Pour empêcher nos mauvais souvenirs de gâcher notre vie quotidienne, inutile d’essayer de les chasser. Mieux vaut les domestiquer. Mais comment ? Explications.

Notre inquiétude première, c’est d’oublier. Des noms, des adresses, des lieux, des situations. Pas une semaine sans qu’une émission de télévision ou un article de magazine évoque notre mémoire. Pour faire obstacle à la maladie d’Alzheimer – la crainte absolue – on mesure cette fameuse mémoire, on la cultive, on la muscle à grand renfort de jeux électroniques et de moyens mnémotechniques. Mais si, au contraire, plutôt que du manque, c’était de la surabondance de nos souvenirs, et surtout de ceux qui sont désagréables, que nous souffrions le plus ? Accidents, traumatismes, catastrophes, agressionsà Ce sont ces souvenirs qui nous hantent et nous empêchent de nous épanouir. C’est, depuis Freud, le propos de la psychanalyse, qui nous aide à démêler les fils parfois trompeurs de la mémoire. Mais, aujourd’hui, cette discipline fait moins recette. Trop lente, trop incertaineà lui reproche-t-on. Alors que, venue des Etats-Unis, et du goût pour la rapidité et l’efficacité des Américains, la psy comportementale s’implante de plus en plus large-ment en France. Une nouvelle preuve avec l’ouvrage de Jean- Louis Monestès (*) qui propose d’autres solutions que l’introspection pour avancer malgré notre passé. Son credo ? A trop repenser aux émotions négatives, à trop les revivre, on finit par ne plus regarder vers l’avant. Quelques questions et réponses pour sortir de la rumination.

Weekend Le Vif/L’Express : Selon vous, nous redoutons tous les pertes de mémoire. Mais c’est davantage l’encombrement des souvenirs qui nous empêche de nous projeter dans l’avenirà

Jean- Louis Monestès : Effectivement. C’est colossal, le nombre de choses que nous engrangeons sans nous en rendre compte, qui se nichent dans notre cerveau et que nous ressassons sans fin, à la vie à la mort. Qui plus est, ces souvenirs (que ce soit des actes, des pensées, des regards), insérés dans tout un réseau de neurones, resurgissent d’eux-mêmes, sans que l’on ait besoin de les appeler, comme s’ils avaient leur vie propreà Ils viennent à la conscience alors que nous ne leur avons rien demandé ! Les patients qui me consultent sont ainsi noyés dans les choses du passé, quand ils aimeraient bien vivre maintenant. Les souvenirs qui restent le plus longtemps, ceux qui sont le plus profondément ancrés dans la mémoire, sont toujours liés à des émotions. Je me souviens à la perfection des odeurs, de la lumière, des détails de la pièce, le jour où leur père leur a dit :  » Tu ne feras jamais rien dans la vie.  » Ces sensations intenses font que le souvenir s’imprime à tout jamais. S’ensuit alors un ressassement d’autant plus puissant qu’il est lié à des sentiments négatifs comme la culpabilité, le regret :  » Je n’aurais pas dû me trouver à cet endroit ; je n’aurais pas dû dire cela ; si j’avais fait ce que j’avais à faire, je n’aurais pas provoqué une catastropheà  »

Pourquoi ne peut-on pas, tout simplement, ne plus s’occuper de ces mauvais souvenirs ?

Parce que nous ne pouvons pas maîtriser nos pensées. Les souvenirs, surtout s’ils sont douloureux, donc très chargés émotionnellement, sont engravés dans tout un réseau d’autres émotions. Il suffit de rencontrer une odeur qui flottait ce jour-là, un mot, une couleur, et le film se déroule. Certaines personnes, très conscientes de ce phénomène, essaient de stopper la pensée destructrice en la remplaçant par une émotion heureuse. Ainsi, pour ne pas penser à ma mère qui m’a souvent abandonné, je décide de me concentrer sur mes prochaines vacances au Mexique. J’imagine le soleil, la découverte de sites nouveauxà Efficace ? Pas du tout ! Parce qu’on associe alors le mauvais souvenir à d’autres impressions fortes, on agrandit le réseau dans lequel il est enserré et on lui donne dix fois plus de chances de resurgir, quand on rencontre le mot  » Mexique « , par exempleà Certains scientifiques se penchent sur des molécules de l’oubli. Des travaux montrent qu’on obtient de bons résultats en prescrivant des substances comme des bêtabloquants aux accidentés de la route, les mauvais souvenirs étant, dans ce cas, associés à un stress et à des sensations physiques (battements de c£ur, etc.). Je crois au contraire qu’il ne faut jamais oublier son passé et, avec mes patients, je cherche notamment à combattre les trous de mémoire.

