Barbara Witkowska Journaliste

Salvador Dali aurait eu 100 ans cette année. L’occasion de fêter le plus provocateur des peintres surréalistes du XXe siècle (1904-1989). Et de redécouvrir celui qui dès l’âge de 16 ans savait qu’il serait un génie et que le monde l’admirerait.

Carnet de voyage en page 58.

On approche des fameux rochers de cap Creus, à l’extrême nord-est de la péninsule Ibérique. Salvador Dali adorait ce paysage et ne cessait de peindre ces montagnes qui descendent brutalement dans la mer, sculptant des criques et des calanques d’une vraie beauté sauvage. Figueres (orthographe catalane de Figueras), le berceau du peintre. Au centre-ville, la rue Narcis Monturiol, qui prolonge la Rambla. Au numéro 6, une plaque rappelle que Dali est né dans cette maison le 11 mai 1904. La façade est coquette mais un peu défraîchie. Au rez-de-chaussée, un commerce abandonné. La mairie vient seulement de racheter l’immeuble. Etonnamment, il ne s’y passera rien en 2004. D’ailleurs, les autorités ne savent pas encore quelle affectation lui donner.  » Que voulez-vous, commentent les mauvaises langues dans un éclat de rire, Figueres reste toujours une ville surréaliste !  »

Direction, donc, le temple du surréalisme : le Théâtre-Musée Salvador Dali. On n’est pas déçu ! Sur le toit poussent des £ufs géants, sur la façade ocre des pains de campagne se multiplient à l’infini. Ces deux aliments de base, sains et naturels, ont hanté l’£uvre du peintre toute sa vie. Au-dessus du bâtiment, une immense coupole géodésique est censée symboliser l’architecture monarchique, dont Dali raffolait. A l’origine, le bâtiment fut bien un théâtre, construit en 1849. Brûlé accidentellement à la fin de la guerre civile, en 1939, il a été laissé à l’abandon pendant de longues années. Vers 1960, Dali commence à caresser le projet de son propre musée  » extraordinaire « . Les ruines l’impressionnent et lui rappellent de bons souvenirs. C’est, ici, qu’il a exposé ses premières £uvres. Il avait 14 ans. Le théâtre fait face à l’église Sant Pere (Saint-Pierre) où il a été baptisé et a vécu ses  » fantasmes érotiques d’adolescent « . Enfin, sa peinture  » éminemment théâtrale  » trouvait idéalement sa place dans un ancien théâtre. La boucle est bouclée.

Après des négociations serrées avec les autorités, suivies de longs travaux de rénovation, le Musée-Théâtre fut inauguré en 1974. Avec beaucoup d’émotion, on pénètre dans la cour intérieure… pour s’arrêter devant la célèbre Cadillac pluvieuse. Juste derrière, la barque jaune de Gala, hissée au sommet d’une gigantesque colonne de pneumatiques (censée évoquer le tronc d’un palmier) tente d’atteindre les nuages. Tout autour, sur les murs envahis par le lierre, se déploie l’univers dalinien : lavabos fluorescents, mannequins dorés, réverbères modernistes, squelettes d’animaux. A l’étage, dans la Salle Mae West, le portrait de l’actrice américaine, revu et corrigé par le chirurgien plasticien Dali. Le visage est décomposé et symbolisé par des objets décoratifs et des pièces de mobilier, dont le célèbre canapé rouge en forme de lèvres. Le tout habilement transformé en salon dadaïste. C’est l’émerveillement devant le panache, les inventions, les situations insolites et désopilantes. Ici, on peut se balader en toute liberté, il n’y a pas d’ordre imposé et pas de chronologie. On admire les £uvres de jeunesse, influencées par l’impressionnisme, le pointillisme et le cubisme et les superbes peintures aux plafonds. On s’attarde devant les mises en scènes délirantes, on rêve devant des bijoux étonnants, exceptionnels mais importables, tel ce c£ur en or qui bat réellement (grâce à un mécanisme caché).

 » Je veux que mon musée soit un bloc unique, un labyrinthe, un grand objet surréaliste. Ce sera un musée absolument théâtral. Les visiteurs en sortiront avec la sensation d’avoir eu un rêve théâtral « , aimait à répéter Dali. Il prouve aussi avec certitude que Dali fut un immense artiste. Même si, au fil des ans, ses extravagances ont éclipsé l’essentiel, les scandales et le goût de la provocation ont occulté le génie, l’artiste global, profond et cultivé, magicien de la couleur, maîtrisant à la perfection toutes les techniques picturales. Il est temps de remettre les pendules (molles) à l’heure ! Et de se recueillir un moment dans la crypte où repose son corps embaumé, derrière une plaque bien sobre : Salvador Dali i Domenech Marquès de Dali de Pubol. Cet ami de la monarchie a été anobli, au début des années 1980, par le roi Juan Carlos.

