Passerelles, parcs, salles de spectacles, piscines… Les citoyens prennent les choses en main pour équiper leurs villes et campagnes. Leur secret : le financement participatif. Une pratique déjà bien implantée dans certains pays, mais peu chez nous.

Chacun apporte sa pierre à l’édifice… L’expression peut sembler éculée, elle n’a pourtant jamais été si juste. C’est que, las de voir les budgets dédiés à l’embellissement de notre environnement rabotés et les idées utopiques sacrifiées sur l’autel de l’austérité, une frange de la population met désormais la main au porte-monnaie, parfois à concurrence d’une poignée d’euros, peu importe, pour construire, à l’unisson et au sens propre du terme, un monde meilleur. L’exemple le plus abouti est probablement celui de la passerelle piétonne Luchtsingel à Rotterdam, cet emblématique serpent jaune de 390 mètres de longueur qui relie, depuis l’été 2015, les quartiers du nord au centre de la cité. Chaque personne versant 25 euros pouvait apposer son nom sur l’une des planches de l’ouvrage signé par le bureau Zus… Il s’en est vendu plus de 8 000.

Mais nombre d’autres initiatives empruntent la même voie. Ainsi, l’architecte Bjarke Ingels (BIG), connu mondialement, a fait appel aux gentils contributeurs pour sponsoriser une centrale danoise de traitement des déchets – avec piste de ski sur le toit – dont la cheminée principale enverrait de grands anneaux de vapeur, visibles de partout comme des signes sioux, lorsqu’une tonne de dioxyde de carbone serait produite. Et ce pour alerter les habitants sur leur surproduction d’immondices. Le concepteur a amassé ainsi plus de 20 000 euros pour poursuivre sa démarche. De même, les Thames Baths de Studio Octopi ambitionnent de réintroduire la possibilité de nager  » dans  » la Tamise, dans des piscines naturelles, et ont mobilisé près de 170 000 euros via la plate-forme de financement participatif en ligne Kickstarter. Aujourd’hui, l’équipe ambitionne d’installer un autre bassin extérieur, à Peckham, et a pu faire rentrer 74 000 euros dans les caisses, grâce à Spacehive, le premier site spécialisé dans la récolte de fonds lié à l’art de bâtir. On peut encore citer d’autres exemples tels que la Lowline, un parc souterrain new-yorkais qui pourrait ouvrir en 2021 et qui compte sur l’aide du quidam pour payer les analyses techniques liées à la photosynthèse des plantes sous terre. Ou encore le groupe Heineken qui, l’été dernier, a collecté les deniers de tout un chacun pour la réaffectation du stade nautique de Miami, une structure remarquable en béton complètement désaffectée.

DES ESPACES HUMAINS

Le crowdfunding (*) s’invite donc sur la planète archi, et ce pour soutenir le plus souvent des initiatives à valeur ajoutée écologique et/ou citoyenne.  » Développer des infrastructures publiques via ce type de financement est d’une grande efficacité car non seulement cela ouvre d’autres sources de capital mais cela booste également la créativité, en donnant un coup de pouce à des idées manquant habituellement de moyens pour se concrétiser. Et ça a une influence sur la motivation des instances publiques aussi « , observe Aaron O’Dowling-Keane, à la tête du site Spacehive. Pour illustrer son propos, il prend l’exemple d’un autopont de Liverpool que le conseil local envisageait de démolir, pour une note salée de plus de 4,5 millions d’euros. Un groupe de citoyens a proposé sa réhabilitation en parc aérien et a tenté de rassembler une somme coquette pour lancer l’opération. Quand les autorités ont vu l’engouement suscité, elles ont reconnu leur erreur et appuyé ce contre-projet.  » Ce système permet à la population d’être partie prenante dans la manière d’aménager son espace de vie et donc d’avoir réellement une mainmise sur son futur ; ce ne sont plus les politiques qui décident seuls « , complète Aaron.

Certes, certains observateurs estiment que cette méthode pourrait, à terme, avoir un effet pervers, celui de montrer aux gouvernements qu’on peut se débrouiller sans eux, les déresponsabilisant par là même d’une partie de leur mission. Ils craignent par ailleurs que le clivage social se renforce, les plus riches privilégiant désormais leur prés carrés à coups de récolte de fonds ciblées sur leur besoins, et des ouvrages finalement pas toujours indispensables – un potager urbain ou un parc semblent plus sexy à encourager qu’un parking ou une route. Au contraire, le fondateur de Spacehive estime, lui, que c’est la carte de la complémentarité entre les dirigeants et le peuple qui assurera l’avenir et la cohérence de nos territoires :  » Cela permettra aux citoyens de jouer un rôle majeur dans la manière de redessiner nos villes et l’architecture va, de ce fait, évoluer, générant des espaces qui ont plus de sens et qui collent mieux aux besoins de la communauté. En deux mots, des bâtiments qui prennent en compte l’humain.  »

