Archétypes de la parfumerie féminine, les fleuris aussi peuvent être abstraits. Bouquets mystérieux ou soliflores imaginaires, ils laissent sur la peau une signature troublante qui ne cesse de se réinventer. Confidences de nez.

Au jeu des sept familles de la parfumerie, celle dite des floraux peut se vanter d’afficher un joli paquet de cartes. Autant d’atouts gagnants pour une partie serrée, rythmée chaque année par près d’une sortie de parfum par jour au niveau mondial. Alors que la rose et le jasmin, traités en overdose, étourdissent un marché de plus en plus saturé par les fragrances gourmandes engluées de fruits rouges, d’autres bouquets de fleurs, purs produits de l’imaginaire des parfumeurs, réussissent encore à émerveiller nos sens. Dans Jour d’Hermès, dernier  » grand féminin  » du sellier parisien, Jean-Claude Ellena, qui n’aime rien tant d’ordinaire que de se jouer des lois du genre, a décidé cette fois d’en embrasser les codes pour mieux les transcender.  » Qui dit féminin dit fleur ?, interroge-t-il, un sourire espiègle dans la voix. Soit, mais alors mille fleurs. Des brassées, des gerbes, des fleurs de jardins, des fleurs de salon, des fleurs du matin, des fleurs du soir, à profusion ! Jour est un floral mais il n’est pas ostentatoire. Je ne voulais pas une seule idée de fleur, comme la tubéreuse, le gardénia ou la rose. Car au bout d’un certain temps, le côté omniprésent de l’odeur de la fleur devient envahissant : une lassitude se crée et on finit par mettre le parfum de côté parce que le message, insistant, est toujours le même. Le secret pour continuer à séduire, c’est de laisser la réponse en suspens. C’est un fleuri, mais on ne sait pas très bien lequel. Alors on cherche. On gratte du nez.  »

Pour garder intacte la part de mystère qui entoure ce jus solaire et bienveillant qui se pose sur la peau sans s’y coller, le nez d’Hermès refuse aussi de détailler les ingrédients qui le composent.  » Je ne crois pas que ce soit la bonne manière de parler des parfums, justifie-t-il. La fleur de Jour est totalement imaginaire. Elle est née au départ de l’association de deux fleurs duelles : le gardénia qui balance entre la tubéreuse et le jasmin et le pois de senteur qui oscille entre la rose et la fleur d’oranger. En partant de deux, j’en avais quatre ! Tout est né de ces deux représentations de fleurs totalement différentes, de ce paradoxe permanent. Après j’ai complexifié le propos. Lorsque vous mêlez des produits, vous créez des résonances qui font que finalement le parfum sent ce qu’il sent. A la fois, je suis un illusionniste, et à la fois, il y a quelque chose de vrai dans tout ça. Même si c’est « l’odeur de… » – reconstituée la plupart du temps à partir d’ingrédients de synthèse – et pas la chose elle-même.  »

Chez Issey Miyake aussi, alors que le bouchon du flacon Pleats Please fait référence à un calice de fleur, symbole abstrait de la ligne de vêtements finement plissés du créateur japonais, les paramètres de l’équation olfacive sont posés d’emblée.  » J’ai travaillé sur l’idée de la féminité universelle qui était déjà présente dans L’Eau d’Issey, détaille Aurélien Guichard. Je voulais un floral dont les pétales seraient en mouvement permanent. Un jus lumineux, tout en reflets, en liberté et très ciselé, qui soit traversé par une idée de confort.  » La pivoine et le pois de senteur sont ici au service d’une fleur de pure fantaisie à l’image du célèbre coquelicot du Flower de Kenzo, symbole d’énergie vitale en dépit de son apparente fragilité. Il y a près de dix ans, Alberto Morillas inventait de toute pièce un sillage à ces pétales rouge sang aussi inodores qu’éclatants.

DOSER L’ABSTRAIT ET LE FAMILIER

 » Tout petit déjà, la délicatesse de cette fleur me fascinait, se souvient le maître parfumeur de Firmenich. Dès qu’on la coupe, elle perd toute sa beauté. Flower est une évocation de cette fleur, un rêve vivant, une émotion qui va envelopper la femme. Quand vous le vaporisez, il génère une sensation de plaisir : on sent que c’est un floral – il est construit autour d’un coeur de feuille de violette et de rose sensualisé par de la vanille – et un oriental. Il a de la délicatesse. Il est abstrait et en même temps figuratif. En parfumerie, tout l’art réside dans le dosage de l’abstraction et de la familiarité.  » La fleur que l’on retrouve au coeur de chaque nouvelle campagne pour ce jus devenu un classique est aujourd’hui au centre d’une chaîne d’entraide virtuelle dans laquelle des célébrités – comme les designers Ron Arad et Karim Rashid ou l’actrice britannique Gabriella Wright… – et des anonymes se  » passent  » un coquelicot sur le Net, chaque nouveau maillon rapportant 1 dollar à l’association Every Mother Counts fondée par l’ex-top model Christy Turlington Burns.