Au moins, le mauvais souvenir, lorsqu’il s’agit par exemple d’une agression ou d’un accident, nous permet d’éviter par la suite le dangerà

Oui. Je suis un adepte de la théorie de Darwin : je pense que l’expérience nous permet de développer des stratégies d’évolution. Mais, attention ! l’évitement (fuir le parking où l’on a été agressé, par exemple), bien que ce soit notre premier réflexe, n’est pas sain. Il donne libre champ aux mauvais souvenirs, comme si ceux-ci pouvaient occuper tout l’espace. En revanche, retourner dans ce lieu (quand on le désire et qu’on le peut, bien sûr) permet d’engranger d’autres souvenirs : le parking est plus éclairé qu’on le pensait, il a l’air calme ce jour-là, je suis accompagné de quelqu’un qui m’aime et je lui en suis reconnaissant, etc. Je teinte mon mauvais souvenir d’autres impressions, je l’inscris dans un réseau modifié et sa valeur traumatique diminue.

Vous ne semblez pas très favorable aux cellules psychologiques dépêchées sur les lieux où se sont déroulés des drames ou des accidentsà

Je pense que ces cellules sont utiles quand elles permettent de dépister les personnes fragilisées, tout particulièrement en danger après le choc. Mais pourquoi imposer un  » débriefing  » systématique à tous ? Il a été prouvé que cela ne marche pas et a, parfois même, un effet inverse : les entretiens ancrent le souvenir, ils dramatisent ce que la victime (surtout s’il s’agit d’un enfant) n’avait peut-être pas ressenti comme un cataclysme. Si les victimes ont des proches, s’il se crée une solidarité, si la parole est possibleà cela peut suffire.

Dans le cas contraire, que faire avec notre paquet de mauvais souvenirs ?

L’idée maîtresse est de créer d’autres souvenirs qui feront concurrence à ceux qui nous gênent. Il faut comprendre que c’est le présent qui compte. Même s’il en coûte dans un premier temps, il faut évoquer les mauvais souvenirs. Mettre des mots sur ce qui nous mine. Ne jamais le faire sur commande, mais y penser lorsque l’on sent que c’est utile. Ensuite, on peut envisager de revisiter physiquement le passé. Se rendre sur les lieux où l’on a été malheureux, là où l’on a vécu un accident ou un deuilà Laisser le flot des émotions émerger et comprendre que nous sommes en train d’en engranger d’autres qui resteront aussi ancrées dans notre mémoire. Les souvenirs reprennent ainsi une juste place, celle qu’ils ont dans notre passé. Ils continueront de faire partie de notre histoire sans pour autant entraver le présent. Et, si l’on n’y parvient pas seul, il faut consulter un thérapeute. En huit à dix mois, on peut aisément retrouver sa capacité à agir dans l’instant.

Peut-on prévenir le stockage de mauvais souvenirs ?

Oui. Il existe une prévention contre les souvenirs désagréables du quotidien. Observez votre mémoire, comment tel événement vous marque, pourquoià Mais appliquez aussi le lâcher prise, c’est le maître mot. Pensez à croquer la vie, en essayant de changer uniquement les choses sur lesquelles vous pouvez agir. Pour les autres, il est inutile d’épuiser son énergie. Vous êtes coincé dans les embouteillages et vous craignez de rater votre avion ? Ne refaites pas l’histoire à l’envers, ne vous culpabilisez pas, pensez à autre chose. Il sera toujours temps de régler le problème sur placeà

(*) Faire la paix avec son passé, par Jean-Louis Monestès, éditions Odile Jacob.

Marie-Christine Deprund

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