UNE RICHESSE PARTAGÉE

Les projets sponsorisés de cette façon sont bien souvent basés sur le principe de simples donations, soit motivées par les convictions du contributeur, soit moyennant contreparties – une planche à son nom sur la passerelle dans l’exemple de Rotterdam. Mais d’autres démarches immobilières qui recourent au crowdfunding sont de véritables placements, la volonté de faire un gain en argent s’ajoutant ici à celle de faire une bonne action. C’est sur ce financement participatif d’un autre genre que fonctionne Wiseed, une société immobilière française qui propose sur sa plate-forme de mettre la main au portefeuille pour épauler des promoteurs.  » Lorsque l’un d’eux se lance, il doit d’abord apporter à la banque une partie du montant, en fonds propres, qu’il récupèrera à la fin du processus. S’il cumule plusieurs initiatives en même temps, la masse d’argent à dégager devient parfois difficile à rassembler et c’est là que nous intervenons « , explique le directeur général Souleymane-Jean Galadima. A la fin, si l’affaire est conclue, les contributeurs récupèreront leur somme, plus les intérêts, selon un taux annuel de 8 à 12 %. Un rendement attrayant… mais qui reste évidemment risqué si le montage capote. Depuis début 2015, Wiseed a déjà suivi 62 opérations, et la marge de progression est encore grande :  » L’an dernier, nous avons clôturé en récoltant 15 millions. Nous pouvons déjà annoncer ce même résultat pour 2016, alors que nous ne sommes qu’en septembre « , note l’homme d’affaires. Les raisons d’un tel succès ?  » Du côté des contributeurs, il y a un sentiment de richesse partagée, c’est l’ADN du crowdfunding, répond le gestionnaire. Cela brise les codes des banques privées où il y a les riches investisseurs d’un côté, et les pauvres de l’autre. Ici, on peut participer, même si on a que 100 euros à mettre… La moyenne du ticket, chez nous est de 2 500 euros. Ce n’est pas toujours facile de faire cohabiter des contributeurs qui ont mis 100 ou 100 000 euros mais nous y arrivons, c’est la beauté de ce système.  » A cela s’ajoute l’impression d’oeuvrer pour sa ville, puisque l’on peut choisir la construction que l’on soutient à proximité de chez soi ; la satisfaction de générer de l’emploi ; et aussi l’aspect ludique de voir véritablement pousser l’objet de notre investissement au fil du chantier… Côté promoteur, la formule séduit car, au-delà de l’aspect pécuniaire, la récolte de fonds permet de mettre un gros coup de projecteur sur le projet en termes de communication via la Toile. Si Wiseed n’est pas encore implantée en Belgique, l’entreprise recherche néanmoins des partenaires pour s’y développer.

UN BEAU POTENTIEL BELGE

C’est que dans notre pays, le crowdfunding, et davantage encore celui qui vise le bâti, n’en est qu’à ses balbutiements ; bien que l’idée soit en marche et commence à faire des émules. KissKiss BankBank, la plate-forme qui a fait de l’injonction  » Libérez votre créativité !  » son slogan, s’est installée chez nous il y a de ça deux ans et a épaulé depuis plus de 800 concepts, tous domaines confondus.  » Bruxelles est considérée par notre société comme la deuxième ville la plus créative, après Paris, ce n’est donc pas un hasard « , analyse le responsable de cette antenne noir-jaune-rouge, Edouard Meier, qui précise d’entrée de jeu que sa structure encourage des projets non pas lucratifs, comme Wiseed par exemple, mais qui propose aux contributeurs une contrepartie – des accès exclusifs aux lieux crowfundés, des rencontres, des produits inédits, etc. La mise est d’ailleurs souvent bien plus basse, s’élevant en moyenne à 50 euros par personne. Chaque dossier est également soumis à des experts qui évaluent s’il colle avec la philosophie du site. Côté archi, KissKiss BankBank a ainsi déjà supporté une partie des équipements techniques de la Tricoterie, un lieu culturel saint-gillois qui entend  » fabriquer du lien social  » et a, en parallèle, promut un dossier de recherche initié par les étudiants en architecture de La Cambre.  » Nous sommes à mi-chemin donc, entre ceux qui pensent la discipline et ceux qui réalisent concrètement des choses, même si pour le moment cela se limite surtout aux aménagements d’intérieurs.  » En Belgique, l’échelle XXS reste en effet privilégiée jusqu’à présent. On pense au Théâtre de la Toison d’Or, qui a fait appel cette année au public pour rénover sa deuxième salle ; au club d’athlétisme de Ciney qui compte sur ses membres pour sa cafétéria et ses vestiaires ou encore à des interventions ponctuelles tantôt pour un parc à éoliennes, tantôt pour la sauvegarde d’un joyau du patrimoine wallon… Une piste d’avenir pour nos espaces de vie, qui ne demande dès lors qu’à être mieux explorée.

PAR FANNY BOUVRY

 » UN COUP DE POUCE À DES IDÉES MANQUANT HABITUELLEMENT DE MOYENS POUR SE CONCRÉTISER…  »

 » DES ESPACES QUI ONT PLUS DE SENS ET QUI COLLENT MIEUX AUX BESOINS DE LA COMMUNAUTÉ.  »

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