Jusqu’il y a peu accueillis aux premiers rangs des défilés, blogueurs et photographes de streetstyle s’en voient aujourd’hui refuser l’accès. La Fashion Week de New York recommande en effet plus d’intimité pour les shows. Après avoir imposé son  » partout, tout le temps  » au monde de la mode, la révolution numérique connaîtrait-elle un retour de balancier ?

« Un véritable zoo.  » Voilà comment Catherine Bennett, organisatrice de la Fashion Week de New York, décrit en décembre dernier la semaine des défilés.  » Ce qui était au départ une plate-forme pour créateurs établis afin qu’ils présentent leurs collections aux médias et clients triés sur le volet est devenu une période désordonnée, épuisante et trop coûteuse pour pouvoir faire du vrai business « , soutient la directrice générale d’IMG Fashion, l’entreprise mandatée par Mercedes pour l’organisation du rendez-vous new-yorkais. Ce sont les blogueurs, photographes de streetstyle et autres starlettes de la mode qu’elle montre du doigt. Ils sont invités en masse depuis quelques saisons et occupent les premiers rangs. À certains défilés, rares sont les spectateurs qui regardent vraiment les vêtements. Scotchés à leur smartphone, ils s’attellent plutôt à poster des selfies, voire découvrir les pièces phares sur Instagram.

On le sait, le secteur de la mode a connu ces dernières années une vraie révolution numérique. Mais au départ, rares étaient les maisons à vouloir changer leurs habitudes. Dans un premier temps, elles ont eu  » peur de perdre le contrôle en rendant tout accessible sur Internet « , explique Damien Van Achter, expert des nouvelles technologies et notamment co-fondateur de l’accélérateur de start-up NEST’up. Il est en effet plus difficile de maîtriser sa communication sur le Net. Deuxième crainte, celle de diluer l’impact du label. Elles préféraient se concentrer sur le marketing à l’ancienne plutôt que de miser sur de nouveaux canaux.  » Monitorer des conversations sur les réseaux sociaux, créer du contenu Web… Ce sont des investissements lourds, en temps comme en ressources matérielles « , poursuit Damien Van Achter.

MARKETING NUMÉRIQUE

Certains n’ont pourtant pas hésité pas à investir très vite. Burberry est pionnier en la matière. Le spécialiste du trench, en perte de vitesse au niveau ventes, s’empare de l’opportunité pour dépoussiérer ses produits et son image. Et réussit à faire rimer tartan avec innovation. La marque se met à Facebook en 2009. Depuis, elle compte quelque 16 millions de fans. Burberry a été la première grande maison, en 2011, à retransmettre son défilé en direct sur Internet et sur grand écran à Piccadilly Circus, commenté via Twitter par Christopher Bailey, directeur créatif. Certaines pièces peuvent être commandées tout de suite après le show, une petite révolution dans le secteur.

Une stratégie numérique qui paie. S’il est difficile de faire un lien entre les projets digitaux et les résultats de la société, le prix de l’action a été en augmentation constante depuis 2009. L’entreprise britannique se place pour la troisième fois consécutive au top du classement  » Digital IQ Index  » du think tank réputé L2, séduit par la cohérence entre Web, mobile et magasins physiques. En novembre dernier, Burberry dévoilait un nouvel outil pour ses points de vente, permettant aux vendeurs d’avoir accès sur tablette à l’historique d’achat des clients. Ces derniers ont aussi la possibilité de commander sur Internet, puis d’aller retirer leurs articles en boutique, fait rare dans la mode haut de gamme.

La griffe soigne aussi terriblement ses collaborations. A l’automne dernier, juste après l’annonce du départ de la directrice générale Angela Ahrendts, recrutée par Apple, l’iPhone 5c du géant à la pomme a été utilisé en avant-première pour couvrir le show sur les réseaux sociaux. Tout récemment, à la dernière Fashion Week de Londres, le spécialiste du tartan a lancé un partenariat avec WeChat, l’une des plates-formes de messagerie les plus populaires en Chine. Les utilisateurs peuvent y obtenir des descriptions audio des silhouettes, des photos des backstages…  » Ce qui est excitant pour nous, a révélé Christopher Bailey lors du défilé, c’est la manière avec laquelle nous pouvons raconter des histoires plus en profondeur à travers cette plate-forme.  »

LE CULTE DU BUZZ

Après les états d’âme des débuts, la plupart des marques ont aujourd’hui sauté dans l’ère numérique à pieds joints. Quasiment tous les défilés sont retransmis en direct sur le Web et ils sont devenus de vraies machines à faire le buzz. En 2012 déjà, Diane von Furstenberg avait fait porter des Google Glasses à ses mannequins. Pour l’automne-hiver 2014, Fendi s’est associé au moteur de recherche américain pour filmer le show avec… un drone et le diffuser en direct sur Youtube. L’opération a engendré quelque 5 000 mentions dans la presse, se félicite la maison italienne.

