Orelsan et Avnier: « J’ai toujours rêvé d’avoir une marque à moi »
Il y a cinq ans, le rappeur français lançait Avnier avec un ami designer. D’abord confidentiel, leur label gender fluide est aujourd’hui devenu une vraie marque urbaine, respectée, et qui a su s’affranchir des clichés du hip-hop. Rencontre à Paris avec deux fans de sape.
Aurélien Cotentin n’est pas prêt d’oublier sa première paire de sneakers. Il n’avait que 6 ans mais espérait que le regard des copains s’attarde sur la languette rembourrée de ses Adidas Torsion. Perméable aux influences des tribus qui ont façonné son adolescence, celles du sport d’abord, de la musique ensuite, il se prenait à rêver, parfois, de créer un jour, comme ses idoles, sa marque de fringues. Plus connu sous le nom d’Orelsan, le Normand a lancé Avnier, en 2014. Le tout jeune label estampillé streetwear est dessiné en Suisse par son associé et ami Sébastian Strappazzon. Ces deux-là, c’est sûr, ne pouvaient que se trouver, c’était juste une question de moment. Gamins, ils se nourrissaient des mêmes influences, à Caen comme à Lausanne, l’un rollers aux pieds, l’autre vissé sur son BMX mais le look toujours affûté sur les rampes, avec déjà dans les oreilles le flow des rebelles en tête des playlists aujourd’hui.
Ce matin-là, c’est en trottinette que le duo débarque au lieu du rendez-vous, tout en joie de dévoiler quelques heures plus tard leur « dernier délire »: une collab’ avec la marque Von Dutch. Pour le coup, ils ne se sont rien refusé, poussant le curseur « pourquoi pas? » au-delà du too much. « Il n’y a pas de stratégie, vraiment, on bosse surtout au feeling », assure le rappeur-acteur-réalisateur, populaire même auprès des mamies de ses plus jeunes fans. Sur les pièces, aucune référence à l’artiste, et sur le site d’Avnier – contraction du mot avant-dernier, inventée un soir de tournée -, ce n’est qu’en cliquant sur l’onglet « about us » qu’on finit par trouver sa trace. « Le vrai challenge des débuts, c’était justement de se dissocier du merchandising que l’on trouve généralement sur les concerts, insiste Sébastian Strappazzon. On ne voulait pas non plus n’être qu’une « marque de rappeurs » mais un label sympa que même les gens qui ne connaissent pas Aurel auraient envie de porter. »
Pari réussi quand on voit qu’ils sont aujourd’hui distribués par les concept stores les plus cotés de Paris et d’ailleurs. A Bruxelles, chez Hunting & Collecting, le label côtoie dans les rayons Bleu de Paname, Casablanca, Kappa, Sergio Tacchini et… DCNTD (NDLR: prononcez deconnected), dernier coup médiatique d’un certain Booba, référence du rap s’il en est. « Cela ne fait pas très longtemps que le luxe s’associe au streetwear, pointe Orelsan. Cette musique-là, c’était même un truc dont les grandes maisons se méfiaient. C’est peut-être pour cela, finalement, que les gars ont préféré créer leurs propres marques. D’autant que la personnalité, le look sont ici essentiels. » Une passion pour la sape inscrite au coeur de textes (lire par ailleurs) qui bouleversent désormais carrément les codes fashion. « C’est une question de générations, assène Sébastian. Les jeunes n’ont plus envie de s’embarrasser de règles, ils expérimentent à fond, ils osent le changement, ils aiment ça surtout. » Le terrain de jeu du duo semble en tout cas sans limite. Démonstration.
Pouvez-vous nous raconter comment toute cette histoire a commencé?
Seb: J’avais lancé une marque qui s’appelait Alias One (NDLR: dont il ne subsiste plus qu’un compte Instagram d’archives). J’étais fan du travail d’Aurel alors j’ai contacté sa maison de disques et je lui ai envoyé deux ou trois pièces.
Orelsan: Je recevais déjà pas mal de trucs à l’époque, mais ça m’a plu, donc je les ai portées. Un jour, je jouais à Lausanne et il a débarqué avec un carton plein!
Seb: C’était la première fois qu’on se voyait et tout se suite, ça a matché. On venait des mêmes univers, on s’est rendu compte qu’on avait un tas de souvenirs en commun.
