Les arnaqueurs, mystificateurs et autres usurpateurs se frottent les mains. Avec les nouvelles technologies, travestir la réalité est devenu un jeu d’enfant. De quoi faire naître des vocations. Et si nous étions tous des imposteurs ?

Mentir, un péché ? Allons donc ! L’affabulation ne s’est jamais aussi bien portée. Et on ne parle pas ici des petits arrangements avec son CV ou du toilettage express de sa biographie pour épater un employeur ou la galerie. Des cacahouètes à côté des mensonges gros comme des maisons que l’on nous assène désormais à la chaîne. Pour un peu, l’imposture passerait presque pour une… posture convenable. Une sorte de seconde nature. Et c’est à peine si l’on s’offusque encore quand, par hasard, quelqu’un découvre le pot aux roses. Au royaume du toc, les affabulateurs sont rois…

Preuve qu’un parfum de duplicité flotte sur l’époque, on ne compte plus les cas de braconnage moral. Certains très stimulants d’ailleurs. Au point qu’on lâche parfois volontiers la proie pour l’ombre. Comme quand l’enseignant Pierre Bayard prend la plume pour expliquer  » Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?  » (Les Editions de Minuit). Un titre accrocheur derrière lequel se cache non pas un kit pour briller à peu de frais en société mais bien un manuel aux résonances philosophiques pour une bonne hygiène de la lecture. Signe de la curiosité pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’imposture, ce livre est devenu un best-seller de la rentrée de janvier dernier. A croire que beaucoup de (non) lecteurs se sentaient concernés…

Autre exemple roboratif : le film  » The Hoax  » de Lasse Hallström qui vient de sortir aux Etats-Unis et débarquera prochainement chez nous. Richard Gere y campe l’un des mystificateurs les plus brillants du xxe siècle, Clifford Irving. Dans les années 1970, cet écrivain américain fait un tabac en librairie avec une biographie fantaisiste du célèbre producteur et réalisateur Howard Hugues, empochant au passage un chèque de 750 000 dollars (561 000 euros). C’est Hugues lui-même qui finira par révéler la supercherie. Ce qui vaudra à Clifford Irving une condamnation à deux ans de prison. Un scénario rocambolesque qui n’est pas sans rappeler l’excellent film de Steven Spielberg,  » Catch me if you can  » (2003), dans lequel Leonardo DiCaprio joue le rôle de Frank Abagnale Jr, autre escroc génial et authentique qui est parvenu, tout au long de sa  » carrière « , à exercer successivement les métiers de pilote d’avion, de médecin ou encore de professeur d’histoire sans en avoir les moindres compétences et encore moins les diplômes. Ou quand la réalité dépasse la fiction.

Coups montés

L’imposture est à la mode. Et pas seulement parce qu’elle sert de trame au nouveau roman de Catherine Rambert,  » Impostures sur papier glacé  » (Calmann-Levy) – l’histoire d’une rédactrice en chef d’un magazine people qui va se prendre les pieds dans le tapis de son inconsistance. Plus sérieusement, on ne compte plus les révélations fracassantes à propos d’escroqueries littéraires ou musicales. Exemples : la fausse autobiographie à succès  » Mille morceaux  » (Belfond) de l’Américain James Frey – il y contait avec talent sa résurrection après des années de drogue et d’alcool. Un tissu de  » mille  » mensonges. Ou la mascarade J.T. Leroy, ce personnage androgyne à la vie chahutée devenu écrivain culte de la Côte Ouest des Etats-Unis et qui n’était en réalité que le rouage d’une manipulation orchestrée en coulisse par une femme à l’imagination fertile. Ou encore, on monte d’un octave sur l’échelle de la supercherie, cette affaire invraisemblable dévoilée en février dernier de la pianiste Joyce Hatto, portée aux nues par la critique alors que ses disques n’étaient en fait que des copies trafiquées par son mari d’enregistrements d’autres pianistes.

Difficile dans ces conditions d’encore distinguer le vrai du faux. D’autant que, coquet, le mensonge revêt les habits les plus variés. Ici, il prend la forme d’une biographie fumeuse de Françoise Dolto intitulée  » Françoise Dolto. La vie d’une femme libre  » (Plon). Cet ouvrage, que l’on doit à Daniela Lumbroso, est truffé d’erreurs et de clichés selon les proches de la célèbre pédopsychiatre, qui ne reconnaissent pas leur modèle dans le portrait mielleux et caricatural qu’esquisse l’animatrice de télévision. Là, il épouse les traits d’un étudiant du Kentucky de 24 ans, Ryan Jordan, alias  » Essjay « , qui s’est fait passer plusieurs mois durant pour un professeur de théologie bardé de diplômes sur l’encyclopédie communautaire en ligne Wikipedia. Le petit comique utilisait sa  » position  » pour modifier sans vergogne le contenu de certains articles. Le comble, c’est qu’il a même réussi à se faire enrôler dans la commission d’arbitrage de Wikipedia…

Internet a d’ailleurs donné un sérieux coup de pouce à tous les apprentis baratineurs de la Terre. Logique : on y avance masqué. L’anonymat est plus ou moins garanti et le discours ou le profil inventés de toutes pièces noyés dans un océan d’informations. Mais pourquoi zapper avec soi-même ?  » Parce que nous sommes tous des imposteurs « , répond Belinda Cannone dans  » Le Sentiment d’imposture  » (Calmann-Lévy). Les nouvelles technologies n’ont fait que faciliter la matérialisation de ce sentiment d’inadéquation qui nous habite tous. Et qui se traduit d’ordinaire par ce léger malaise qui submerge épisodiquement les rives de notre conscience ; de ne pas être tout à fait à sa place dans son travail, dans son couple, dans ses relations d’amitié. Avec Internet, le  » multimoi  » exhumé par Freud peut enfin s’affirmer sans risque de s’attirer les foudres de la morale bien-pensante.  » La grande nouveauté avec le numérique, observe le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, c’est que l’existence de plusieurs identités est non seulement reconnue mais valorisée.  » Le jour, je suis un petit employé de banque sans envergure, la nuit un redoutable chef de guerre sévissant sur un jeu en ligne.

