Elles sont mannequins, actrices, amies. Se distinguent par leur allure, par une personnalité forte capable de donner corps au vêtement jusque-là fantasmé. Les muses ne cessent d’inspirer les créateurs. A l’instar de Farida Khelfa, icône des eighties, désormais ambassadrice d’Elsa Schiaparelli.

Pour remettre le label Elsa Schiaparelli sur le devant de la scène, il fallait une grande âme et un caractère bien trempé, comme ceux de la créatrice de mode, née en 1890 et décédée en 1973. L’homme d’affaires italien Diego Della Valle (déjà propriétaire de Tod’s, Hogan, Fay, Roger Vivier…) ne s’est pas trompé en choisissant, en juillet dernier, l’ancienne top et muse française Farida Khelfa, comme ambassadrice de la griffe. Un premier acte, pour faire renaître de ses cendres cette mythique maison, tombée dans l’oubli en 1954.

Du haut de son mètre septante-neuf, cette jeune quinqua au physique sculptural a la volonté farouche ; surtout ne pas se fier à la finesse de ses mains, qu’on pourrait craindre de briser si on les serre trop fort. Une démarche altière, un oeil pour les belles choses, une tête aussi bien faite que bien pleine et, pour ne rien gâcher, un rire qui cascade joliment dans les appartements du 3e étage du 21, place Vendôme, à Paris, là même où Schiap’ a ouvert sa boutique, en 1935.

L’endroit a récemment été rénové dans l’esprit de la styliste franco-italienne, passionnée d’avant-garde. Ambiance surréaliste au menu, elle qui en a été férue. Partout, des clins d’oeil à ses amitiés, à ses créations, à ses affections. Sur les murs, une Femme aux tiroirs de Dalí côtoie des dessins de Cocteau, des photos de Man Ray et autres esquisses datant des années 30. Deux colonnes dorées de Giacometti trônent dans le salon blanc. Fauteuils capitonnés, miroirs dorés et détails fantasques : un poudrier en forme de cadran téléphonique, des lunettes spirales, des flacons de parfum moulés d’après le buste de Mae West… Autant d’objets d’époque, sélectionnés avec soin.

Rien de poussiéreux pour autant, il n’est nullement question ici de ressasser le passé.  » Aujourd’hui, le surréalisme est exposé dans les musées, détaille Farida Khelfa. Même si la maison possède un ADN très fort, nous ne pouvons pas nous en contenter. Elsa Schiaparelli était extrêmement novatrice pour son temps. Il s’agit pour nous d’en faire autant, d’aller de l’avant.  » Plus haut, au-dessus des quatre pièces de réception, les travaux battent encore leur plein, pour aménager les futurs ateliers du label.  » Tout est à construire. C’est très excitant, il faut tout réinventer. Il était très difficile pour moi de refuser un tel poste, tant le défi est ambitieux.  »

DESTINS LIÉS

Schiap’, Farida Khelfa en entend parler lorsqu’elle évolue dans l’entourage de Jean Paul Gaultier et Azzedine Alaïa au tournant des années 80.  » Ils lui vouaient une admiration sans borne. Ils m’ont appris tout ce qu’elle avait inventé : le Zip apparent, l’imprimé journal, les pulls trompe-l’oeil, ses collaborations avec des artistes en vue… Elle a vraiment révolutionné la mode !  »

Son parcours personnel lui fait par ailleurs écho.  » Nous avons toutes les deux quitté notre univers familial. Elle était censée épouser un riche aristocrate italien, mais a préféré casser le moule et partir vivre à Paris. Moi aussi, j’ai décidé de changer de trajectoire. A 16 ans, j’ai fui mes parents. J’ai saisi ma chance, j’étais persuadée qu’une autre vie était possible. Quand on goûte au sentiment de liberté, on est incapable de faire marche arrière.  »

Un trajet en stop de Lyon à Paris, un ange gardien qui veille sur elle, et voici l’ado qui s’amuse, fait la fête, sans jamais penser au lendemain.  » Je n’avais pas de fric, je squattais à droite et à gauche, tout cela n’avait aucune importance !  » La belle fait la connaissance de Christian Louboutin, 15 ans à l’époque. Une amitié pour la vie – le créateur des célèbres escarpins à la semelle rouge sera d’ailleurs le sujet de son prochain documentaire. Ensemble, ils mettent le feu au Palace, le club en vogue. Entre autres.  » C’était très important d’avoir le bon look pour sortir, même si je dois avouer que j’étais la moins fétichiste de la bande. On allait se fournir au marché Barbès, Christian me fabriquait une minijupe dans de la toile cirée bleue…  »

