Depuis plus de trente ans, Ingo Maurer s’amuse à nous faire découvrir la lumière sous un jour nouveau. Poétiques et audacieuses, les créations de ce designer éclairé sont un hymne perpétuel à la joie de vivre. Rencontre avec un homme au charisme lumineux.

Carnet d’adresses en page 80.

C’est lorsqu’il était encore enfant, sur l’île de Reichenau, en Allemagne, qu’Ingo Maurer est littéralement tombé amoureux de la lumière. Souvent, il regardait, immobile, le soleil rougeoyant s’enfoncer dans les eaux violettes du lac de Constance. Ces couchers de soleil hauts en couleur resteront gravés à jamais dans sa mémoire… Après une formation de typographe, le créateur entame des études de graphisme à Munich. Dès 1960, il s’envole vers les Etats-Unis où il travaille en tant que designer indépendant à New York et à San Francisco. Trois ans plus tard, il revient à Munich et, en 1966, crée sa propre société de production  » Design M  » qui fabrique et commercialise ses propres lampes. La même année, Ingo Maurer explose sur la scène internationale du design avec son fameux luminaire de table  » Bulb  » en forme d’ampoule géante. Depuis, son succès ne s’est jamais démenti. Nombre de ses £uvres ont d’ailleurs fait leur entrée dans les plus prestigieux musées du monde. A New York, le Museum of Modern Art abrite, entre autres, les lampes  » Gulp « ,  » Little Black Nothing « ,  » Ya Ya Ho « ,  » Wo bist Du, Edison,… ? »,  » Los Minimalos Dos  » ou encore  » Lucellino Wall « …

Souvent copié mais jamais égalé, Ingo Maurer se distingue aussi par ses installations d’éclairage dans des lieux publics tels que des aéroports, des stations de métro, des salles accueillant des défilés de mode ou des grands magasins. Tout récemment, il a créé l’ambiance lumineuse du tout nouvel espace maison des Galeries Lafayette, à Paris, qui a ouvert ses portes début mars. En dépit de son succès fracassant aux quatre coins de la planète, Ingo Maurer reste un homme simple et accessible dont l’enthousiasme est communicatif. Nous l’avons rencontré dans son atelier munichois où il travaille en compagnie de quelques jeunes talentueux designers dans une ambiance particulièrement détendue.

Weekend Le Vif/L’Express : D’où vous vient votre passion pour la lumière ?

Ingo Maurer : Je suis convaincu que la majeure partie de ce qui nous arrive dans la vie est tout simplement le fait du hasard. Il est bien plus fort que la volonté. Je ne me rappelle pas exactement quand j’ai été séduit par la lumière mais je me souviens très bien d’avoir rêvé, enfant, devant les magnifiques couchers de soleil sur le lac de Constance. En fait, je délirais et j’adorais cela ( rires). Par la suite, j’ai commencé à m’intéresser à la lumière mais ce n’était pas une intention délibérée. J’étais typographe de formation. La première lampe que j’ai créée était le  » Light Bulb « . A l’époque, j’avais très peu d’argent et certaines pièces de mon logement étaient éclairées par une simple ampoule. La lumière qu’elle émet semble naturelle à la majorité des gens. En revanche, moi, je trouve que c’est un véritable miracle que nous puissions y voir clair grâce à cette petite sphère de verre. J’ai donc voulu rendre hommage à la fantastique découverte de Thomas Edison en dessinant une lampe en forme d’ampoule. C’est une combinaison entre poésie et industrie. Lors d’un périple au milieu de la jungle, j’ai expérimenté la vie sans lumière artificielle. On n’imagine pas ce que c’est !

Lorsque vous créez une lampe pensez-vous toujours à la personne qui va l’utiliser ou la dessinez-vous simplement pour le plaisir d’innover ?