La vérité si je mens

L’imposture est donc une arme à double tranchant. D’un côté, elle libère, de l’autre, elle conduit à la perte du réel, à la dilution de toute symbolique, comme dans cette adaptation sur grand écran du roman  » Substance mort  » de Philip K. Dick,  » A Scanner Darkly « . Les images de ce film ont subi un traitement informatique qui leur donne une consistance indéfinie. On n’est plus dans le réel mais pas tout à fait non plus dans le virtuel. L’ébauche d’une nouvelle dimension.

Quel que soit le terrain où l’on se situe pour appréhender la supercherie, plus c’est gros, mieux ça marche. Comme en témoigne le succès, l’an passé, de ce faux blog sur le site d’échange de vidéos YouTube. En quelques semaines, le journal vidéo intime d’une jeune étudiante qui se fait appeler Lonelygirl15 devient un hit de l’été sur ce site très couru où circulent pourtant les infos les plus loufoques. Avec une ingénuité toute juvénile, elle y parle de tout et de rien, de ses copines, de l’école, mais aussi de religion, et même d’occultisme, laissant ainsi planer le doute sur une facette moins lisse du personnage. Contre toute attente, des fan clubs et des forums se créent pour commenter les moindres faits et gestes de l’adolescente. Quelques internautes moins crédules que la moyenne vont finir par découvrir qu’il s’agit d’un énorme canular mis sur pied par des réalisateurs californiens en mal de célébrité et de contrat. Avec la complicité d’une actrice très… crédible. De quoi faire réfléchir les plus de 2 millions d’internautes qui ont vu ses vidéos et, pour une bonne partie, avalé son baratin…

Puisque l’imposture ne suscite plus autant la réprobation, certains ont eu l’idée d’en faire un business. On songe à ces sites qui proposent des alibis aux maris et aux épouses volages (www.alibi.be). Mais aussi à ce portail allemand (www.erento.com) qui loue des figurants aux organisateurs de manifestations en mal d’effectifs… Dans le même esprit, on peut également citer feu le site fakeyourspace.com (littéralement  » Truquez votre espace « ) qui se faisait fort, jusqu’il y a peu, de fournir aux internautes inscrits sur le site communautaire MySpace des  » amis  » et d’alimenter leur page en commentaires élogieux, histoire de faire croire qu’ils sont dans le coup et donc du côté des gagnants plutôt que des losers.

L’arroseur arrosé

Le vrai et le faux ne faisaient pas bon ménage dans le passé. A l’heure du relativisme virtuellement assisté, il leur arrive de s’allier. Sinon les Yes Men n’existeraient pas. Ces activistes américains de gauche utilisent l’arme du canular pour dénoncer les travers du libéralisme, notamment en se faisant passer pour des spécialistes ou des représentants de grosses sociétés. Parmi leurs plus beaux coups, une allocution incendiaire en faveur de la privatisation des votes lors des élections à la tribune de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) – qui ne provoquera guère de réaction dans l’assemblée sinon des remerciements… -, et surtout cette intervention sur la chaîne BBC World pour annoncer que la société Dow Chemical (l’un des membres de la bande s’était autoproclamé porte-parole du géant de l’industrie chimique) avait décidé de fournir des soins médicaux aux victimes de la catastrophe de Bhopal et de nettoyer de fond en comble le site. Tous les médias du monde reprendront l’information avant qu’elle ne soit démentie par Dow dans un communiqué de presse. Officiel celui-là…

L’imposture peut donc aussi provoquer un électrochoc bénéfique. C’est le sens de la démarche de deux émissions belges qui ont fait parler d’elles récemment. Tout d’abord  » Bye-bye Belgium « , le faux JT de la RTBF annonçant la fin de la Belgique. Ensuite  » Que reste-t-il de Chris Conty ? », ce vrai faux documentaire diffusé sur BeTV et exhumant une rock star imaginaire de chez nous. En toile de fond, le pouvoir des images, l’idolâtrie et la manipulation des médias.

Bon, d’accord, les imposteurs ont toujours existé. Il se murmure que Corneille a écrit certaines comédies de Molière. Plus près de nous, l’artiste américaine caméléon Cindy Sherman pratique, elle aussi, une forme d’imposture en revisitant à son corps défendant tous les stéréotypes féminins – fée, madone, sorcière, hippie, secrétaire, etc. -, jusqu’à brouiller sa propre identité. Quant au cas  » Romain Gary-Emile Ajar « , il y a belle lurette qu’il figure dans les anthologies de littérature sous la rubrique : deux écrivains, deux prix Goncourt, un seul homme. Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’ampleur du phénomène. Sa vitesse de propagation. Ce que seule une Cindy Sherman faisait hier, à savoir s’inventer des  » moi « , aujourd’hui, tout le monde le fait. En particulier sur la toile à travers ses avatars sur Second life ou dans des jeux en ligne comme World of Warcraft. Je n’est pas un autre. Il est désormais tous les autres…

Laurent Raphaël

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