Ce ne sont pas des machines mais des femmes et des hommes comme tout le monde, sauf que ceux qui dessinent la mode se doivent d’être à la fois omnipotents, efficaces et magiques. Surpuissants en somme. Or, le système est entré dans une zone de turbulences. Tour d’horizon.

Ce sont des signes qui ne trompent pas. Coup sur coup, le monde de la mode a vécu quelques petits séismes : fin octobre dernier, à la surprise générale, Dior et son directeur artistique pour la Femme, Raf Simons, se séparaient sans fracas. Après trois ans et demi, le Belge de 47 ans reprenait sa liberté et quittait ce paquebot fondé par Christian Dior juste après la Seconde Guerre mondiale. Très clairement, il disait sa frustration à ne pouvoir se plonger corps et âme dans la réflexion et le processus intellectuel qui lui sont chers, la faute au rythme effréné d’une industrie qui demande sans cesse de la nouveauté. Laquelle se traduit très concrètement par des looks qui se suivent mais ne peuvent se ressembler, avec show à l’appui, soit, dans le cas du fleuron du groupe LVMH et du sixième créateur à avoir intégré la maison, deux défilés haute couture, deux également pour le prêt-à-porter Femme, une collection Croisière avec présentation dans un ailleurs  » exotique « , deux pré-collections et autant de lignes d’accessoires. Sans détours, il invoquait son désir de se  » concentrer sur d’autres centres d’intérêt « , sa propre marque, version Homme, et ses passions, au-delà de son métier. C’est rare, dans cet univers, qu’un homme autant admiré, autant chouchouté par son employeur, le groupe de luxe LVMH, avoue préférer son équilibre émotionnel, dont acte.

A peine une semaine plus tard, un autre mini-tremblement de terre secouait la planète fashion, Alber Elbaz se faisait proprement jeter de chez Lanvin, sur décision de l’actionnaire majoritaire, après quatorze ans de bons et loyaux services. Depuis, on a appris qu’une autre star, Hedi Slimane, serait aussi sur le départ, pour incompatibilité d’humeur, bye bye Saint Laurent. Même si ces événements ont à la fois tout et rien en commun, ils sont le signe que la mode est entrée dans une zone de turbulences, pour ne pas dire de bouleversements, les créateurs d’aujourd’hui étant la partie visible de l’iceberg.

L’EXIGENCE DE TOUTE PUISSANCE

L’ère du turnover a donc débuté, mis à part peut-être l’indéfectible Karl Lagerfeld, qui règne sur Chanel depuis 1983.  » Trois ans et demi au poste de directeur artistique d’une maison comme Dior, c’est court ; John Galliano y était resté quinze ans, de 1996 à 2011, analyse Mathias Ohrel, fondateur de m-O conseil, spécialiste du recrutement basé à Paris. Et ce n’est pas faute, de la part de la griffe, d’avoir fait des efforts pour mettre en place une organisation qui convienne à Raf Simons, une équipe pour travailler sur la collection été, une autre pour l’hiver. Mais cela l’obligeait tout de même à valider quantité de choses. Or, il ne désire pas uniquement éditer les propositions de ses équipes, il l’a dit, il souhaite rester créatif.  »

Et c’est là que cela coince.  » On ne peut pas être à la fois créateur, directeur artistique et showman… « , constate Benoît Bethume, consultant belge formé à La Cambre mode(s). Depuis dix ans, son analyse, son vécu se sont forgés au contact de ces êtres sommés d’être capables de tout faire.  » Un créateur n’a pas d’autre choix que de prouver qu’il réussit sa tâche, c’est une puissance par obligation de résultat mais ce n’est pas lui qui a le pouvoir. Sauf, peut-être, celui de dire non, comme Raf Simons. Ce geste est révélateur d’une époque où l’on sait désormais jusqu’à quel point l’on est prêt à faire des sacrifices ou pas, baisser l’exigence de qualité ou pas – beaucoup ont d’ailleurs décidé de continuer et de s’éteindre un peu… Parce que le nombre de collections a augmenté et avec elles, la charge de travail, il est dorénavant presque inhumain de pouvoir tout réaliser avec constance, sur la durée. Impossible en tout cas de se renouveler. Or, la mode demande de la variété et cela implique de l’inspiration, du changement, de la souplesse.  »