Selon les créations, le point de départ de ma réflexion est très différent. Parfois, un projet mûrit longuement dans ma tête avant que je ne mette en £uvre les premières maquettes. Parfois, c’est le contraire ; c’est en chipotant que l’idée me vient. Mais une chose est sûre, je ne m’occupe pas du marché. Les modes me laissent complètement indifférent. Jusqu’à présent j’ai eu beaucoup de chance puisque mes créations se vendent bien. Pour chaque création, je prends des risques. Je pense que c’est essentiel et ce à tous les niveaux de la vie, juste pour apprendre à se connaître. Parfois vous vous investissez beaucoup dans un projet sans savoir s’il va plaire. S’il est accepté par le public, vous avez de la chance. Dans le cas contraire, c’est un échec. Jusqu’à présent cela ne m’est jamais arrivé sauf pour un projet qui s’est avéré beaucoup trop cher en cours de développement. J’ai horreur des démarches commerciales. Le marketing et la publicité sont l’un des plus grands maux de notre société. Même si ces disciplines sont plutôt créatives, elles ne servent qu’à vendre des produits qui, parfois, ne valent rien. Susciter le désir de posséder un objet chez les gens, c’est faire preuve de manque de respect vis-à-vis de l’humanité. Ces instruments nous font perdre une partie de notre culture. J’ai horreur de me répéter. J’aurais pu me copier moi-même tout au long de ma carrière pour m’assurer le succès commercial mais cela ne m’intéresse pas le moins du monde. C’est embêtant.

Pensez-vous que le langage de la lumière est universel ?

Non, je ne le pense pas. Chaque individu à sa propre perception de la lumière. Je rêve d’ailleurs de réaliser un livre d’études sur la relation à la lumière des gens du Sud par rapport aux gens du Nord et de gens de l’Est par rapport aux gens de l’Ouest. Il y a des différences énormes qui incluent également une dimension psychologique. En général, mes créations interpellent des gens sensibles à la lumière. Certaines personnes apprécient la pénombre d’autres préfèrent la lumière vive. Au début de ma carrière, je pensais en termes de formes et de design mais j’ai rapidement découvert que la lumière revêt une autre dimension. Je suis fasciné par l’immatérialité de la lumière. Pour moi, elle a un côté magique, spirituel et mystique. J’aime que les gens puissent jouer avec mes créations pour moduler la lumière, en les plaçant à des endroits différents, en se les appropriant. Je considère les acheteurs de mes créations comme de véritables co-designers. Je ne veux pas créer des £uvres d’art auxquelles on ne peut pas toucher.

Beaucoup de vos créations sont imitées, voire carrément copiées. Prenez-vous cela pour un compliment ou cela vous irrite-t-il ?

Je suis très partagé sur la question. Lorsque vous investissez des sommes considérables pour mettre au point une lampe et que, pour ce faire, vous frôlez parfois la faillite, il est très déplaisant de constater que très rapidement quelqu’un exploite votre idée uniquement pour faire de l’argent facile. Parfois, pour trouver la solution à un problème de détail ou de finition, vous planchez pendant des mois avec votre équipe et lorsqu’on vous dépouille de tous ces efforts, c’est terriblement décourageant. En revanche, dans certains cas, c’est plutôt une forme d’hommage puisque l’on reconnaît la justesse de votre création. Un jour, une grande marque de luminaires a édité un modèle très inspiré d’une de nos créations. Cela m’a beaucoup attristé parce que ces gens ont un talent fou et qu’ils ont cédé à la facilité…

Cela fait trente ans que vous créez des lampes. Comment faites-vous pour encore réussir à innover sans pour autant vous répéter ?

Je n’en ai pas la moindre idée ( rires). Franchement, je crois que j’aurais pu créer le double si les investissements à consentir dans la recherche et le développement n’étaient pas aussi élevés. Cependant, mon équipe et moi ne nous occupons plus exclusivement des collections. Nous réalisons également des installations dans des espaces publics. Nous essayons de créer des atmosphères particulières, porteuses de rêve, qui touchent l’âme et l’imaginaire des gens. Créer un éclairage fonctionnel ne m’intéresse pas, ce n’est pas assez. Je veux introduire une dimension supplémentaire dans mon travail. Il est important d’atteindre un certain seuil de spiritualité, sans pour autant attraper la grosse tête.

