Côté face, ses bodys poudrés, ses jupes en mousseline, ses lèvres rosées et son petit chignon serré affolent les podiums. Côté obscur, aussi, la ballerine fait rêver auteurs et cinéastes. Décryptage.

C’est ce qui s’appelle se faire voler dans les plumes. Lassée d’entendre vanter à tout-va les talents de danseuse hors pair de Natalie Portman dans Black Swan, sa doublure a craché le morceau. Selon cette jeune femme de 27 ans, officiellement en charge  » du travail des pieds  » – comprenez les pirouettes sur pointes et autres fouettés -, l’actrice n’aurait virevolté elle-même que dans 5 % des scènes où elle apparaît tout entière. La soliste aigrie qui se répand aujourd’hui dans la presse à scandale n’en ferait pourtant pas une affaire personnelle.  » Ce que la production essaie de mettre dans la tête des gens, c’est que Natalie est une sorte de prodige qui a réussi à devenir une ballerine en un an et demi, s’insurge Sarah Lane dans Entertainment Weekly. Tout ça pour qu’elle décroche un Oscar. Cela rabaisse toute notre profession. Je fais ce métier depuis vingt-deux ans. Oserait-on affirmer qu’il soit possible à quiconque – star de cinéma ou pas – de devenir pianiste de concert en dix-huit mois ?  » L’équipe du film dément, bien sûr, rappelant que l’interprète récemment oscarisée n’a jamais caché le fait que son visage ait été photoshopé sur le corps d’une autre dans certains enchaînements critiques. Si la polémique peut paraître risible, elle démontre en tout cas, à ceux qui en douteraient encore, que tout n’est pas rose et candide dans la bulle pailletée des étoiles et des coryphées.

Pourtant, la figure de la ballerine qui souffre dans sa chair, qui en bave pour arriver, n’a jamais été aussi médiatiquement désirable.  » L’univers de la danse est terriblement narratogène, explique Philippe Marion, professeur à l’école de communication de l’UCL. L’histoire d’un danseur ou d’une danseuse est toujours synonyme de quête, de performance aussi. On retrouve l’idée sous-jacente que dans ce milieu-là, on ne peut pas tricher. Comme si l’on en avait assez aujourd’hui de toute cette facticité qui nous entoure. Le succès poudre aux yeux des stars de la télé-réalité a montré ses limites. La succession des modes, par essence éphémères, peut s’avérer stressante, ennuyeuse même à la longue. La danse classique telle qu’on la pratique en Occident depuis des siècles est rassurante car comme hors du temps. « 

Perçue comme élitiste, limite ringarde hier, cette discipline exigeante est aujourd’hui plébiscitée par les grands manitous de la pub et de la culture pop. Sur les tables de salon trône désormais Le Panorama des ballets classiques et néo-classiques de Rosita Boisseau ou mieux encore Apollo’s Angels, cette histoire du ballet – encore toujours en anglais dans le texte – signée Jennifer Homans et pointée par le New York Times comme l’un des meilleurs ouvrages de l’année. Dans le clip illustrant la chanson Runaway, Kanye West le rebelle au sens aigu de la fashion s’entoure d’un corps de ballet en mode tulle noir et chaussons de satin rose. Loin des clichés efféminés des sujets en collants moulants, le danseur classique tout en muscle est le nouvel it boy des plateaux de tournage. Déjà entraperçu dans Black Swan aux côtés de Natalie Portman – depuis lors ils se sont d’ailleurs fiancés – le soliste du New York City Ballet Benjamin Millepied partage également avec Léa Seydoux l’affiche du court-métrage Time Doesn’t Stand Still signé Asa Mader. Dans Les Yeux de sa mère du cinéaste Thierry Klifa, Géraldine Pailhas remonte sur les pointes de sa jeunesse. Même dans L’Agence, le dernier thriller fantastique de George Nolfi, Emily Blunt qui incarne la petite amie de Matt Damon fait également partie d’un corps de ballet ! On se souviendra encore qu’entre deux fictions, le réalisateur français Cédric Klapisch s’est, lui, intéressé, dans son documentaire L’Espace d’un instant, à cet univers aussi fascinant qu’hermétique aux profanes en suivant durant trois ans les mouvements publics et privés d’Aurélie Dupont, étoile au firmament de l’Opéra de Paris.  » Faut pousser jusqu’au bout, c’est au moment où tu fatigues que tu vas commencer à faire des progrès « , y entend-on en voix off pendant les répétitions de Raymonda. Dans la même veine, le mentor de la jeune Polina, héroïne du tout nouvel album éponyme de Bastien Vivès – prix Essentiel Révélation du Festival d’Angoulême en 2009 – n’hésite pas à lui asséner, sans pitié alors qu’elle tente d’intégrer son école :  » La souplesse et la grâce ne s’apprennent pas. C’est un don.  »

