Peuplée de dilettantes et de cumulards, la planète mode vit à l’ère du  » patchworking  » et du décloisonnement des disciplines. Tandis que les créateurs s’improvisent photographes, les people manient fil à coudre et design de sacs à main. L’enjeu : l’image, toujours l’image. On fait le point.

Alors que nous tentons de trouver une attaque bien sentie à la rédaction de cet article, un e-mail tombe du ciel, taillé sur mesure. Objet :  » Karl Lagerfeld sera le scénographe de la XXVIe Biennale des antiquaires, à Paris.  » Argumentaire de Christian Deydier, président du Syndicat National du secteur :  » Le génie créatif de KL, sa sensibilité, son sens de la scéno- graphie sont autant de raisons pour lesquelles je suis heureux de…  » – vous devinez la suite.

Cet homme sait-il tout faire ? Non content de cumuler les fonctions de directeur artistique de sa propre marque, des maisons Chanel et Fendi, de dessiner des pièces pour Hogan et pour les marques de fast-fashion H&M ou Macy’s, le grand couturier s’est aussi spécialisé dans le dilettantisme pub et pop. Égérie de Coca-Cola Light et des crèmes glacées Magnum, designer d’ours en peluche, rédacteur en chef de Métro, publicitaire pour Volkswagen et la Sécurité routière française, auteur de compilations de musique, rien n’arrête le Kaiser. Depuis qu’il a perdu 40 kilos pour entrer dans un costume slim signé Hedi Slimane, l’homme au catogan poudré et aux lunettes noires s’est construit un personnage reconnaissable entre mille, rejoignant Mickey ou Tintin dans la liste des icônes les plus typées (lire aussi son interview en pages 52 à 62).

Fort de cette image planétaire et de l’aura quasi magique de créateur de mode dont il bénéficie, il transforme tout ce qu’il touche en objet de désir. Il peut aussi s’improviser professionnel de l’image (il fait beaucoup de photo – dernier exemple en date, son portrait de la petite veste noire Chanel en 100 images qui fera l’objet d’une expo à Tokyo du 24 mars au 15 avril prochain ainsi que d’un livre (*) – et tourne désormais des courts-métrages) sans qu’on doute une seconde de son talent. Son seul nom est devenu un argument d’autorité, un gage de goût. Pic de la Mirandole de la fashion, Monsieur Lagerfeld incarne à lui seul un des grands fantasmes des griffes de la mode : représenter un univers iconique.

 » Le premier à aspirer à cette aura est Paul Poiret, rappelle Serge Carreira, maître de conférence sur la mode et le luxe à Sciences Po, Paris. Dans les années 10, il sort du rôle de couturier pur et dur pour devenir une sorte de label esthétique en créant des parfums, du mobilier, du design. Jusqu’alors, le couturier est un simple fournisseur, à partir de là, il devient plus important que ses clientes qui viennent vénérer une vision esthétique, admirer le génie créatif. Cet épisode va marquer tous les créateurs, qui vont se mettre à imaginer des univers extrêmement forts. « 

Ce phénomène initié par le couturier parisien trouvera sa démonstration dans la célébration respectueuse de ses successeurs couturiers (de Chanel à YSL) pour s’accentuer radicalement dans les années 90 avec l’apparition des directeurs artistiques stars de la trempe de Tom Ford chez Gucci ou Marc Jacobs chez Louis Vuitton, chargés non seulement de concevoir des collections mais surtout d’incarner l’identité d’une marque grâce à un style de vie cool et flamboyant au rayonnement global. Ou dans le cas de Miuccia Prada en adoptant une posture arty :  » J’aime mon métier depuis que je me suis aperçue qu’il me donnait l’occasion de brasser d’autres choses. J’aime les hybridations, à l’intersection des disciplines « , confiait cette dernière au Figaro, en marge du musée éphémère conçu pour la marque par le néo-situationniste Francesco Vezzoli à l’occasion de la réouverture de la boutique parisienne du Faubourg-Saint-Honoré. Serge Carreira :  » Le fait de sortir des sentiers battus, le fait pour un créateur comme Tom Ford de traduire sa pensée et son esthétique dans un film ou comme Hedi Slimane de devenir une référence en photographie contemporaine, d’être là où on ne l’attend pas, ne peut qu’aiguiser encore sa légitimité artistique et du coup assurer une crédibilité à la marque et une envie chez le consommateur. « 