Vous étiez faits pour vous entendre donc…
Orelsan: Carrément! Peu à peu, j’ai réalisé que je ne mettais presque plus que les créations de Seb. Il m’a proposé un jour de faire une capsule de tee-shirts avec lui. Quelque part, j’avais toujours rêvé d’avoir une marque à moi, un tas de rappeurs le faisaient, les gens du roller, du skate ou du BMX aussi. J’étais fan de Pharell Williams et de ce qu’il avait fait avec Billionaire Boys Club. Alors j’ai dit: « ok pour une capsule mais tu ne préférerais pas bosser avec moi sur une marque à nous? Et c’est parti comme ça! »
Seb: On a démarré en 2014 avec un sweat et un tee-shirt, histoire de voir si ça prenait. Depuis deux ans, on propose chaque saison une petite collection. Et, quand on le sent, des capsules avec des labels qui nous plaisent.
Quel est votre rôle à chacun? Peut-on réellement parler de cocréation? Aurélien n’est pas qu’un prête-nom?
Seb: C’est moi qui dessine, parce que c’est mon boulot. Mon rôle c’est de mettre nos idées à tous les deux sur papier, pour les concrétiser. Mais on échange sans cesse. Tout peut potentiellement nous inspirer. Un souvenir personnel, une image qu’on a vue sur Instagram, un effet irisé que je pointe quelque part et que, vite, je prends en photo. En fait, c’est quand je me mets à ma table en mode « maintenant je crée » que je n’arrive à rien.
Orelsan: On s’envoie des photos quasiment tous les jours, de ce qu’on voit passer sur Insta, souvent, mais aussi de vieux trucs qu’on retrouve parfois chez nous. Ou dans les friperies. Je passe pas mal de temps à chiner en ligne ou dans des boutiques – j’aime bien me dégoter des pièces vraiment uniques. Avant, j’étais fan des Jordans, mais maintenant il y a tellement d’éditions limitées qui sortent, c’est devenu tellement organisé que ça en perd un peu son côté exclusif, finalement…
Pensez-vous Avnier comme une marque « gender fluide »?
Seb: Unisexe en tout cas… Dès le début, elle a été portée à 50% par des filles. Et, déjà, il y avait des femmes dans nos lookbooks. On n’a pas adapté les coupes pour autant, dans le sens où on ne propose pas de modèle cintré. Par contre, on a ajouté des tailles XS.
Orelsan: C’est un peu comme mes textes. En général, ça part de moi mais un tas de filles me disent qu’elles se retrouvent complètement dedans. Avnier à la base, ce n’était pas créé « pour les mecs », c’était dessiné pour nous! On a voulu commencer par bien faire ce que l’on maîtrisait. A nos yeux, un basique, c’est forcément gender fluide, les coupes sont comme ça aujourd’hui.
En parlant des textes justement, il n’y a jamais de tentation de lier davantage les pièces à des singles ou à l’univers de certains clips?
Orelsan: Au début, on voulait vraiment se détacher de ma musique. Mais petit à petit, j’ai commencé à porter des pièces Avnier dans les clips et lors des concerts. Seb m’avait dessiné une veste spécialement pour la tournée… Elle a fini par intégrer les collections.Tout le monde la voulait. Même chose avec le top que je portais sur la vidéo de Basique. C’était une pièce de la collab’ avec Umbro. Elle n’était pas encore sortie mais sur Internet, un commentaire sur 40 me demandait: « Mais c’est quoi cette veste de ouf? » Je pense que la marque est vraiment légitime. On a réussi à l’installer dans un très beau réseau de distribution. C’était important pour nous qu’on la trouve dans des boutiques à côté de labels qu’on aime comme Bleu de Paname, Etudes Studio ou North Project. Du coup, on n’exclut plus de proposer une pièce Avnier, un jour, qui serait une exclusivité pour une tournée.
Seb: Mais ce ne serait pas pour autant du merchandising classique avec juste la tête d’Aurel ou son nom. En fait, la règle c’est qu’on ne s’interdit rien. Il n’y a pas de codes à suivre absolument. Avnier est un terrain de jeu, d’expérimentation. Il y a quelques mois, par exemple, on a proposé en précommande un hoodie thermodynamique capable de changer de couleur en fonction de la température. Il est sur le site maintenant.
Orelsan: Seb et moi, on a en commun une passion pour les vêtements. Mais on aime plein d’autres trucs! Si un jour on a envie de développer une voiture ou de se lancer dans les voyages sur Mars… (il marque une pause et sourit). