Frottée au soleil et zestée aux influences multiples, la gastronomie des îles a des allures de fantasme culinaire. En exclusivité pour Le Vif Weekend, trois chefs originaires de l’océan Indien livrent leur recette pour assaisonner l’été.

A proprement parler, la cuisine des îles n’existe pas. On devrait plutôt parler  » des  » cuisines des îles, et encore, cela ne suffirait pas à rendre compte de ce paysage morcelé, complexe et savoureux. Ce raccourci que s’autorisent à prendre les continents – comme si une étendue de terre posée sur ce globe pouvait revendiquer un autre statut que celui de l’insularité – ne doit pas être pris pour une offense. Au contraire. Si l’Europe, et plus généralement l’Occident, sont prompts à simplifier ces mosaïques, c’est parce que les îles incarnent un fantasme ultime, celui d’une nourriture flibustière soumise aux vents du large. Loin de la gastronomie des terroirs, identitairement crispée, celle-ci donne envie de liberté. C’est enivré de rhum que l’on rêve de goûter à ses fruits juteux et à ses sucs exotiques. Bref, ces mets insulaires fouettent notre imaginaire. La toque qui en ouvre le mieux les portes est assurément Laurent Balancy, fameux gaillard réunionnais de 32 ans, installé à Bruxelles. Après avoir travaillé chez Inada, le chef japonais de la capitale le plus précis en matière de cuisine française, et au Tournant, cantine métissée de la chaussée de Wavre, le cuisinier vient d’ouvrir son propre restaurant : Le Bout de Gras. On n’y débarquera pas pour y glaner des plats typiques dans la mesure où l’homme a opté pour une cuisine française nourrie aux produits simples et aux grands classiques revisités. N’empêche, ici et là affleureront des préparations différentes qui lui permettront de  » distiller ses racines créoles « . Un hommage juste et bon car c’est bien l’île de La Réunion qui a structuré son inconscient culinaire. Il raconte :  » Ma maman est réunionnaise et mon père mauricien. Je me souviens des dimanches où c’était lui qui passait derrière les fourneaux. Il préparait des mijotés. Assister à la transformation des aliments m’a marqué durablement.  » Né à Marseille, Laurent Balancy assure que ses parents ont dû rentrer dare-dare au pays parce qu’il ne se nourrissait pas.  » C’est à La Réunion que j’ai pris mes galons « , rigole-t-il. Il y reste jusqu’à 5 ans et y retourne entre 15 et 20 ans. A l’intérieur de l’île, le chef évoque un territoire qui condense toute la saveur de cet art de vivre d’outre-mer, Les Trois-Bassins, commune qui, du côté de ses hauteurs, abrite la  » maison de sa mémé « . L’eau à la bouche, il raconte les  » saucisses fumées au bois de filao « , sa madeleine de Proust locale.  » Il s’agit de saucisses de haché de porc qui sont fumées pendant plusieurs jours dans une petite cuisine de tôle qui ne sert qu’à ça. Pour les manger, c’est un vrai rituel, il faut une faible braise qui les réchauffe lentement et fait s’écouler ce qui reste de gras. Cela se déguste, assis sur un tabouret en bois proche du sol, avec du riz et un rougail de tomate, piment et épices.  » Mais il y a également le  » tangue « , un hérisson au goût de gibier qui se mange en cari dans des feuilles de bananiers et qui s’accorde avec  » du gros rouge qui tache, vendu en bouteilles consignées « . Pourtant, le miracle se produit : à chaque fois qu’il avale ce plat, Laurent Balancy, dégustateur de vin averti, se régale. Il faut dire qu’une partie de la magie de la cuisine des îles tient à son économie de moyens. A l’habituelle culture de la performance et des accords cérébraux de la gastronomie actuelle, elle oppose authenticité, convivialité et faim véritable. Sans oublier, son mode de transmission qui est invariablement humain, c’est-à-dire oral et familial.

ENTRE ASIE ET AFRIQUE

Cantine de poche située dans le centre-ville, Madagasikara se présente comme un couloir étroit décoré de scènes de la vie quotidienne malgache et terminé par une cuisine ouverte. C’est là qu’Hanta Randria et Thierry Rabe entendent être  » ambassadeurs de leur pays « .  » Le temps d’un repas, nous vous emmenons à Madagascar « , proclame la carte. Pari réussi, même si le défi est de taille tant ce territoire est méconnu de nombreux Bruxellois. Pour parvenir à dépasser les clichés, Thierry Rabe peut compter sur un parcours culinaire en béton qu’il a glané essentiellement à Tananarive dès l’âge de 13 ans.  » C’est parmi les nombreuses femmes qui m’entouraient que j’ai attrapé le virus de la cuisine « , explique l’intéressé. Le profil de la gastronomie malgache ?  » Un carrefour entre une partie de l’Asie, soit la Malaisie et l’Indonésie, et l’Afrique, le tout mâtiné d’influences créoles. L’usage des épices est très différent de ce que pensent la plupart des gens, les plats sont parfumés mais pas piquants, à l’image d’une épice aussi délicate que le poivre noir de Madagascar ou d’un curry tel que le jaune, qui mélange notamment curcuma, ail et gingembre « , explique Hanta Randria qui s’occupe de la salle et de la partie commerciale du restaurant. Au programme : Ravitoto, des feuilles de manioc doux pilées et sautées au porc ; un très fin canard préparé avec une sauce à la vanille et aux litchis ; ou encore, un grand classique, le Romazava qui panache poulet, boeuf et brèdes (un mélange de feuilles et herbes aromatiques). Autre atout séduction du lieu, les différents rhums arrangés faits maison, entre autres au combava, aux fruits de la Passion et à la vanille, voire au tamarin.

Il est également question de transmission dans le parcours prestigieux de Laure Genonceaux. Cette chef de 33 ans peut se targuer d’avoir passé quatre ans – dont deux années comme sous-chef – dans les cuisines doublement étoilées de Bon Bon. Si sa formation est classique – l’école hôtelière à Namur -, ce qui l’est moins ce sont ses origines. Ses jolis yeux en amande témoignent d’un beau métissage né de la rencontre d’un papa belge et d’une maman mauricienne. Ouvert depuis janvier 2016, son restaurant aux horizons clairement gastronomiques fait place à des touches insulaires qu’elle tient de Solange, sa grand-mère maternelle. Comme le prouve la recette qu’elle livre ici en exclusivité, elle affectionne particulièrement les influences chinoises, notamment le  » min « , un plat de nouilles sautées, mais aussi le cari, cette préparation mijotée marquée par les épices. Ce dépaysant bagage, elle le décline depuis le nom –  » Brinzelle  » signifie  » aubergine  » en créole – jusqu’aux petits beignets qu’elle sert en amuse-bouche qui sont un hommage à la street food mauricienne, ou encore à travers l’excellent cocktail qu’elle propose mixant rhum Gold of Mauritius, ginger beer, sorbet citron vert et citron vert. Dans la foulée, impossible de ne pas pointer les images signées Patrick Laverdant, un photographe venu lui aussi de l’île en question. Grands formats de pêcheurs, de flamboyant ou de cuisinier de rue… autant d’éléments visuels qui contribuent à planter le décor. Pour Laure Genonceaux,  » Maurice est l’endroit des repas de famille sur la plage. Tout le monde apporte une préparation. On joue de la guitare et on dort sur place. Pour moi, c’est l’image même de la liberté « , confie-t-elle.

Le Bout de Gras, 89, rue Américaine, à 1050 Bruxelles. Tél. : 0488 16 00 12. Brinz’l, 93, rue des Carmélites, à 1180 Bruxelles. Tél. : 02 218 23 32. www.brinzl.be Madagasikara, 10, rue de Flandre, à 1000 Bruxelles. Tél. : 0473 44 40 74. http://madagasikara.be

PAR MICHEL VERLINDEN / PHOTOS : FRÉDÉRIC RAEVENS

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