun, puisqu’il encourage l’échange entre écoles autour des découvertes faites par chacun.

Quelles sont les étapes de ce processus ?

Dans un premier temps, on demande aux parents et aux kids de choisir ensemble, à la maison, un objet à apporter à l’école. Ce sont des choses simples mais qui d’un seul coup prennent un autre statut, sont regardées différemment. On les étiquette en y ajoutant des infos, des témoignages ou une note qui explique pourquoi ce choix-là. Est-ce que cette pièce fait partie de l’histoire de la famille, en a-t-on hérité… ? Tout cela forme une collection qu’on va ensuite étudier, puis présenter, avec l’institutrice et les élèves, sous forme d’exposition, l’idée étant d’expliquer pourquoi on a opté pour tel angle ou telle thématique pour classer les objets. Puis, vient la mise en commun entre plusieurs établissements, pour comparer les résultats et recevoir d’autres éclairages. Enfin, on va étendre la collection par l’expérimentation et la création de scénarios de vie imaginaires –  » comment je me lave « ,  » comment je mange « … En additionnant ces réflexions, on en viendra à mieux comprendre comment on vit dans ce monde inventé par les gosses.

A quel genre de résultat vous attendez-vous ?

Je suis vraiment curieuse de voir ce que vont donner les collections. Elles seront sûrement très différentes suivant le lieu où elles ont été élaborées. On va avoir des surprises. Il y aura à la fois des propositions très affectives, liées à une famille en particulier, mais aussi d’autres plus en relation avec l’évolution de la France en général. Quand on pense au Minitel, ça a été important à un moment donné, maintenant ils ont tous disparu. C’est ça aussi, l’envie de revisiter les greniers et ensuite de discerner ce qui est fonctionnel, ce qui va plus loin que le fonctionnel… Même sans être dans l’analyse de tout, notre regard est différent. Personnellement, je ne décortique pas tout ce qui m’entoure. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment les gens vivent. Comment ils vivent avec certains objets, et comment ces objets les influencent.

Finalement, vous démontrez que le sujet dépasse largement votre seul secteur pour toucher toute la vie quotidienne…

Les petits pourront s’apercevoir qu’il y a du design partout. Même si on ne sait pas toujours qui a conçu quoi, peu importe. Le but ultime est de souligner le fait que notre environnement a été dessiné par quelqu’un, suivant certaines exigences de qualité. En étant conscient de ça, on constate qu’on peut aussi prendre part à la création. Nous n’avons pas simplement hérité du monde tel qu’on le connaît, il ne nous est pas tombé dans les bras : on peut l’influencer, l’améliorer.

Que peut-on proposer aux parents ou aux gens qui sont en contact avec les plus jeunes pour les éveiller à la discipline ?

Il faut avant tout regarder le monde qui nous entoure avec un sens critique. On peut insister sur plusieurs aspects, il n’y a pas de règles, chacun le fait suivant ses moyens et ses outils. Mais chaque acte compte : le choix des lectures ou des jouets, c’est déjà un moyen d’insuffler cette prise de conscience des petits. Et puis il y a aussi l’idée de  » faire ensemble « , à laquelle je tiens beaucoup. C’est d’ailleurs pour ça qu’un volet du projet est consacré à la mise en commun. Il faut que nos enfants soient critiques, mais aussi qu’ils aient les capacités de travailler ou jouer avec les autres. Favoriser les échanges et les rencontres, c’est devenu un véritable enjeu dans la société individualiste d’aujourd’hui.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Le design peut être un outil de questionnement, de découverte du monde qui nous entoure.  »

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