De La Roche à Bouillon, la Transardennaise c’est sept étapes totalisant 160 kilomètres de sentiers pédestres tracés au cour d’une nature paisible et bienveillante. Nous avons testé les trois premiers tronçons. Verdict ? Le cliché se confirme : un véritable anxiolytique pour les stressés de la ville en manque de chlorophylle et de ciels larges.

Ça commence par un bus raté. Gare de Marloie, un lundi matin gris clair et cru comme les étés nous en donnent sans compter de par chez nous. Le train a pris du retard, la vie est mal faite : le TEC n’attend pas les randonneurs à destination de La Roche, point de départ de la grande traversée des Ardennes. La prochaine liaison est prévue dans plus de deux heures. Pas de panique, Denis Jusseret est là, au bout du fil :  » Ne bougez pas j’arrive !  » Et quand Denis Jusseret arrive, il n’y a pas de place pour la déprime et les doléances d’urbain pressé. Ce sexagénaire inusable du zygomatique, pas sanglier pour un sou, est le grand concepteur de l’aventure que nous nous apprêtons à croquer à pleines dents. Véritable Rémy Bricka du tourisme dans la province de Luxembourg, cet ancien homme de pub a orchestré la fédération des chambres d’hôtes, celle des gîtes de Wallonie et surtout, de La Roche à Bouillon, a balisé de stickers et traits de peinture jaune et blanc, arbres, panneaux de signalisation et autres bouts de macadam pour guider les aficionados de la semelle Vibram sur les chemins de son pays qu’on dit d’une ardeur d’avance.

La Roche. Sa boucherie éponyme, halte nécessaire avant l’effort. Une demi-baguette copieusement fournie en jambon d’Ardenne, forcément, et nous voilà parti, sous un ciel aussi menaçant que la pente boueuse et escarpée qui nous sert de piste de lancement. On ne fera pas les chochottes, on avance en mode poids plume : Denis, grand prince, s’occupe toujours du transfert des bagages, de gîte en gîte,  » le confort des clients prime « , se félicite-t-il, sur un ton meubles Mailleux.  » Voici les cartes, une bouteille de flotte, à tout à l’heure. « 

L’ODEUR DU PIN COUPÉ

Le premier des 22 kilomètres est à peine écoulé, la séance de décontamination fait déjà son effet au détour d’un sous-bois. Des percées de lumière se fraient un passage entre les feuillus, ça sent l’herbe détrempée, la terre humide, des odeurs que certains rangent parfois dans leur mémoire en même temps qu’ils remisent pour de bon leur chemise scout au placard. De champs de blés chaloupant sous les coups de vent en armées d’épineux rigoureuses comme une parade militaire nord-coréenne, la marche impose petit à petit son rythme particulier. Celui-là même qui faisait dire à l’oncle Nietzsche :  » être cul de plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit, seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose.  » À peine un chamois et une fratrie de renardeaux osant la traversée d’une prairie viennent interrompre le métronome de la bottine et la rêverie qu’elle met en musique. Peu importe la bruine, il y a le charme des hameaux muets qui ponctuent la route jusqu’à Fosset (Sainte-Ode), terre d’élection du grand peintre symboliste Fernand Khnopff. Ce qui en dit long sur le cachet de la région.

UNE NUIT À LA FERME

Pour passer la nuit, on élit le hameau d’à côté, Tillet, à L’Enclos des Frênes, une ferme gourmande.  » C’est ici que le fameux char qui est aujourd’hui sur la place de Bastogne s’est embourbé durant la bataille des Ardennes « , nous raconte Théo, casquette de base-ball vissée sur le crâne, l’£il vif, 80 ans, maître des lieux. Cet ancien fermier reconverti dans l’accueil des touristes et la cueillette du champignon sait de quoi il parle, il était là quand les Américains se sont pris les chenilles dans la boue, il avait 12 ans.  » Ça se battait à l’arme blanche, on se cachait dans les étables.  » Pile où nous nous trouvons, à écouter ces souvenirs de guerre, une cuvée de la Joncquille, la mousse locale, à la main. Le repas est digne d’un chasseur, copieux, paillard. Servez-nous des pâtés, des cailles farcies, des desserts crapuleux, Cécile !

