La tendance est aux meubles douillets, aux formes classiques et enveloppantes. La maison se veut un cocon rassurant au service des urbains stressés par la crise et par le besoin frénétique d’être sollicités pour se sentir en vie.

EN QUÊTE DE (RÉ)CONFORT

Tous les décortiqueurs de temps de crise s’accordent à le dire : l’humeur de ce début de siècle est au moelleux, à la délicatesse rassurante, au vintage bienveillant. En mode, cela se traduit par une envie de coupes rétro, de pastels sucrés, d’ornements jusqu’à l’excès. Dans l’assiette, cela flaire le terroir, la purée pur beurre, voire le menu régressif mais upgradé ( lire en pages 60 à 64). Quant à la maison, elle rentre plus que jamais dans sa bulle, à grands renforts de tapis douillets, de canapés doudous et de rééditions aux lignes connues qui exonèrent de tout risque de mauvais goût. Chez Vitra, la célèbre Lounge Chair de Charles et Ray Eames fait partie de ces  » long-sellers  » – il s’en vend presque une par jour en Belgique – qui s’installent chez vous pour durer.  » Un fauteuil comme celui-là va rester dans la famille, assure Remy Schepens, directeur général de Vitra Belgique. Il aide à se créer des souvenirs. Il fait venir à l’esprit des images chaleureuses. Il est facile de s’y projeter en train de passer une bonne soirée.  »

Pour les trentenaires de la génération Y, nés avec l’idée qu’une certaine forme d’incertitude et de précarité fait partie de la vie, la sérénité idéalisée par les pubs de marques de meubles n’est pourtant pas toujours synonyme de confort, bien au contraire.  » On est loin de l’image idyllique du type qui lit un livre dans son jardin au bord de sa superbe piscine, ironise Mathieu Berger, professeur de sociologie à l’UCL. Le confort n’est pas une valeur qui se limite au foyer. On la recherche où que l’on se trouve et l’on en attend des choses différentes selon les lieux ou les moments de son existence.  » Ainsi, une chaise (parce que) bancale dans un bistrot branché d’un quartier populaire à Bruxelles, rendra l’expérience plus pittoresque et partant plus mémorable, parce qu’agréable. La même assise un peu moche, transposée dans l’univers souvent rêvé de la maison, resterait cantonnée au garage ou à la buanderie.

LA MAISON, VALEUR REFUGE

 » Quand vous dessinez des meubles pour des espaces publics, une certaine part d’inconfort est même nécessaire, renchérit le designer italien Piero Lissoni. Essayer de normaliser le confort, de le standardiser, c’est une idée fasciste. Si le meuble que l’on conçoit est un petit peu inconfortable, il vous oblige à interagir avec lui constamment, ce qui permet de garder bien en tête la notion de l’endroit dans lequel on se trouve.  » Pour l’architecte italien, aussi, confort et immobilité ne vont décidément pas de pair.  » On peut même pousser la logique plus loin, poursuit l’architecte et urbaniste bruxellois Ward Verbakel. Récemment, notre bureau a dû concevoir une chaise pour une église. Dans un contexte religieux, on peut même se demander si le confort est le bienvenu, s’il est souhaitable. S’il permet de garder l’esprit ouvert et prêt pour l’expérience liturgique. On n’est pas dans un canapé. Pour un budget minimum, il fallait trouver le meilleur compromis – cela devait être empilable, ajustable en hauteur et relativement confortable -, sachant que cette chaise ne serait pas utilisée plus d’une heure par semaine. C’était aussi un excellent moyen de mesurer la résistance au changement : il n’y a pas pire chaise au monde que ces vieux modèles en bois très bas sur lesquels on pouvait même s’agenouiller autrefois. Pourtant, notre création, lors des nombreux tests que nous avons réalisés, n’était jamais assez confortable aux yeux des futurs utilisateurs, parce que sans doute trop différente de l’idée qu’ils se font depuis quarante ans d’une chaise d’église. « 

Un conformisme qui pourrait aussi expliquer le succès jamais démenti de ce que l’on appelle aujourd’hui les  » icônes  » du design.  » La crise aidant, un meuble, quel qu’il soit, doit remplir sa fonction, commente Pierre Hoet, l’un des associés du magasin bruxellois In Store. La maison est une valeur refuge, dans tous les sens du terme. On a envie, besoin même, de se retrouver chez soi entouré de choses que l’on aime. Et que l’on aime montrer pour se prouver, à soi autant qu’aux autres d’ailleurs, que l’on a du goût. Avec des fauteuils Panton, Eames, Knoll, validés parce que reconnus, parce que montrés dans les magazines, on ne prend pas le risque de se tromper. Comme un sac de luxe, une belle montre ou une paire de chaussures, ils disent quelque chose de ce que l’on est. « 