On évoquait Miuccia Prada, elle fait particulièrement bien le trait d’union entre la génération des designers stars écorchés par l’affaire Galliano et les nouveaux directeurs de la création low-profile qui représentent, comme Christopher Bailey chez Burberry, le nouveau visage de la mode. S’il n’est plus de bon ton d’afficher avec ostentation son statut de demi-dieu des podiums, le cumul des fonctions reste néanmoins nécessaire pour communiquer au monde entier la spécificité de la griffe dont on est en charge. Le cas du D.A. de la maison british est à cet égard édifiant. Celui qui a sous sa responsabilité  » la conception de l’ensemble des collections et produits de la marque, mais aussi de la communication, de la direction artistique institutionnelle, du design architectural, des contenus multimédia et de l’ensemble de l’image de la marque  » allie à la faveur d’une étrange alchimie toute-puissante, sens des réalités économiques et discrétion. Défilés en direct sur Internet, omniprésence sur les réseaux sociaux, mise en place d’une plate-forme en ligne destinée à repérer les jeunes groupes de pop-rock… Avec l’efficacité du geek aguerri au multitasking, Bailey a redonné ses galons de pièce jeune et dans le vent au trench, basique jusqu’alors un peu poussiéreux de la griffe. Il est surtout parvenu à occuper tout le terrain de la com’ et provoquer le désir à 360°. Car la création ne concerne plus seulement les aristocrates et les riches femmes d’industriels, à l’ère des collections H&M griffées, la rue se sent en mesure de rêver et les marques l’ont bien saisi.

C’est sur ce terreau  » aspirationnel  » qu’a pu également pousser une autre race de créateurs dilettantes : les people. Comme l’écrivait Edgar Morin dans Les Stars (Point Essai, Seuil) :  » La star est une marchandise totale : pas un centimètre de son corps, pas une fibre de son âme, pas un souvenir de sa vie qui ne puisse être jeté sur le marché.  » Cette mythologie ne date pas d’hier et explique bien entendu l’apparition des muses, comme Audrey Hepburn pour Hubert de Givenchy. Ce qui est par contre relativement neuf, c’est leur exploitation commerciale comme égérie, et particulièrement nouveau leur participation au processus créatif en tant que tel.  » On leur demande d’apporter leur univers, leur monde et de le faire partager au consommateur à travers des produits « , épingle Serge Carreira. Les exemples abondent : Isabelle Adjani qui imagine son sac idéal pour Lancel, feu Amy Winehouse qui dessine une ligne de tee-shirts pour Fred Perry, ou plus récemment le footballeur David Beckham qui supervise une collection de sous-vêtements masculins pour H&M. La femme de ce dernier, l’ex-Spice Girls Victoria, a, elle, carrément lancé sa propre marque (lire aussi en page 88).  » Ces célébrités sont devenues des arbitres du goût. Parfois du bon goût, parfois d’un goût plus douteux. Mais en tout cas d’un goût « , commente encore Serge Carreira. Une chose est certaine, il semble que pas plus qu’il n’y ait de complexes à s’improviser chef ou chanteur à la télé, il n’y ait de gêne à s’autoproclamer créateur en invoquant une simple passion. Des barrières sont tombées, qui permettent à des rappeurs comme Kanye West d’user de leur notoriété pour prendre le chemin des catwalks (fashionisto auto-déclaré, il a lancé sa propre ligne à la Fashion Week parisienne en 2011). En 2012, Zahia, l’escort-girl qui avait jusqu’ici fait parler d’elle pour ses frasques avec l’équipe française de foot, peut même se permettre avec l’adoubement du landerneau modeux (KL l’adore) de lancer une collection de lingerie.

Aux antipodes de la communication institutionnelle des grandes maisons qui, depuis la crise de 2008, enfonce le clou du savoir-faire unique et de l’artisanat comme valeur centrale, cette facette pop et décomplexée de la planète mode est une donnée que ces mêmes maisons ne peuvent cependant pas nier. Aujourd’hui, certaines d’entre elles sont dès lors obligées de doubler leur discours sur leurs racines et leur authenticité, qui peut apparaître un peu ennuyeux, d’une vigilance à rester jeunes et avant-gardistes.  » Le luxe est entré dans la pop culture, estime Serge Carreira. On l’a encore vu récemment chez Dior qui a demandé à l’artiste underground berlinois Anselm Reyle d’intervenir sur un sac. Le luxe se donne des frissons. « 

(*)La Petite Veste Noire : Un classique de Chanel revisité par Karl Lagerfeld et Carine Roitfeld, Steidl, Göttingen, 2012, 232 pages. Disponible en librairie à l’automne 2012.

PAR BAUDOUIN GALLER

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