En quelques saisons, tout a donc été chamboulé. Que le vieux modèle craque de partout, c’est logique, comment pourrait-il en être autrement ? D’autant que si la somme des tâches s’est alourdie, le rôle du directeur artistique a finalement peu évolué depuis que Tom Ford l’a modelé à son image. Le Texan est alors à la tête de Gucci, nous sommes en 1990, on forge pour lui le titre de  » dictateur artistique « .  » Avant, rappelle Mathias Ohrel, on ne considérait pas forcément qu’il fallait que ce soit le même designer qui dessine la veste et le sac dans lequel on la glisse en boutique, ce n’était pas essentiel. Depuis Tom Ford, le créateur, qu’il soit le fondateur de la maison ou le directeur artistique nommé à sa tête, peu importe, est responsable des produits évidemment mais aussi de l’ensemble de l’image, de l’expression du territoire de marque, du show, de la campagne de pub, du merchandising, de tous les shopping bags…  »

FUSION INTIME

On le comprend aisément, la tâche n’est plus tout à fait la même, surtout dans une grande maison. Au directeur artistique de respecter l’ADN de la griffe pour laquelle il crée, mais aussi d’y mixer le sien, que les deux se rencontrent en une fusion intime.  » Quand une marque fait appel à un directeur artistique, explique Benoît Bethume par une métaphore, elle ne peut lui demander que de faire un enfant avec elle.  » Et Mathias Ohrel renchérit :  » C’est effectivement pour son univers personnel, la façon dont il s’exprime, son propos qu’un label choisit un créateur. Et là, on en revient à la déclaration de Raf Simons, qui pose la question :  » Est-ce que cela marche pour moi, émotionnellement ?  » On pourrait être tenté de penser :  » Hé, gars, tu es payé des fortunes, tout le monde rêve d’avoir ton job, tes émotions, qu’ont-elles à voir là-dedans ?  » Mais justement, c’est très directement lié : pour être créatif, il faut être en lien avec ses émotions. Ces femmes et ces hommes ont besoin de temps pour eux, pour écouter le silence avant la musique. Or, ils sont dans un bruit permanent. Il faut être capable de jeter beaucoup, d’arrêter, de recommencer et de préciser les choses pour parvenir à être satisfait de ce que l’on propose au moment de la présentation d’une collection. Cela demande un peu d’isolement, une distance… Mais ils s’accommodent mal d’un processus de décision extrêmement chronophage qui oblige à enchaîner les réunions avec les différentes équipes, et ce pour toutes les catégories de produits.  »

Il n’est pas inutile de rappeler que la mode est un art appliqué qui s’ancre dans une industrie, avec pour conséquence une collision parfois douloureuse entre la créativité et le commerce. On ne peut pas faire sans. Ni fantasmer sur le duo que formèrent Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, le premier entièrement voué à sa passion, à ses obsessions, totalement protégé par le second de toutes les contingences extérieures. Le modèle n’est pas reproductible, autres temps, autres attentes. Idéalement, ce binôme doit cependant exister, mais dans la tête d’une seule et même personne.  » La nouvelle génération est composée de managers lucides qui ont envie de se confronter à la réalité et cultivent une capacité à s’en abstraire le temps de créer, remarque Mathias Ohrel. Selon moi, tout part d’une conversation. C’est cela qui constitue un bon manager et un bon créatif, cette capacité à entretenir un dialogue avec ses équipes mais aussi avec lui-même, que ce soit une vraie gymnastique, un aller-retour de la pensée, dans un seul cerveau.  »

Lucien Pagès, attaché de presse et fondateur du bureau parisien qui porte son nom, ne dit pas autre chose :  » Il faut que le créateur soit flexible dans son intégrité, qu’il ait une vision finale et ne pas en dévier. Il doit choisir le plus efficace des chemins, mais garder sa ligne directrice. Et bien s’entourer. Ecouter les critiques et les feed-backs, les incorporer mais ensuite, faire à sa manière. Les créateurs aiment être aimés, ils peuvent parfois avoir tendance à être influencés. Mais il ne faut surtout pas tout changer parce qu’un journaliste a écrit qu’il n’y avait pas assez de couleurs dans le défilé et verser dans le bariolé…  »