Dans les années 1960-1970, ma première femme et moi avons créé un panneau de rangement en plastique actuellement réédité. Il est devenu une icône du design. Actuellement, j’ai d’autres projets en cours tels qu’une table en Corian (NDLR : un matériau synthétique imitant à la perfection des matières naturelles comme la pierre ou le marbre) sur laquelle la lumière se réfléchit, par exemple. Mais la lumière fait toujours partie du projet. J’ai aussi créé un papier peint incluant des LED. Il s’agit de diodes électroluminescentes ayant un rendement lumineux incroyable par rapport à leur taille minuscule (lire aussi page 60). Malheureusement, la concrétisation de ces différents projets coûte une petite fortune. Un simple LED revient à 4 euros… A São Paulo, nous sommes en train de réaliser un bâtiment dont les façades seront entièrement recouvertes de LED multicolores. Le résultat sera vraiment exceptionnel. J’adore relever des défis, dépasser les limites du possible et trouver de nouveaux canons esthétiques. Bref, je veux tout simplement m’amuser…

L’humour est souvent présent dans votre travail. C’est votre philosophie de vie ?

Non, au contraire, je n’ai pas l’impression de posséder un sens de l’humour particulièrement développé dans la vie quotidienne. Cela me faciliterait d’ailleurs la vie parce que je suis très inquiet de nature. En revanche, c’est peut-être ce sentiment d’insécurité qui me pousse à aller de l’avant. Je n’ai jamais voulu travailler pour de grandes entreprises de design parce que j’ai toujours été persuadé que je n’étais pas assez brillant pour cela. Comme beaucoup de gens, je suis très vulnérable. Néanmoins, je suis convaincu qu’un grand sens de l’humour facilite la vie.

Pourquoi utilisez-vous si souvent le papier dans vos créations ?

J’ai toujours adoré ce matériau. En fait, j’ai réalisé ma première lampe en papier en 1971. La collection  » MaMo Nouchies  » est un développement du travail de Dagmar Mombach, une créatrice allemande qui a étudié le design textile et réussi à développer une technique particulière de traitement du papier. Bien sûr, lorsque l’on évoque les lampes en papier, on pense immédiatement à Isamu Noguchi dont le travail était basé sur l’akari, la méthode traditionnelle japonaise de pliage de papier. J’ai également voulu lui rendre hommage. Le nom de la collection provient de la fusion des initiales de nos trois noms Maurer, Mombach et Noguchi. Au départ je voulais la baptiser MoMa Nouchies, mais le Moma (Museum of Modern Art of New York) a refusé. C’est un travail d’équipe, une méthode de travail très enrichissante pour tout le monde. En découvrant la sensibilité et les talents de l’autre, on ouvre la porte à l’innovation.

Que pensez-vous du design contemporain en général ?

Beaucoup d’objets se ressemblent de plus en plus. Le paysage du design est plutôt plat. Bien sûr, il y a des exceptions et des créations brillantes mais elles sont trop rares. Une fois de plus, c’est la faute au marketing et à la chasse à la rentabilité. Pour plaire à la masse, on ne prend pas de risques.

Vous préférez que vos créations soient inachevées. Pourquoi ?

Mes luminaires ont, en effet, parfois l’air inachevés mais c’est précisément ce que j’aime beaucoup. J’espère que les gens les termineront avec leur propre imagination. Je n’aime pas imposer les choses. Je ne veux pas proposer un objet que les gens devront se contenter de poser sur un meuble pour ne plus y toucher. Je n’ai pas l’âme d’un dictateur ( rires). J’espère que les gens se plaisent à jouer avec mes lampes pour créer la lumière qui leur convient.

Dans toutes vos créations y en a-t-il une que vous appréciez tout particulièrement ou au contraire que vous n’aimez pas ?

Bien sûr, certains luminaires n’ont pas rencontré mes attentes. Souvent parce que, de l’idée à la réalisation, il y a eu tellement de problèmes techniques que les solutions retenues ne correspondent pas vraiment à ce que j’espérais. Je pourrais refaire certaines lampes différemment mais le passé ne m’intéresse pas. Je préfère aller de l’avant et innover. En outre, comme je n’ai pas suivi de formation de designer ma démarche créative reste très innocente et donc pas toujours exempte de défauts. Mais disposer de la formation adéquate comporte également des inconvénients. Les jeunes designers sortant d’écoles très spécifiques sont souvent préformatés. Ils perdent leur innocence et raisonnent parfois trop… Les écoles fabriquent des produits humains. Or la personnalité de l’individu est souvent plus importante que la formation.

