Etrange histoire que celle de ce talon bas qui pique la vedette cette saison à son concurrent, le stiletto. La mode à plat ? Faites entrer les accusées : ballerines, baskets et sandales.

D’un côté, il y a l’histoire, l’officielle. De l’autre, la petite vérité, l’officieuse. Et pour cette absolue domination du plat sur le talon cette saison, voici à peu près la même équation. Premier round, une sculpture de Degas, mondialement connue, La Petite Danseuse de 14 ans, et ses pieds chaussés de ballerines : elle est la preuve que porter du plat n’enlève rien à la féminité, un pur moment de grâce et de puissance contre le vénéneux et aguicheur talon haut, dit stiletto. Deuxième round, cet instant fatigué de la dernière Fashion Week parisienne en surrégime, où une rédactrice de mode, interrogée sur cette question cruciale, déclare :  » Le talon haut ? Mais ça ne va pas ! C’est pour les cons.  »

De manière moins prosaïque, après dix-sept ans de bons et loyaux services, la terrible critique de mode Cathy Horyn quitte le New York Times et aboutit aux mêmes conclusions. La mode est à plat. Mais il ne s’agit pas que d’une question de semelles. Dans l’un de ses derniers articles – 1 172 au total -, elle constate cette déconnexion entre le désir des créateurs – talons hauts, excentricité, surenchère du sens et des matières – et les envies plus simples des consommatrices, même les plus pointues. Lassée d’un glamour de podium, elle remarque que la mode a quitté depuis trop longtemps la zone du style pour atterrir dans celle du confort. Le pragmatisme l’a emporté sur la dictature du superfétatoire et de l’achat compulsif. Nous sommes entrés dans le sas des valeurs sûres, d’une raison plus naturelle pour la silhouette.

GARE AUX AIGUILLES

Selon Cathy Horyn, deux affranchis du style ont compris avant les autres ces nouveaux besoins. Le premier est Alber Elbaz, pour Lanvin, qui déclarait, il y a six ans déjà, que ses robes étaient confectionnées pour que les femmes puissent reprendre du dessert. Et marcher à plat. Puis Phoebe Philo est venue raser de plus près la maxime du style dictée dans les années 1960 par sa collègue Gabrielle Chanel. Interrogée par une télé américaine sur ce que pouvait être une femme à la mode, cette dernière répondait :  » Elle s’habille bien, mais pas de manière remarquable (NDLR : comprenez excentrique). Surtout, elle ne cesse de désobéir à la mode.  » Et voilà que cette rébellion est aujourd’hui actée au sein même des défilés. C’est là, à Paris, que l’engouement pour la chaussure plate gagne tout son sens. Prenez l’exemple d’un défilé ayant lieu au jardin des Tuileries, sous l’immense tente blanche devant laquelle se déroule un tapis blanc. Il y a peu, toutes les rédactrices de mode ou presque le piétinaient sous les flashs des blogueuses énervées, elles-mêmes chaussées de talons hauts improbables, en quête du pire et du meilleur des looks. Certaines, non mécontentes de forcer le trait en affichant des hauteurs plus déraisonnables que le mont Blanc. Mais voilà que débarquent aux pieds de certaines rédactrices baskets Nike, ballerines Repetto et même Converse, ô comble de la négligence stylistique. Il y a encore deux ans, une fashionista n’aurait pu sortir sans stilettos. La raison de ce changement ? Les blogueurs, inculpés d’avoir déformé le métier premier de la rédactrice, car le surhabillé et le surchaussé ne font pas obligatoirement le moine. Une rédactrice de Condé Nast, dont le nom restera secret, décrypte cet état de fait :  » Veut-on ressembler à ces oiseaux de blogueuses, en talons hauts, parées de clashs de couleurs, d’imprimés et de matières, de tant de mauvaises audaces ? Cette simplicité et cette nouvelle discrétion que nous affichons en talons plats, c’est aussi l’étendard de notre métier. Etre rédactrice n’est pas une outrecuidance du style. Et, dans cette halle du « on aura tout vu », mieux vaut intégrer un uniforme presque anonyme qui nous distinguera de ce Rungis du surlook.  » Bien dit. Mais les Parisiennes ont compris depuis longtemps qu’un cheveu pas si bien brushé, que des ballerines ou des sneakers (le nom des baskets aux Etats-Unis) agrémentées d’un jeans encore slim et d’une veste simple – enfin pas si simple – convenaient au sérieux d’un métier dont il faut retrouver une éthique. Dans un de ses billets d’humeur postés sur son blog du New York Times, la rédactrice Suzy Menkes déplorait déjà :  » Hélas ! les gens de la mode sont aujourd’hui plus des paons que des corbeaux. Leur célébrité se résume à leurs pages Facebook.  »

BASKET MANIA

Mais le plat n’a pas eu besoin d’Internet pour gagner ses galons de style. Il a pris ses marques à la fin des années 80. A l’époque, la basket bat le pavé new-yorkais depuis l’arrivée des créateurs minimalistes tels que Helmut Lang ou encore Calvin Klein. Une aisance de l’allure où le talon haut des executive women, des  » prêtes à tout  » (selon le titre d’un film de Gus Van Sant), se trouvait remisé dans le sac cabas, un Starbucks à la main, le temps d’une marche sportive le matin, entre métro et boulot. Nike, Reebok, New Balance sont entrés ainsi sans le savoir dans les  » Downtown « . A la fin des années 70, la créatrice américaine Norma Kamali avait saisi tout l’enjeu de cette nouvelle vie dynamique en intégrant le sportswear dans son prêt-à-porter. Bien plus tard, la virtualité et la rapidité introduites par le Web n’ont fait qu’accentuer ce rapport frénétique au travail et ce désir d’aller toujours plus vite. Ainsi arriva en ville le talon plat, véritable bénédiction pour toutes celles qui voulaient être à la fois belles, naturelles, sportives et efficaces. La basket devenait l’accélérateur d’une vie sous pression où le corps ne pouvait rester en berne. Chez Nike, cette volonté marketing ne semble pas avoir été si consciente, mais le marché juteux du plat a suivi une logique : créer des formes, accentuer les couleurs pour innover chaque fois et accorder sa fantaisie aux tenues plus classiques des femmes. Moins chère qu’un escarpin de Manolo Blahnik, la basket jouait la carte jeune. Martin Lotti, l’un des grands responsables des sneakers de Nike, des collaborations sportives et des tenues de Jeux olympiques, confirme cette approche empirique :  » Nous n’avons fait qu’innover d’année en année, nous adapter aux athlètes, sans forcer un marché qui s’est imposé de lui-même, au travers d’un style de vie, de films, d’images devenues iconiques qui se sont répandus dans la rue, aux pieds des hommes et des femmes.  » Et pourtant, après cette percée dans les années 80 et 90, et une légère disparition chez les ultracitadines, la basket a refait surface il y a deux saisons. La faute à qui ? Toujours aux mêmes. Raf Simons l’a réintroduite, en collaboration avec Adidas, en en chaussant des mannequins hommes du défilé automne-hiver 13-14. Emmitouflée dans un pull cachemire confortable, Phoebe Philo affiche ses dernières Stan Smith – dont la production a longtemps été interrompue et a été réactivée en ce début d’année. Savait-elle que la marque les proposerait en version compensée ? Un vrai crime pour l’une des icônes du talon plat. Tant pis, restent les Vans.

PAR FABRICE PAINEAU

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