Treize ans après son Prix d’interprétation féminine pour Rosetta, sa prestation éblouissante dans À perdre la raison de Joachim Lafosse lui vaut une nouvelle fois d’être primée au Festival de Cannes, dans la catégorie Un certain regard. Malgré le succès, Émilie Dequenne n’oublie pas ses racines hennuyères.

« J’ai toujours su que je deviendrais actrice, s’enthousiasme Émilie Dequenne. Quand j’avais deux ans, mes parents me mettaient debout sur la table du café où nous allions pour que je chante ou que je raconte une blague, et tout le monde applaudissait. À 5 ans, j’ai assisté à ma première pièce de théâtre à Ladeuze, et c’est là que j’ai su ce que je voulais faire. À 8 ans, ma mère m’a inscrite à des cours de diction et de déclamation. Après mes études secondaires, j’aspirais à faire le conservatoire mais il fallait être majeur et je n’avais que 16 ans. J’ai en effet sauté une année et je suis entrée en secondaire à 10 ans. J’ai donc terminé mes études assez tôt, sans savoir quoi faire. Heureusement, une de mes tantes m’a présenté une annonce parue dans Femmes d’aujourd’hui : les frères Dardenne cherchaient une actrice principale pour Rosetta. Je leur ai écrit, envoyé quelques Polaroid et j’ai attendu pleine d’excitation.  » On connaît aujourd’hui le beau parcours que la jeune actrice a accompli depuis.

Décrivez-nous le Hainaut dans lequel vous avez grandi…

J’ai peu de souvenirs. Le Hainaut n’est pas du tout une province touristique, et pourtant il y a des choses magnifiques à voir. Des petits sentiers, des rivières, le bois de Baudour, où nous cueillions des champignons et des groseilles avec mes parents. Il y a aussi des sources thermales et des endroits féériques comme La Mer de Sable de Stambruges. Mais mes plus beaux souvenirs sont liés à la menuiserie de mon père, où nous jouions avec mes cousins et cousines, et ma cadette de trois ans, Audrey. Elle travaille à la Mutualité socialiste d’Ath. Elle est très timide, et complètement différente de moi, mais elle aussi a quitté notre village ingrat. Que dis-je ? Vaudignies n’est même pas un village, c’est un hameau à Chièvres.

Vous n’aimez pas les villages ?

On n’apprend pas grand-chose en y restant. Entre Chièvres et Mons, il y a un monde de différences. Mes parents avaient déjà peur que j’aille à Mons en train, alors que je ne devais même pas prendre de correspondance. Les gens craignent ce qu’ils ne connaissent pas, donc je cherche à en savoir et à comprendre le plus possible. Quand on vit en ville, on est plus conscient et moins effrayé. Je déteste la peur. Elle vous empêche d’avancer, vous freine.

C’est pour cela que vous êtes allée à Paris ?

Tout comme j’étais persuadée de devenir actrice, j’ai toujours su que j’habiterais Paris. Je me souviens d’un séjour en famille. Nous étions devant le Moulin Rouge, et ma cousine a dit :  » Quand je serai grande, j’irai vivre à Paris.  » J’ai répondu :  » Moi aussi.  » Elle est partie la première, je l’ai suivie plus tard. Nous avons d’ailleurs cohabité. Jusqu’à ce que je rencontre le père de ma fille. Je suis devenue maman très jeune, je l’ai toujours voulu comme ça, je suis précoce dans tout ce que je fais (rires). J’avais 21 ans quand Milla est née. C’est une tradition dans la famille, ma mère et ma grand-mère ont, elles aussi, eu leur premier enfant à cet âge-là. Avec le père de ma fille, notre relation a duré presque six ans. Milla a bientôt 10 ans et mon compagnon a deux garçons de 11 et 6 ans.

Ce n’était donc pas un plan de carrière de déménager à Paris ?

Pas du tout. C’était un rêve d’enfant. J’y vis depuis dix ans et j’aime la ville, surtout les quartiers populaires, comme celui où j’habite, près du canal Saint-Martin, non loin de Paris Nord.

Dans la presse française, on parle de vous comme d’une actrice française.

Je conteste cette étiquette. Je ne suis pas non plus belge d’origine, je suis belge tout court. Je le suis et le reste. Même si je me marie avec mon compagnon corse, je garde la nationalité belge. Je ne voudrais pas que la Belgique se sépare. En ce qui me concerne, c’est tout bonnement impossible puisque j’ai à la fois du sang flamand et wallon. La mère de mon père était flamande. Elle ne parlait pas un mot de français quand elle a rencontré mon grand-père. J’aime mon pays. Quand je suis en France, le chocolat belge me manque. Chaque mois, je reviens m’approvisionner ici. J’adore aussi les bières de ma région : Orval, Super des Fagnes, Ciney… mais je ne les bois que quand je suis en Belgique, car ça ne finit pas toujours bien (rires).

Comme Rosetta, À perdre la raison se déroule en Belgique. Le film est basé sur l’affaire Lhermitte, le quintuple infanticide de Nivelles…

À Paris, je ne suis pas la presse belge. Je ne savais rien de ce terrible drame familial avant que Joachim Lafosse me le raconte. Je le vois presque comme une tragédie grecque, un opéra, un film de Lars von Trier. Le film a beau s’inspirer d’une histoire belge, cela aurait pu arriver n’importe où, et de tout temps. Une mère qui tue ses enfants, c’est incompréhensible, impensable, inimaginable. Et pourtant, j’ai tout de suite aimé le scénario. C’est une quête sensible et pudique visant à comprendre comment cela a pu arriver. Et non pas ce qu’il s’est passé, parce que le film commence avec quatre petits cercueils blancs à bord d’un avion en direction d’Agadir. Mais le film est plus qu’une tragédie. Il y a de l’amour, du bonheur, de l’émotion aussi. Murielle, mon personnage, évolue d’une jeune fille amoureuse vers une femme instable, tourmentée, qui finit par tuer ses enfants dans un accès de folie.

Au début, Murielle est une femme ravissante et heureuse. Tout au long du film, on la voit devenir blême, cernée, arborer un visage torturé et gonflé. La beauté, est-ce important pour vous ?

En tant qu’actrice, je renvoie une image glamour, mais dans la vie quotidienne, j’aime les choses simples, je suis très pragmatique et concrète. Quand je ne travaille pas, je reste naturelle. Je ne me coiffe pas à outrance, je ne me maquille que légèrement. Mais parfois j’aime être coquette, et, au boulot, j’apprécie quand les visagistes, coiffeurs et habilleurs s’occupent de moi. Cela me rappelle les jeux de mon enfance… Je ne me trouve pas belle ni laide. Avec mon physique un réalisateur peut aller un peu dans tous les sens. L’essentiel, c’est que je me sente bien dans ma peau, ce qui n’a pas toujours été le cas. À 11 ans, j’ai grossi de façon assez soudaine. Deux ans plus tard, j’avais déjà des formes féminines prononcées et ma forte poitrine a gâché mon adolescence. Les garçons me faisaient des remarques en permanence, j’étais très complexée. En outre, je détestais mon visage rond. À un point tel que je me suis mise à un régime drastique, où je ne mangeais plus. Pendant des semaines. Ce n’était ni plus ni moins qu’une forme d’anorexie. Rien que de penser que j’avais trop ingurgité, je me faisais vomir. En un mois, j’ai perdu quatorze kilos. Et malgré cela, je me trouvais toujours très laide. J’avais encore un visage rond. Aujourd’hui, ma poitrine a disparu. Dommage.

À perdre la raison, en salles actuellement.

PAR GRIET SCHRAUWEN

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