La révolution gastronomique nordique initiée par René Redzepi, le chef du Noma, le restaurant 2-étoiles de Copenhague, n’est pas près de s’arrêter. À Stockholm, Bjorn Frantzén et Daniel Lindeberg font déjà beaucoup parler d’eux. Leur credo : authenticité et fraîcheur.

Le chef Bjorn Frantzén se rend ce matin-là dans un des deux potagers approvisionnant le restaurant qu’il a ouvert dans la vieille ville de Stockholm avec la complicité du boulanger-pâtissier Daniel Lindeberg. Frantzén Lindeberg : un tout petit établissement qui peut accueillir une vingtaine de personnes et où chaque plat est frais du jour.  » Je passe 70 % de mon temps à rechercher les meilleurs ingrédients.  » Le compteur enregistre déjà 125 km depuis notre point de départ lorsque la voiture entre dans le petit village de Malmköping. Rendez-vous a été pris avec Jan Andersson, un maraîcher amateur et passionné. La parcelle d’environ un hectare est teintée ici et là des couleurs de l’automne.  » Nous avons deux potagers, cultivés l’un comme l’autre en biologie, souligne Bjorn. Nous louons les terres et nous passons un accord d’exclusivité avec le producteur. Le surplus de leur récolte est vendu sur les marchés fermiers locaux. Mis à part des topinambours, Jan cultive surtout les légumes de printemps et d’été. C’est pour cela qu’il a quelques serres et tunnels. Ils lui permettent de nous offrir quelques primeurs au printemps et de cultiver des légumes qui doivent l’être sous abri comme les tomates, les concombres, les piments… « 

Bjorn poursuit ses explications en pointant la différence entre le grand potager de Jan Andersson et la petite ferme de Lars Feddeck située à Katrineholm, soit à plus de 200 km de Stockholm.  » Il a vécu chez les Amish, ce qui signifie qu’il a une éthique bien personnelle. Il cultive sans engins moteurs, avec son cheval. Si avec Jan, nous discutons de ce que nous allons semer, avec Lars, nous devons nous tenir à ses choix. Il se concentre essentiellement sur les légumes racines d’été et d’hiver. Nous avons aussi quelques animaux, dont une basse-cour. Malheureusement, cet été, un renard a décimé les 75 poulets de chair de notre élevage.  » La petite ferme compte aussi des cochons d’une race suédoise ancienne, la Linderöds, un porc noir qui peut rester toute l’année dehors, en ce compris quand il fait -10 °C et même davantage.  » Nous avons jusqu’ici élevé deux truies : Clarissa pesait 221 kg et Jennifer 176 kg. « 

Habitué à recevoir des journalistes, Jan Andersson sait ce qu’il doit leur présenter pour attirer leur attention. Comme ce concombre de la forme d’une pomme verte appelé Crystal Apple.  » En ce début octobre, nous arrivons à la fin de la saison de production, commente-t-il. Nous venons aussi d’achever la cueillette des tomates. J’en cultive des dizaines de variétés. L’autre jour, Bjorn m’a demandé de les livrer en vrac. Il y en avait 40 différentes. Il les a laissées s’égoutter pour recueillir l’eau et a réalisé un plat qu’il a baptisé Eau glacée de 40 sortes de tomates, crabe de Bohuslän (une province au nord de Göteborg), aneth et jus d’aneth, graines acidulées de moutarde. « 

EN PHASE AVEC LA SAISON

Pour Bjorn, le potager de Jan rejoint trois objectifs essentiels. Il lui permet de disposer d’un large assortiment de légumes, des premiers radis aux haricots borlotti frais, en passant par l’huître végétale (Mertensia simplissima), sans oublier les fleurs comestibles et les herbes aromatiques. Il lui offre aussi de confectionner son propre verjus avec les raisins qui poussent dans la serre. Mais surtout, il lui fournit les produits qu’il souhaite au stade de développement précis où il le désire pour obtenir un optimum gustatif. Les topinambours, par exemple, le chef les préfère jeunes, récoltés au début de l’automne.

Cette détermination pour être en phase avec la saison se retrouve dans le choix de tous les ingrédients mis en £uvre : fruits, légumes, fruits de mer, gibier, agneau… Chez Frantzén Lindeberg, un plat peut n’être servi que quelques jours seulement.  » Nous ne nous emprisonnons pas dans un menu. La carte évolue quotidiennement, en fonction des meilleurs produits mis à notre disposition par nos fournisseurs. Aujourd’hui, 95 % de nos victuailles proviennent de Scandinavie et majoritairement de Suède. « 

Ce souci d’authenticité et de fraîcheur se manifeste au cours du repas de plusieurs manières. Le Satio Tempestas, un grand plat de légumes à partager entre convives, est toujours accompagné de la liste des racines, feuilles, herbes, fleurs qui le composent. Le pain au levain, quant à lui, vous est d’abord présenté sous la forme d’un pâton avant d’être cuit tout spécialement pour vous. Au moment de vous l’apporter, après les amuse-bouche et le Satio Tempestas, une petite baratte en bois lui est jointe : elle recèle de la crème de lait condensée par cuisson à basse température. Le serveur sommelier (les 3 principaux serveurs sont tous sommeliers…) utilise une longue spatule pour agiter vivement le liquide et faire naître du beurre – salé au sel de mer – sous vos yeux.