LE DÉSORDRE, C’EST LA VIE

Ce besoin constant de validation, amplifié par l’usage intensif des réseaux sociaux, redéfinit lui aussi la notion même de confort.  » Grâce à Facebook, on peut rester en permanence connecté avec tous ceux que l’on connaît, avec les êtres qui nous sont chers, insiste Mathieu Berger. Pour nous sentir vivre, nous avons besoin de mobilité, d’intensité. Cela nous donne le sentiment d’exister. À l’inverse, l’absence de signal de reconnaissance, de frénésie, peut devenir carrément anxiogène et conduire à la dépression. « 

Dans un monde où la sphère privée est outrageusement exposée, où même les architectes cultivent le culte de la transparence, le besoin de retrouver une certaine intimité se fait fortement sentir et se traduit, dans la nouvelle création design, par l’apparition de produits cocons, enveloppants, comme le canapé Ploum ( lire en pages 30 à 38), composé de mousse à mémoire de forme, créé par les frères Bouroullec pour Ligne Roset. Chez B&B Italia comme chez Kartell, l’Espagnole Patricia Urquiola défend l’idée de garnitures moelleuses dans lesquelles il ferait bon s’enfoncer.  » Les gens ont envie de choses désirables, confirme Pierre Hoet. De belles matières. De meubles qu’ils pourront « consommer » sans modération. Les chaises et fauteuils d’apparat recouverts de housses que l’on retirait quand venaient les invités, cela n’existe plus.  »

Le règne des pièces ouvertes – qu’il s’agisse de la combinaison salon-cuisine-salle-à-manger ou chambre-salle-de-bains – est devenu la norme.  » Pour des raisons de convivialité mais aussi parce que l’occupation de l’espace, surtout en ville, risque de devenir un enjeu de société, plaide Ward Verbakel. Pour certaines personnes, le désordre c’est l’enfer. Pour moi, c’est le signe que l’environnement qui m’entoure est vivant. On a forcément besoin d’inconfort pour définir le confort. Il faut accepter une part de laideur, d’étrange. Si la chaise universelle existait, cela signifierait que tout le monde devrait s’y asseoir de la même manière. Sans ressentir le besoin de bouger.  » C’est toute notre survie qui en dépendrait : l’univers a plus que jamais besoin d’entropie.

WARD VERBAKEL, ARCHITECTE ET URBANISTE

 » Quand ils rêvent de leur nouvelle habitation, les gens ont des exigences énormes en matière de confort. La taille des pièces apparaît comme le critère de référence. Les standards qu’ils mettent en avant sont définis par un subconscient sociologique qui leur dicte ce qu’une maison parfaite devrait être dans leur milieu social. Pour aborder la question du confort autrement, je leur demande de m’apporter des photos de leur salon, des meubles qu’ils aiment et qu’ils souhaitent garder. De cette manière-là, j’arrive à discerner ce qui est réellement important à leurs yeux. En sachant qu’au bout du compte, c’est ce que l’on est prêt à payer réellement qui va définir le niveau de confort dont on va se satisfaire. La notion de durabilité risque aussi de devenir essentielle à l’avenir. Ce qui impliquera sans doute d’abandonner un jour le modèle de la villa quatre façades en rase campagne qui posera d’énormes problèmes de mobilité à ses occupants. On ne peut pas non plus parler de confort sans évoquer l’esthétique. Les architectes, les urbanistes vont appliquer des règles d’harmonie, de symétrie à un environnement pour le rendre agréable et donc confortable à l’£il. Mais il faut être prudent : dans une ville, si tout est lisse et beau, c’est effrayant. L’étrange, l’interlope a aussi besoin de son espace. Nous avons tous une part de nous qui refuse de suivre les règles établies. La pub a tendance à nous dire que le confort, c’est un frigo et un canapé. Mais le confort, c’est par essence une perception. Que l’on ne pourra jamais définir rationnellement. « 

REMY SCHEPENS, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE VITRA BELGIQUE

 » Bien sûr, nos meubles ont de jolies formes, de belles couleurs, mais l’ergonomie est au c£ur de notre travail. Le succès d’un objet, c’est une question d’équilibre entre esthétique et fonctionnalité. Proposé à un prix correct, évidemment. Vitra, c’est une attention permanente au détail, à la qualité des matières premières utilisées. Notre CEO Rolf Fehlbaum a chargé la créatrice Hella Jongerius de revoir entièrement notre gamme chromatique, de proposer de nouveaux tissus. Parce que le confort est aussi tactile et visuel. Les gens doivent avoir envie de toucher nos meubles. En 1956 déjà, Charles Eames voulait que sa Lounge Chair ait l’aspect chaleureux d’un gant de base-ball bien patiné. Quand on regarde ce fauteuil, quand on s’imagine dedans, on se voit bien au chaud, avec un bon bouquin, un verre, une musique agréable en fond sonore. C’est rassurant. Parce que l’on sait que c’est un produit qui dure et l’on n’a pas toujours envie de changement, d’incertitude, surtout dans le monde dans lequel nous vivons. Mais cela ne nous a pas empêchés de revoir les mesures de la Lounge Chair, en accord avec les héritiers des Eames, pour qu’elle s’adapte aux morphologies d’aujourd’hui. Nous ne fabriquons pas des pièces de musée mais des meubles dans lesquels les gens doivent se sentir bien. « 