Où que l’on regarde, la souffrance et l’abnégation semblent toujours au rendez-vous de cette éternelle quête de la perfection.  » Même si on a tendance à les occulter à grand renfort de tulle, de rubans et de paillettes, poursuit Philippe Marion. L’esthétique associée au monde de la danse classique est empreinte de jeunisme. Un corps dansant met le fait de vieillir entre parenthèses. Il se maintient en forme. Est synonyme d’une bonne hygiène de vie. Et d’une certaine forme de jeunesse éternelle aussi. Les tutus, les chaussons ont également un petit côté hors du temps. Le fait que la mode, qui par essence est dans l’instantané, dans le mouvement perpétuel des tendances, se réapproprie les attributs de la danseuse aujourd’hui, pour en faire des vêtements somme toute assez portables, c’est peut-être le signe qu’elle est aussi en quête de stabilité. « 

Édulcorés à l’extrême, les codes de la danse classique sont en effet omniprésents dans les collections printemps-été 2011. Chez Chloé, deux tiers des silhouettes présentées ont défilé en talons plats, vêtues de justaucorps satinés portés sous des jupes en mousseline évasées. Une chorégraphie dansée également chez Alexander McQueen, chez Max Azria ou chez Lanvin sans oublier le dernier show haute couture de Chanel faisant lui aussi la part belle au nacré que l’on retrouve par ailleurs dans plusieurs palettes de make-up cette année. Chez Lancôme d’abord, où en marge des gloss à l’huile d’amande douce teintés de beige, rose ou lavande… ballerine, Aaron De Mey, le directeur artistique du maquillage, a construit son look autour d’un illuminateur composé d’une harmonie de tons pastel censés reproduire le teint de porcelaine de Coppélia. Chez Bourjois, en prime, on n’hésite pas à marier le poudré du tulle au charbon rock’n’roll.  » Ce fantasme de la ballerine a quelque chose d’universel, souligne Hélène Janela, directrice artistique de la marque aux petites boîtes rondes. Il sommeille dans le c£ur de toutes les femmes, qu’elles aient fait de la danse étant plus jeunes ou seulement rêvé d’en faire d’ailleurs. L’Opéra Garnier, c’est aussi l’un des symboles forts de Paris, ville à laquelle Bourjois a toujours été intimement lié depuis sa création en 1863. Après la dictature du nude qui a marqué le début des années 2000, face à la vague du color block qui peut aussi effaroucher certaines femmes, le retour du rose dragée, des tons pastel apporte une touche délicate de féminité. Mais nous avons twisté le côté gracile, un peu trop sage du petit rat en lui adjoignant des crayons smoky et des laques gris asphalte. « 

Dans nos placards, au rayon des must-haves indémodables, cela fait quelques années déjà que la ballerine et la basket se font de l’ombre à grand renfort d’édition limitée et de modèles collector. En rachetant Repetto en 1999, Jean-Marc Gaucher – un ancien de chez… Reebok – a relancé le chausson de danse urbain qui cartonne désormais dans le monde entier. En dix ans, la marque a décuplé son chiffre d’affaires. Et a écoulé en 2010 plus de 500 000 exemplaires de son modèle iconique, la B.B., créée en 1956 pour Brigitte Bardot. En dépit de la concurrence qui fait rage – Porselli, le fournisseur officiel de la Scala de Milan, tout comme l’Australien Bloch, donnent aussi dans la chaussure de ville – la griffe vient d’ailleurs d’agrandir son usine de Dordogne pour suivre la demande et ouvrira d’ici à la fin du mois deux nouvelles adresses parisiennes.

Dans les écoles de danse pour amateurs, les cours de barre à terre, voire même de  » classique adulte  » tout niveau sont en passe de détrôner la zumba.  » Face au bon vieux stéréotype qui voudrait que les Africains aient la danse dans le sang alors que nous, Occidentaux, sommes naturellement gauches avec notre corps, derrière la danse classique se cache l’idée que si l’on suit les règles, aussi rigides et strictes soient-elles, nous aussi nous pouvons y arriver, ajoute encore Philippe Marion. Le classique – la musique comme la danse d’ailleurs -, c’est très construit. C’est l’une des valeurs refuges de notre culture vers laquelle on peut être tenté de se retourner en ces temps de questionnement, voire de repli identitaire. « 

Après le grand retour de la cuisine de terroir, largement médiatisé par les émissions de  » cuisine réalité « , la danse grignote désormais des parts de marché en prime time. De la danse de salon certes, avec people à la clé, mais de la danse quand même… En reprenant l’émission à succès de la BBC, Danse avec les stars, TF1 a tenu en haleine pendant six semaines près de 5 millions de téléspectateurs en moyenne et engrangé 10,9 millions d’euros de recettes publicitaires. Après l’opéra, les grands ballets du répertoire se suivent, en retransmission simultanée, au cinéma. À l’affiche de la saison 10-11 de Kinepolis, Casse-Noisette, bien sûr mais aussi l’audacieux Caligula chorégraphié par Nicolas Le Riche dans une dramaturgie revue et corrigée par le comédien français Guillaume Gallienne.  » C’est moins intimidant qu’une salle de théâtre et l’on a malgré tout le cérémonial du spectacle, conclut Philippe Marion. Avec en prime, l’excitation du direct.  » Pour 20 euros, c’est vrai qu’on s’y croirait presque…

PAR ISABELLE WILLOT

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