L’ART DE SERVIR LE POISSON

Le tartare de saison – il peut être de b£uf ou de gibier – est émincé au couteau en salle et accompagné d’£ufs d’ablette (lire aussi les 15 néo-tendances en pages 12 à 27). La langoustine, elle, vous est présentée entière et vivante au moment de l’apéritif. Elle est immédiatement servie en sashimi.  » Je suis très impressionné par l’art de servir le poisson au Japon, affirme Bjorn. Je suis déjà allé à Tokyo à deux reprises et j’ai hâte d’expérimenter la cuisine kaiseki de Kyoto. Pour le poisson et les produits de la mer, j’ai deux approches. S’ils doivent être consommés crus, il s’agit de préserver au mieux la douceur du goût et la complétude de la saveur, qui disparaissent quelques minutes à quelques heures après la mort. Par contre, un poisson qui doit être cuit, va subir une sorte de mortification, à l’égal d’une côte de b£uf. Pour un cabillaud, il faut compter jusqu’à deux semaines, en le préservant à 0 °C dans de la glace.  » Pour nous faire mieux comprendre le sens de sa démarche, Bjorn propose une visite à Per Vidlund, un pêcheur du lac Mälaren, situé à un peu plus d’une heure de Stockholm.  » Par sa taille, c’est le troisième lac de la Suède. Il est relié à la mer, ce qui explique qu’on y pêche pas mal d’anguilles avant qu’elles ne repartent frayer dans la mer des Sargasses. Il est aussi riche en brochets, en perches, en ombles, en ablettes…  »

Per Vidlund est un des vingt pêcheurs autorisés à exercer leur profession sur le lac Mälaren. Il travaille sept jours sur sept presque toute l’année, même en hiver, lorsque la surface est gelée et que la couche de neige atteint 60 cm. Dans ces conditions rigoureuses, il doit utiliser la motoneige en guise de bateau et percer deux trous dans la couche de glace, distants de 60 m. Les filets sont ensuite installés entre ces deux orifices.  » Mais je ne sors pas lorsque la température descend au-dessous de -15 °C, car les conditions de travail sont alors très périlleuses, précise-t-il. S’il vous arrive quelque chose, les secours n’ont pas le temps d’arriver… « 

La pêche telle que Per Vidlund la pratique respecte au mieux l’écosystème. Les poissons qui n’ont pas la taille prescrite sont immédiatement rejetés à l’eau. Quant aux filets, ils ne servent pas à la capture : ils sont tendus sous l’eau et dirigent les poissons qui suivent instinctivement leur ligne vers une nasse, un piège qui les emprisonne. Ils sont alors sortis de l’eau à l’aide d’une grande épuisette, avant d’être triés et mis dans un récipient d’eau de mer refroidie dans de la glace.

C’est à ce moment-là que Per Vidlund recourt à l’Ike Jime, une technique mise au point au Japon voici plus de trois siècles. Elle consiste à passer une fine aiguille dans un des canaux de l’épine dorsale du poisson, à partir de la nageoire caudale. Grâce à cette intervention, le sang quitte très rapidement les muscles, ce qui prévient la formation de l’acide lactique, et maintient au mieux les arômes des chairs.  » Lorsque Bjorn m’a demandé si j’étais capable de réaliser cette opération, je me suis informé et j’ai trouvé sur You Tube des films qui étaient très explicites « , s’amuse Per Vidlund.

Aujourd’hui tous les pêcheurs qui fournissent Frantzén Lindeberg recourent au Ike Jime, pour les poissons qui seront soumis à une cuisson s’entend.  » Pour le cabillaud, j’utilise la cuisson au four, mais pour accentuer la saveur, pour préserver l’onctuosité et la jutosité des chairs, je dépose dessus une très fine couche de lard gras « , confie Bjorn.

LE MAÎTRE ALAIN PASSARD

À l’entendre ainsi s’enthousiasmer pour son métier, les techniques qu’il défend, les produits qu’il valorise, on s’interroge sur son parcours, sur ses influences. Un nom revient souvent dans la conversation : Alain Passard, le 3-étoiles parisien de l’Arpège, le rôtisseur le plus talentueux de sa génération, qui possède lui aussi deux potagers.  » J’y ai passé une année très instructive « , se réjouit Bjorn.

Âgés respectivement de 33 et 34 ans, Daniel Lindeberg et Bjorn Frantzén ont conquis 2 étoiles Michelin en deux années consécutives, alors que leur maison a tout juste 3 ans. Dans le Grand Nord, les paris vont bon train. Quel sera le premier restaurant scandinave à obtenir le troisième macaron ? Le Noma de René Redzepi (34 ans lui aussi) ou Frantzén Lindeberg ?

Carnet d’adresses en page 112.

PAR JEAN-PIERRE GABRIEL

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