Un château pour Gala

Salvador Dali rencontre Gala en 1929, lors d’une balade dans les rochers de cap Creus. Accompagnée de son mari Paul Eluard, elle a fait le long voyage pour faire la connaissance de ce peintre dont le nom est sur toutes les lèvres dans les dîners parisiens. C’est le coup de foudre. Dali et Gala ne se quitteront jamais plus. Pour Paul Eluard, le mariage est sacré. Il consent néanmoins à divorcer, pour épargner au couple de vivre dans le péché ! Salvador et Gala convolent civilement au consulat d’Espagne à Paris, en 1933. Bien plus tard, après la disparition de Paul Eluard, ils se marient religieusement, en 1958, lors d’une cérémonie parfaitement secrète. Gala a alors environ 65 ans (les origines de Gala Diakonova sont assez troubles, mais on admet généralement qu’elle est née à Kazan, en Russie, en 1893). La relation fusionnelle a cédé le pas à une certaine lassitude, un besoin de distance. Gala recherche le calme et la solitude. Elle aspire à un lieu de retraite  » haut de gamme  » où elle puisse ruminer en paix sa peur pathétique de vieillir.

Le château de Pubol, construit au XIVe siècle, distant d’un jet de pierre de Figueres et de Port Lligat (où le couple possède une maison de pêcheurs), lui convient parfaitement. La bâtisse est en très mauvais état. Qu’à cela ne tienne. Dali ne peut rien refuser à sa Muse, sa bonne-fée, sa Galutchka adorée. Il s’improvise même architecte, participe activement à la rénovation et à la décoration du château. Gala s’y installe en 1971. Elle s’y sent chez elle, au c£ur de cette masse rassurante de pierres grises, parmi ces volumes sévères, égayés par un mobilier capitonné aux couleurs hollywoodiennes : framboise, bleu piscine ou or pâle. Gala y reçoit sur carton d’invitation. Dali est également soumis à cette règle. Pendant dix ans, il ne recevra que deux cartons… En revanche, les visites des (très) jeunes  » fiancés  » de Gala sont plus fréquentes. Histoire de garder quelques illusions, de plaire, encore et toujours. La musique peut enfin remplir l’espace (Dali la détestait). Mais la muse vieillit. Roberto Zélicovitch, son chirurgien plasticien, lui refuse son ènième lifting. Sa peau a été beaucoup trop tirée ! Alors, elle ne se regarde plus dans les miroirs. Et puis, au printemps 1982, c’est la chute fatale, sur le carrelage de la salle de bains. Opérée d’une fracture du col du fémur à Barcelone, elle ne reprendra plus connaissance. Transportée dans sa chambre ronde de Port Lligat, elle s’y éteindra le 10 juin 1982. Son impressionnante Cadillac (elle est toujours au garage !) ramène le corps au château de Pubol où selon sa dernière volonté, elle souhaitait être enterrée. Gala y repose dans des caves aménagées en crypte très simple. Des chevaux blancs et une girafe, sculptés par Dali, la veillent dans son sommeil éternel.

Sur les chemins des écoliers

Comme toutes les villes moyennes en Espagne, Gérone a un charme inouï. Les médiévistes l’adorent, car son petit espace réunit une concentration impressionnante de constructions moyenâgeuses, aussi bien civiles que religieuses. Avant de se perdre dans les ruelles sombres du centre historique, une halte sur un pont surplombant la rivière Onyar qui sépare la vieille ville de la nouvelle s’impose. Le plus beau, c’est le pont de fer baptisé pont des Poissonneries Anciennes construit par la Compagnie de Gustave Eiffel, douze ans avant la célèbre Tour. D’ici, le regard embrasse une juxtaposition infinie de maisons, dont les admirables façades rouges, jaunes, ocre et orangées se reflètent dans l’eau. Saisissant. Puis, dans l’entrelacs des ruelles, de bien belles perspectives s’affichent. Arrêt devant la maison de naissance de Xavier Cugat, violoniste et chef d’orchestre, rendu célèbre par les films hollywoodiens de la grande époque. Pour traverser ensuite le quartier juif, admirablement conservé (le musée de l’histoire des Juifs, aménagé dans l’ancienne école cabalistique est très intéressant), et aboutir devant la cathédrale. Un chef-d’£uvre qui se mérite, car il demande une ascension d’une centaine de marches. Au sommet, quelle récompense ! Une architecture grandiose et colossale, baroque à l’extérieur, gothique à l’intérieur. Avec, au centre, une nef unique, large de 22,98 mètres, un record mondial, dit-on. Du parvis de la cathédrale on aperçoit le clocher  » coupé  » de l’église Sant Feliu qu’une erreur  » technique  » a privé de sa pointe. D’anciens bâtiments religieux ont été transformés en musées et méritent aussi le détour. Ainsi le musée d’Art, aménagé dans l’ancien palais épiscopal, avec sa table de verrier unique au monde du XIVe siècle sur laquelle on composait les vitraux.

De Gérone, on peut s’échapper vers les mini-destinations de charme, dont ces petits villages de pêcheurs sur la côte que Dali aimait tant. Il y a aussi Olot, blotti sur les hauteurs d’une zone volcanique. Avec son musée des Volcans et son labyrinthe de charmantes ruelles qui affichent de véritables perles de l’architecture moderniste (Art nouveau catalan). Sans oublier le minuscule village de Besalu, un petit bijou de l’architecture médiévale, admirablement conservé. Chaque pierre y raconte une histoire, de l’admirable pont roman avec ses sept arcades à la place de la Liberté, entourée par ses portiques du XVIe siècle. Une pure merveille !

Barbara Witkowska

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