Depuis toute petite déjà, la Française d’origine algérienne sait comment marier les pièces entre elles.  » Personne n’aurait pu imaginer que mes vêtements provenaient du marché Barbès, avoue-t-elle. On avait toujours l’impression que j’étais habillée plus chic que je ne l’étais. Sans lire aucun magazine de mode, j’avais un sens inné du style. J’observais beaucoup les gens. Ce n’était pas une question d’appartenance sociale, mais plutôt une manière de ne pas lâcher prise, de tenir debout. Longtemps, j’ai pensé que j’allais devenir clodo. Encore à l’heure actuelle, je veille à ne jamais paraître débraillée.  »

En 1979, les goûts fashion de la grande brune hypnotisent Jean Paul Gaultier.  » On l’appelait l’enfant terrible de la mode, moi c’était mon bon génie de la mode !  » dit-elle. Pour lui, elle défile et prend la pose. Puis, pour Mugler, et d’autres. Mais cela n’est qu’un jeu, elle s’en fout, se refuse à entrer dans le système. Adepte du No Future, elle n’a peur de rien, parle verlan, ne se lève pas pour un shooting avec Helmut Newton. Pas grave, demain ne compte pas.

 » On m’a souvent qualifiée de muse. C’est très flatteur, même si en réalité, je ne sais pas exactement ce que ce terme sous-entend. J’ai du mal à croire que j’ai pu inspirer une collection. Durant les heures d’essayage, je n’étais entourée que de bombes atomiques, c’était l’époque de Claudia, Naomi, Cindy… Je ne me sentais pas à ma place, j’avais l’impression d’être une usurpatrice.  »

TOUT SAUF DES PORTEMANTEAUX

Avec sa gueule, sa gouaille et son allure, Farida Khelfa donne vie et corps au vêtement. Comme personne, elle parvient à capter l’air du temps et à l’exprimer à travers son propre prisme.  » Les créateurs ont besoin d’être encerclés de filles qui ne sont pas de simples portemanteaux, confirme-t-elle. Elles doivent porter les créations, bouger dedans, les aimer…  »

Aux Bains Douches, un autre club parisien branché, elle rencontre le photographe et publicitaire Jean-Paul Goude, en 1983. Elle sera sa muse et sa compagne durant sept ans. L’icône d’une France métissée délaisse un temps la sphère modeuse pour le cinéma (avec des rôles dans La Nuit porte-jarretelles, Jeux d’artifices ou Les Keufs), avant de croiser la route d’Azzedine Alaïa : elle deviendra directrice de son studio de 1996 à 2003, puis directrice de la couture chez Jean Paul Gaultier, durant un an.  » A force, j’ai appris énormément de facettes du métier : mannequin sur les podiums, en coulisses et essayages. Le travail d’atelier, de broderie, de soulier, de création, de studio…  »

Un tour d’horizon suffisant pour qu’elle puisse poser un regard pertinent sur l’évolution de la planète fashion, des eighties à aujourd’hui : ces mannequins devenus interchangeables, cette uniformisation de la mode, cette pression toujours accrue sur les créateurs… Mais pas question de sombrer dans le fatal  » c’était mieux avant « . Farida préfère, une fois encore, penser différemment :  » J’espère qu’avec Schiap’, nous parviendrons à nous démarquer des autres, à faire en sorte que nos créations soient reconnaissables entre mille.  »

Si un grand nom n’a toujours pas été désigné à la tête du studio de création de la griffe – ce devrait être le cas tout prochainement -, l’ambassadrice de la maison parisienne parle déjà d’éditions limitées, de travail sur la maille et de tailoring avant tout.  » Telle est l’idée que nous nous faisons du luxe aujourd’hui. Il faut proposer quelque chose de rare et de qualité. Sinon, cela n’a pas de raison d’être.  » Confirmation, en juillet prochain, lorsque la griffe présentera sa première collection de prêt-à-couture.

PAR CATHERINE PLEECK

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