 » Être présent sur Internet, c’est éviter que d’autres le soient à votre place, analyse Damien Van Achter. Les griffes produisent elles-mêmes du contenu pour anticiper les critiques qui ne sont pas contrôlables à 100 %. Cela permet aussi d’optimiser sa présence sur les moteurs de recherche, d’y paraître à son avantage. C’est une question de contrôle d’image et de « content marketing », en somme.  » Voilà pourquoi de plus en plus de groupes de mode ou de luxe ont leur propre magazine en ligne, hébergent des blogs, créent des vidéos artistiques, etc.

REGARDER, CLIQUER, ACHETER

L’un des plus grands changements qu’a induit le Net est sans doute l’e-commerce. En Europe, la vente en ligne pesait 158 milliards d’euros en 2012, soit 20 % de plus qu’en 2011. En Belgique, la fédération du commerce et des services Comeos s’attend à voir doubler le chiffre d’affaires du commerce online d’ici à 2018. D’abord déstabilisées, les grandes maisons se sont ensuite adaptées, proposant des services de plus en plus pointus aux consommateurs. Un nouveau concept voit ainsi le jour : le  » watch, click & buy « . Des vidéos interactives qui permettent d’acheter les articles qui y apparaissent. Gucci, par exemple, présente sur son site des pubs sur lesquelles il suffit de cliquer pour ajouter un article au panier. Tout récemment, Nowness.com, le magazine Web du groupe de luxe LVMH, a rendu ses vidéos  » achetables « . Il confie à des artistes la réalisation de films d’une poignée de minutes en utilisant des pièces de créateurs. On sélectionne les vêtements qui nous intéressent, puis on est redirigé vers l’e-boutique concernée.

C’est aussi sur cette vague que surfe la jeune start-up My Beautiful Dressing, lancée il y a deux saisons par les Parisiennes Sandra Mascio et Céline Brugnon. Leur site de vente en ligne propose de pré-réserver les pièces des collections lors de la Fashion Week. Les clientes paient un acompte de 50 %, puis My Beautiful Dressing passe commande aux stylistes, qui livrent quelques mois plus tard. La plate-forme propose aussi des retransmissions en direct de défilés, pour attirer les internautes. En février, dix shows étaient diffusés. À l’automne prochain, ils seront plus de vingt.  » Au début, il était difficile de convaincre les labels, confie Céline Brugnon. On nous disait que cela ne se passait pas comme ça, qu’on ne pouvait pas couper le circuit de distribution classique.  » Pourtant, Jean-Charles de Castelbajac ou encore Alexis Mabille leur font confiance d’emblée.  » Nous avons obtenu des accords avec quelques grands noms et tout le monde nous a rappelées.  » Actuellement, la start-up est en pleine levée de fonds et travaille avec 130 créateurs.  » Nous proposons un environnement dans lequel les marques sont valorisées avec des portraits, des news… Et nous livrons dans le monde entier, ce qui permet aux maisons de conclure des ventes supplémentaires.  » Être présent sur un site comme celui-là est devenu un outil de communication en plus. Les clientes ?  » Elles viennent de Paris, mais aussi de province et de l’étranger, répond Sandra Mascio. Asie, Emirats arabes unis, Amérique du Sud… Des consommateurs haut de gamme qui n’ont pas accès aux boutiques.  »

 » UN RETARD DIFFICILE À RATTRAPER  »

Avant de se lancer dans le commerce en ligne, Sandra Mascio a travaillé dix ans dans la pub. Elle s’occupait de la communication digitale de grandes entreprises de mode, de luxe et de cosmétique.  » Burberry, Kenzo… Certains labels se sont lancés dès le début dans le numérique et ont été précurseurs. Ce qu’ils font est très inspirant, livre-t-elle. D’autres ont eu peur de perdre leurs fans. Mais un gouffre s’est creusé entre les griffes qui n’ont pas été frileuses et celles qui ont aujourd’hui un retard à rattraper.  » Ces dernières, éprouvant de plus en plus de difficultés à vendre en boutique, viennent aujourd’hui frapper à la porte de sites innovants comme My Beautiful Dressing ou encore Moda Operandi.  » Il y a cinq ans, on devait batailler pour faire comprendre l’importance du digital. Mais j’ai l’impression qu’on a passé un cap. Aujourd’hui, à part quelques exceptions, tout le monde a compris.  »

Au point qu’à Londres, les créateurs qui ne délivrent pas de code Wi-Fi sont vus comme des extraterrestres. Le Net a imposé son immédiateté et son ubiquité au monde de la mode, même si cela fait parfois désordre, à l’image des recommandations de Catherine Bennett d’IMG Fashion…  » Si aujourd’hui certains veulent resserrer les rangs des défilés, c’est pour les rendre à nouveau exclusifs dans la vie réelle, conclut Damien Van Achter. Les diffusions virtuelles sont là pour donner l’eau à la bouche, tandis que les shows physiques sont réservés à ceux qui en donneront l’impact le plus important et le plus positif.  »

PAR MARIE DOSQUET

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