De soliflore, il en est aussi question chez Cartier où Mathilde Laurent n’hésite pas à parler  » d’antifloral  » pour décrire le lys en majesté qui transcende les différentes versions – eau de parfum, élixir, eau de toilette – de Baiser Volé.  » Les fleurs sont depuis la nuit des temps au coeur même de la parfumerie, rappelle Mathilde Laurent, nez du joailler depuis 2006. Les hommes étaient encore vêtus de peau de bêtes qu’ils rêvaient déjà de porter cette odeur. C’est probablement pour cela que les floraux sont tellement dominants. Le malheur aujourd’hui, c’est que le marché qui est d’une monotonie absolue regorge de soupes de fleurs – de la rose, du jasmin et de la tubéreuse mélangées entre elles la plupart du temps et qui du coup se ressemblent toutes. Le simple fait d’en travailler une autre la rend presque irréelle tant elle a cessé d’exister à force de n’être plus jamais traitée.  » Si sa  » reconstitution  » se doit d’être méticuleuse – pas question ici de ne pas reconnaître le lys -, tout l’art du parfumeur consiste à proposer sa vision transcendée de la fleur, vision qui peut révéler des facettes différentes de celle-ci selon la concentration du parfum qu’il est en train de créer.  » Faire une rose avec de la rose, du jasmin avec du jasmin ou de la tubéreuse avec de la tubéreuse, ce n’est pas de la parfumerie, réfute Mathilde Laurent. Reconstituer, restituer à partir de fragments synthétiques ou naturels une représentation mentale, c’est le b-a.ba de notre métier.  »

Mais il arrive aussi que la fleur initiale soit le fruit de l’imagination d’un autre créateur, comme le Dahlia Noir de Riccardo Tisci. Véritable métaphore de sa vision du féminin, le directeur artistique de Givenchy en parle comme d’une de ses robes haute couture.  » Il ne s’agit nullement ici de faire de la parfumerie figurative, insiste Françoise Donge, olfactologue chez Givenchy Parfums depuis 1988. Quand Riccardo Tisci évoque le dahlia, c’est à sa forme graphique qu’il se réfère. Une boule douce et ronde, des pétales duveteux dont émane un certain mystère. Plus on s’en approche, plus on va découvrir des détails étranges, voire même anguleux. De prime abord, le jus aussi va s’inscrire dans la douceur, ce que traduit l’association de la rose, de l’iris et du mimosa, trois notes très « cosmétiques » que l’on retrouvait dans le parfumage des rouges à lèvres autrefois. Ces trois fleurs ne sont pas là pour être reconnues en tant que fleurs mais pour évoquer le côté plus tendre, caressant, soyeux de la féminité. Celles qui portent ce parfum n’ont pas une attente fonctionnelle, elles ne l’achètent pas pour sentir le propre. Elles recherchent un travail artistique : nous n’avons aucun intérêt à faire une parfumerie de type pot-pourri. Sinon autant faire des parfums d’ambiance.  »

UNE ROSE STRIDENTE

Chez Balenciaga non plus, pas question de se lancer dans une reconstitution réaliste avec Florabotanica que l’ancien directeur artistique de la maison de couture, Nicolas Ghesquière, n’avait pas hésité à sous-titrer  » conte des plantes merveilleuses « . Des plantes ni charmantes ni romantiques que le créateur avait représentées sur les imprimés de sa  » collection florale  » il y a quelques années.  » Elles architecturaient toute la silhouette, précise-t-il. Je voulais que les fleurs de ce parfum expriment la même idée.  » Avec en prime une petite pointe d’interdit, ces plantes aux couleurs étranges issues d’un arboretum imaginaire laissant deviner dans leurs courbes torturées une certaine dangerosité que les parfumeurs Olivier Polge et Jean-Christophe Hérault ont travaillée avec subtilité.  » Nous n’avons pas traité la facette « dangereuse » au premier degré en partant par exemple de plantes vénéneuses, détaillent-ils. Nous avons choisi de partir d’une rose que nous avons amenée sur un territoire très éloigné de la jolie fleur douce et romantique en explorant ses facettes complexes et stridentes. Cette rose expérimentale, nous l’avons construite à partir de certaines essences naturelles, comme l’oeillet par exemple, qui lui donnent un côté épicé.  » Quant aux épines acérées que l’on voit sur les imprimés reproduits sur l’emballage du flacon, les deux nez ont utilisé des touches acidulées vertes et hespéridées pour les traduire olfactivement. Ici, rien de régressif dans la démarche qui refuse de réveiller des souvenirs d’odeurs connues pour faire aimer le jus.  » L’idée était plutôt d’apporter un regard nouveau, d’être dans la modernité, de projeter les femmes au coeur d’un jardin imaginaire et avant-gardiste, fait de racines mystérieuses, de feuillages luxuriants et de fleurs inconnues, poursuivent-ils. Nous voulions proposer une expérience tout à fait nouvelle et non faire appel à une expérience passée.  » Un cocktail détonnant capable de subjuguer les sens dans lesquels on a envie de se lover pour longtemps. Un parfum, un vrai, tout simplement.

PAR ISABELLE WILLOT

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