UNE HISTOIRE DE DIALOGUE

C’est là que réside la difficulté et la particularité de ce métier : la très grande solitude du créateur exige qu’il soit parfaitement entouré, secondé, épaulé. Au risque sinon de se perdre parmi les kyrielles d’avis, surtout dans les grandes structures à forte hiérarchie – comment parvenir à résister au dernier qui a parlé, fût-ce un chien avec un chapeau ?  » C’est une question de cadre, de liberté, de convictions personnelles et de confiance de la maison, précise Benoît Bethume. Quand on s’entoure, il faut choisir les bonnes personnes, pour les bonnes raisons. Un consultant en mode n’est efficace que s’il arrive à mettre en valeur le travail du styliste, grâce à une relation (presque) fusionnelle. Le duo Tom Ford et Carine Roitfeld, chez Gucci, est l’exemple frappant d’une complicité et d’une fusion d’univers très cohérentes. Les marques hélas tentent de reproduire ce modèle, comme une recette…  » Laquelle s’avère parfois douteuse, quand le consultant prend la main sur le designer par exemple, avec comme conséquence des défilés et une image très signés, au risque de revoir cette signature identifiable et reconnaissable partout ailleurs, pour d’autres marques et d’autres campagnes.

 » Le consultant doit avoir une vraie compréhension du travail du directeur artistique et de sa méthode, décortique encore Benoît Bethume. Assimiler d’abord son processus intellectuel et ses ressorts psychologiques – comment il se rassure, comment il arrive d’un point A à un point B. Certains oeuvrent en parallèle, d’autres, à la façon d’un puzzle, et peu à peu cela se construit et puis se détruit pour se reconstruire… Cela demande du temps et de l’investissement. C’est un dialogue, où l’un est dans la lumière, l’autre dans l’ombre et il faut l’assumer. L’idée absolue est de ne pas vouloir se reconnaître dans le travail de l’autre mais de l’amener plus loin. Il existe bien entendu différents niveaux de complicité, certains se fréquentent depuis vingt ans, d’autres se rencontrent et s’apprivoisent, d’autres encore le font assez furtivement et instinctivement, et cela fonctionne.  »

Depuis quelques saisons, une nouvelle génération fait parler d’elle, elle n’a rien de tiède et griffe ses collections Vêtements ou Koché, suivant les traces de ceux qui les ont précédés, chacun à leur manière, tels Julien David, Guillaume Henry, Cédric Charlier ou Anthony Vaccarello.  » Ils sont forts et ont compris le système, prévient Lucien Pagès. Ils ne sont pas naïfs et avancent en sachant où ils mettent les pieds, ils ont tiré les enseignements de ce qui s’est passé avant. Ils ont sûrement un très bon instinct et de l’intelligence. Et c’est cela qu’on demande à un créateur : être bon partout, super charmant, très inventif, faire des pièces qui vont se vendre, avoir des idées de boutiques, diriger des équipes… Tout cela dans une rapidité absolue, mais ils ont de la détermination et du courage. Et ils n’ont pas ce complexe du grand nom qui veut faire croire qu’il fait tout tout seul, ils savent que ce métier a changé, ils ne sont pas dans le fantasme. Certains avouent même qu’ils pourraient faire totalement autre chose, je trouve cela assez rassurant, on ne peut pas prendre la mode au sérieux, sinon on devient fou, mais il faut la faire sérieusement.  »

Le plus réjouissant dans tout cela ? L’idée du collectif qui fait désormais son chemin – Jonathan Anderson n’a jamais caché ce qu’il devait au styliste Benjamin Bruno et à leur collaboration fructueuse. Ni Anthony Vaccarello à Arnaud Michaux, formé comme lui à La Cambre mode(s). Et que dire du team de Vêtements, rassemblé autour de Demna Gvasalia, issu de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, qui prône le travail d’équipe, l’anonymat groupé et l’amitié comme ciment d’un label fonctionnant comme un bureau de style ? Il y a tant de raisons d’espérer dans cette génération qui ne veut être victime de rien. Mathias Ohrel ne cesse de le répéter, sans angélisme :  » La création est une affaire collective, l’humanité tout entière a besoin de penser plus conjointement. On sort douloureusement d’une période où la croissance était l’unique objectif. Je crois qu’il faut s’acheminer petit à petit vers un autre but, celui du bonheur, qui ne passe pas forcément par une croissance à tout crin.  »

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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