C’est la première fois qu’une rétrospective lui est consacrée en Belgique. Le concepteur bruxellois a proposé, tout au long de sa vie, une vision de la construction faite d’actions et non de formes. Son credo : la participation des habitants, qu’il défend encore du haut de ses 89 ans.

C’est d’abord Simone qui fait son entrée. Un petit bout de femme, appuyé sur sa canne, qui salue l’assemblée et se pose dans le public. Vient ensuite son mari, Lucien, qui s’installe, droit comme un i, devant le micro, pour présenter son expo – très complète – qui ouvre à Bozar cet été, ou plutôt leur expo. Car quand monsieur Kroll est là, madame n’est jamais loin. Ou l’inverse, ces deux-là ayant oeuvré ensemble, toute leur vie, pour défendre un idéal. Elle, la jardinière paysagiste, a étudié aux Arts décoratifs à Paris, les a fuis pour apprendre la poterie en Provence et a passé une grande partie de son existence en bras droit de son mari, soutenant ses projets et les embellissant de ses mains vertes et de son esprit créatif. Lui, le maître en art de bâtir, est sorti de La Cambre, a découvert  » l’habitat spontané  » au Rwanda dans les années 60 et s’est vite érigé en pourfendeur de Le Corbusier et consorts.  » A force de symétrie, de répétition d’éléments identiques, de matériaux disciplinés, l’architecture moderne a produit un habitat militaire et totalitaire « , écrit-il, revendiquant un  » désordre vivant  » fait  » de contradictions, hésitations, superpositions, piratages (…) et même des mala- dresses des habitants qui participent à la transformation « .

Mal aimé par une frange de la profession, l’homme a néanmoins réussi à faire passer ses idées, avec conviction, audace, et à s’immiscer dans la short list des grands concepteurs belges, de ceux qu’on enseigne dans les écoles. Son bâtiment le plus emblématique est certainement la Mémé, soit la maison des étudiants en médecine de l’UCL, à Woluwe-Saint-Lambert. Ce sont les students eux-mêmes qui le contactèrent, en 1969, dans la continuité d’un certain Mai 68 qui leur avait donné des ailes. Ils ne voulaient plus du plan fonctionnel proposé par les autorités académiques et revendiquaient le droit de choisir qui dessinerait leur lieu de vie. Au fil de réunions et de dîners arrosés, les jeunes prirent part à l’élaboration de l’endroit, l’architecte rendant leurs rêves possibles. Un groupe d’infirmières avançait que la meilleure odeur pour se réveiller était celle du pain frais ? Le professionnel intégrait une boulangerie aux plans… Le résultat : une construction hybride où aucune chambre n’est identique –  » Pour être sûrs de n’avoir aucune régularité, nous avons tiré aux cartes quel châssis devait venir à côté de tel autre.  » Des agglomérats d’éléments préfabriqués – quand elle sert la cause, l’industrialisation est la bienvenue – s’associent à l’artisanat, au détail fait main, donnant l’impression d’un  » chaos assumé « … et inachevé puisque Lucien Kroll fut finalement évincé quand il fut question de coûts.

Un complexe qui témoigne d’une pensée et qui, aujourd’hui, vieillit mal… Bozar organise d’ailleurs, début septembre prochain, un colloque pour trouver des pistes afin de pérenniser cet édifice, et d’autres. Car le concepteur a en fin de compte travaillé, avec son atelier, sur de nombreux bâtiments, plus de 300 au total, tels que la station de métro Alma, à Woluwe-Saint-Lambert, un home à Ostende ou encore des logements à Auderghem, faisant participer les habitants à la mise sur pied de leur projet, privilégiant tantôt le vernaculaire, tantôt des techniques plus récentes quand elles se justifiaient… et célébrant chaque fin de chantier avec des tartes de la main de Simone. Ou quand l’architecture fait son retour dans la vraie vie.

Votre travail a régulièrement fait l’objet de présentation à l’étranger mais c’est votre première rétrospective en Belgique, et elle fut d’abord montrée, en 2015, à la Cité Chaillot à Paris. Comment expliquez-vous cela ?

Chez nous, la génération précédente d’architectes était contre la démarche participative que je défendais. Elle avait une vision plus narcissique de la discipline, et pour cause, c’était son arme commerciale. Je suis donc devenu un réfugié culturel, obligé d’exporter mon travail en France ou aux Pays-Bas. Progressivement, je me suis toutefois rendu compte que finalement, beaucoup de gens étaient d’accord avec moi, notamment parmi les jeunes. Peu à peu, j’ai réussi à développer des projets choisis et à combattre les méfaits de l’informatique sur l’art de bâtir grâce à un logiciel qui tient compte du paysage.

Vous êtes contre le dessin assisté par ordinateur ?

On devrait interdire de commencer à dessiner sur écran dans les écoles. L’architecture, c’est quelque chose de physique, pas d’intellectuel. Il faut sentir les choses et le trait à la main est indispensable pour cela.

Que retenez-vous de votre carrière ?

Tout et rien. C’est l’ensemble qui compte, plus d’un demi-siècle de réflexion, c’est beaucoup. J’ai fait des essais, je me suis trompé parfois. C’est à force d’erreurs qu’on trouve la vérité. Il faut oser, surtout, et se débarrasser de la définition officielle du sacro-saint architecte qui vit de son ego. Certains confrères ont l’impression qu’il faut se faire remarquer à tout prix. S’ils n’y arrivent pas par la qualité, ils le font par des conneries.

Etes-vous utopiste ?

Non, c’est tout l’inverse ! Je ne parle pas de mondes qui n’existent pas. Je fais avec ce qui est là, je me débrouille.

Que pensez-vous du regain d’intérêt du secteur pour le développement durable ?

C’est une urgence absolue et toutes les manières sont bonnes pour y arriver. Mais l’intérêt n’est pas suffisant encore. Les maîtres d’ouvrage font le strict minimum, proclament que leur bâtiment a une haute qualité environnementale et ça leur suffit. Je sais qu’il y a des gens qui planchent sur cela de façon beaucoup plus sérieuse et j’espère qu’ils viendront voir mon expo à Bozar car il y a des emplacements réservés pour qu’ils y affichent leurs idées.

Comment voyez-vous l’architecture dans cinquante ans ?

Il faut observer et laisser faire, personne ne peut prédire l’avenir. Mais franchement, ce n’est pas en démolissant l’ancien siège de la Générale, ici à Bruxelles, juste à côté du Palais des beaux-arts, que l’on va progresser. L’énergie dépensée pour le construire, le démanteler et rebâtir autre chose, quel gaspillage !

Atelier d’architecture Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, Bozar, à 1000 Bruxelles. www.bozar.be Jusqu’au 18 septembre prochain. Une conférence de Lucien Kroll est prévue pour le finissage de l’expo.

PAR FANNY BOUVRY

 » J’AI FAIT DES ESSAIS, JE ME SUIS TROMPÉ PARFOIS. C’EST À FORCE D’ERREURS QU’ON TROUVE LA VÉRITÉ.  »

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