PIERO LISSONI, ARCHITECTE

 » Le travail d’un architecte ou d’un designer doit être un petit peu libertaire. Une chaise est une chaise, un canapé est un canapé, mais les usages que l’on peut en faire sont multiples. Prenez un sofa : vous êtes invité chez des amis, vous allez d’abord vous y asseoir de manière un peu formelle. Mais votre posture ne sera plus du tout la même après un ou deux Dirty Martini ! Idem quand vous regardez la télévision, quand vous travaillez, quand vous écoutez de la musique. C’est la même personne, le même objet, mais l’usage qu’elle en fait sera différent. Dessiner un canapé, c’est un exercice très facile. Mais imaginer tout le rituel qui va avec, ça c’est compliqué. Aujourd’hui, on attend plus de choses de nos objets qu’il y a cinquante ans. La maison n’est plus cette Cité Interdite dans laquelle on se retranchait, où l’on protégeait tout, avec des housses, parce que tout devait être conservé, rester intact pendant des années. Désormais on  » consomme  » les meubles, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose à condition de le faire avec intelligence. J’aime l’idée d’interaction, de connexion, de contamination, même, par tout ce qui m’entoure. Je suis convaincu qu’il faut un petit peu d’inconfort pour créer le confort. On n’est pas bien dans l’absolu. On cherche à être bien, en essayant de trouver la position idéale. Qui peut d’ailleurs changer un peu plus tard. Parce que le confort, ce n’est pas mesurable rationnellement, ce n’est pas standard, c’est une notion éminemment personnelle. « 

MATHIEU BERGER, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UCL

 » Sur un plan sociologique et politique même, je préfère parler de confort que de bien-être. Lutter contre l’inconfort, ce n’est pas s’attendre à ce que demain les gens nagent dans le bonheur. Un certain niveau de confort minimal auquel tout le monde devrait pouvoir prétendre, ce serait sans doute de ne pas se sentir mal à l’aise, de voir ses besoins essentiels rencontrés. Cela implique de pouvoir s’ancrer quelque part, d’y développer des habitudes, des repères, une intimité. Même dans la rue, on peut voir un semblant d’habitat mais il reste toujours précaire. Certaines personnes aujourd’hui font tout ce qu’elles peuvent pour bouger tout le temps : elles s’arrangent pour que leur quotidien soit un mouvement perpétuel, elles passent leur vie dans les avions, les hôtels. Pour elles, l’inconfort, c’est l’immobilité justement. Mais cette forme de nomadisme n’est pas subie. Le confort aujourd’hui, en tout cas pour les jeunes de la génération Y, n’est plus synonyme de sérénité, d’immobilité. Nous avons pris l’habitude d’être constamment contactés,  » likés « ,  » pokés  » sur les réseaux sociaux. Nous recevons en permanence des signes d’attention qui relancent la relation. Quand ces signaux de validation cessent, cela peut devenir très anxiogène. Une fois que l’on a connu le confort de la connectivité intensive, je doute que l’on puisse jamais s’en passer. Pourquoi le faudrait-il d’ailleurs ? Je n’aime pas les logiques passéistes qui tendent à nous faire croire que l’on vivait mieux avant. On ne va jamais trop loin dans nos aspirations à aller de l’avant. « 

PIERRE HOET, ASSOCIÉ DU MAGASIN IN STORE

 » Quand on parle de confort – même s’il s’agit là d’une notion très vaste -, il est difficile de ne pas penser canapé. C’est l’une des pièces de mobilier que nous vendons le plus. Peut-être parce que c’est souvent le premier meuble que l’on achète soi-même lorsque l’on s’installe. On peut récupérer facilement une table ou des chaises. Rarement un canapé. C’est important de ne pas se tromper. Car il va véritablement définir votre espace de vie : tout va tourner autour de lui, même si, bien sûr, d’autres paramètres comme l’orientation de la pièce, les revêtements choisis pour le sol ou les murs, les bruits environnants ont aussi de l’importance. Le canapé peut – ou non – vous procurer un certain confort visuel avant même que vous vous soyez assis dedans. D’ailleurs, aujourd’hui, plus aucun éditeur ne peut se permettre de mettre sur le marché un sofa de plus de 10 000 euros qui ne serait pas confortable. Il doit surtout être bien toléré par votre environnement, être compatible avec vos chats, vos enfants… Depuis quelques années, on voit beaucoup de modèles XXL, modulables. C’est peut-être parfait pour remplir de grands espaces. Mais quand il y a trop d’options de couleurs, de modules, cela m’ennuie et cela perturbe aussi le client, au final. À mes yeux, on n’a encore rien fait de plus beau qu’un deux ou trois places bien proportionné. La maison, en période de crise, reste une valeur refuge. Les gens n’achètent plus de meubles d’apparat. Ils veulent se faire plaisir à tous les niveaux. Un canapé doit donner envie de le regarder, de s’y installer, de le toucher. Il n’y a rien de plus rassurant que d’être entouré de choses que l’on aime. « 

PAR ISABELLE WILLOT

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