Vous avez participé à la décoration d’une station de métro à Munich. Quelle a été votre source d’inspiration ?

La majorité des stations de métro munichoises sont impersonnelles et ennuyeuses. Au départ, l’architecte avait creusé la station et revêtu les murs de béton. Il se demandait avec quoi il pourrait bien les recouvrir. Moi je trouvais ce matériau très brut tout à fait splendide. Cela a été très difficile de le convaincre de laisser ces murs intacts. J’ai ensuite décidé d’installer d’énormes plafonniers en formes de cloches qui diffusent chacun une lumière d’une couleur différente, à savoir rouge, bleue et jaune. Selon son humeur, on peut attendre la rame de métro dans la tache de couleur où l’ on se sent bien. Une fois de plus, c’est le bien-être des gens qui était au centre du projet. Depuis, j’ai été invité à participer à une compétition pour décorer la future station de métro de Ground Zero, à New York…

Quel type de lumière préférez-vous ? L’halogène, le néon, le LED ou l’ampoule à incandescence ?

Tout dépend des circonstances. Quand je me rends à New York ou à Shanghai où fleurissent d’affreux néons aux couleurs criardes à tous les coins de rue, je les aime tout simplement parce qu’ils contribuent à créer une ambiance unique en son genre. En général, j’apprécie qu’il y ait plusieurs sources de lumières différentes. J’aime les espaces dans lesquels on a l’impression de fêter la lumière, de jouer avec elle à l’infini.

Pensez-vous que le LED soit le futur de l’éclairage ?

Je crois que cette technologie va continuer à se développer. Le problème actuel, c’est que la lumière qui en émane est assez froide. Mais tout récemment on a mis au point une technique qui permet d’avoir une lumière plus chaude et plus agréable. Malheureusement, la technologie du LED est encore beaucoup trop chère. Actuellement on cherche à faire des économies d’électricité et on recourt de plus en plus volontiers à l’utilisation d’ampoules économiques. Je déteste la lumière qu’elles diffusent, elle est tout simplement horrible. J’espère que les LED les remplaceront rapidement et qu’elles ne seront plus qu’un mauvais souvenir.

Que pensez-vous de la mode dans le design. Une lampe peut-elle se démoder ?

Si une lampe se démode, c’est que c’est une mauvaise lampe. Si elle est bien conçue et pleine de qualités, elle résistera à l’épreuve du temps. Mais je reconnais que dans la production actuelle, peu d’objets risquent de durer. Les produits actuels sont, en effet, de plus en plus superficiels. Les designers contemporains proposent des formes extravagantes qui ne se justifient pas toujours. En revanche, la multitude de nouvelles créations stimule la créativité et il faut sans cesse se dépasser. Grâce à cela, l’intérêt du public pour la lumière grandit également et c’est tant mieux.

Continuez-vous à faire des recherches sur les hologrammes ?

Les hologrammes et la lumière sont très intéressants. Grâce à eux il est possible d’aller très loin en termes de décoration. On peut susciter beaucoup de joie et d’amusement par ce biais. On pourrait imaginer de faire voler une myriade de papillons dans une pièce, par exemple. Vous les voyez lorsque vous êtes face à la lampe et dès que vous changez d’angle ils disparaissent.

Quel est votre rêve le plus fou ?

Je rêve de créer une lampe qui apparaît et qui disparaît automatiquement, selon mon humeur et selon la situation. J’aimerais également créer une sorte de bibliothèque de lumières où l’on pourrait choisir celle que l’on a envie d’employer à un moment précis et ensuite pouvoir la remplacer par une autre adaptée à d’autres circonstances. Vous savez, même au sein d’un couple très uni il peut y avoir des tensions au sujet de la lumière. C’est tellement personnel. Cette bibliothèque serait particulièrement pratique lorsque le mari souhaite une lumière vive alors que sa femme rêve d’un éclairage tamisé.

Propos recueillis par Serge Lvoff

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