En réalité, on ne parle pas comme cela à Cécile Longueville, l’épouse de Théo, décorée du mérite du travail par le roi Albert II en 2003, comme l’indique ostensiblement un avis dûment encadré au-dessus de la porte de la cuisine. Elle avait 59 ans quand elle a entamé des études pour devenir chef, voilà la raison du sourire fier qui ne la lâche plus.  » À 14 ans, j’ai dû aider mon père aux vaches, je n’avais pas le choix, mais je rêvais secrètement d’ouvrir un restaurant. Il n’y a pas d’âge pour mettre en £uvre ses désirs les plus profonds.  » On lève notre verre à ça, Cécile se met à l’orgue de Barbarie et de sa plus belle voix nous sert de la Java Bleue, du J’attendrai et du Boire un petit coup :  » Non Firmin tu n’auras pas ma rose, non Firmin tu n’auras rien « , ces paroles sorties d’un autre siècle nous accompagnent jusqu’à l’oreiller. La nuit est douce, bien sûr.

PLEINE FORÊT

Pour rejoindre Saint-Hubert, notre destination du jour, à une petite vingtaine de kilomètres du cabaret chantant improvisé d’hier soir, il vaut mieux aimer les arbres. Hormis le début de l’étape, à travers villages, l’essentiel se passe en forêt, celle de Freyr, que l’on pénètre en franchissant une barrière, frontière aussi tangible que symbolique.  » Vous êtes ici dans un temple de la Nature « , écrit carrément Françoise Lempereur dans le guide de la Transardennaise qui nous sert de boussole. En cassant la croûte, assis sur un tronc au milieu du silence, on en deviendrait presque aussi poétisant.

Le retour à la civilisation et aux considérations quotidiennes est signalé par des planeurs fendant le large ciel tombant sur prairies à bovins qui bordent l’aérodrome de Saint-Hubert. Un nom synonyme de noblesse, l’empire de la chasse. Mais c’est plutôt basse saison et ça se sent… Pour se remettre de la balade, on s’offre donc une côte à l’os à l’ombre de l’imposante basilique avant d’aller dormir avec les poules. Saint-Hub by night, une autre fois. Et puis la forêt nous a épuisé. Et elle n’a pas dit son dernier mot. Jusque Nassogne, c’est 27 kilomètres dominés par sa majesté qui nous attendent au lever du soleil. Enfin, de la brume, plutôt. Avant de se lancer dans cette rando humide, il faut impérativement se fournir en salaisons au Sanglier des Ardennes dans la rue principale de Saint-Hubert. S’en passer ce serait comme aller à Coxyde sans goûter aux croquettes de crevettes du Royal. Une aberration. Le sac bien nourri en Borquin (saucisson pur porc, à l’ail, aux fines herbes, légèrement fumé), la journée s’annonce tout de suite plus sympathique. Mais même sans ce péché de gourmandise, elle aurait été réussie. Des trois premières étapes de la Transardennaise que nous avons testées, celle-ci est sans doute la plus physique, mais la plus jolie également. De cheptels de bouleaux en chemins protégés par un toit de hêtres et de chênes, la nature est toute-puissante, enveloppante, parsemée çà et là de décors de cartes postales, avec force petits ponts de bois, rivières limpides et grandes flaques à reflets.

Une sorte d’ensorcellement est à l’£uvre quand nous arrivons à Nassogne. On y resterait bien, d’autant que l’endroit ne manque pas d’adresses de bouche de belle facture (La Gourmandine, Le Beau Séjour). Puis la prochaine étape mène à Mirwart, le petit paradis vert d’Olivier Gourmet… On reviendra, comme on dit. Denis Jusseret est là.

PAR BAUDOUIN GALLER

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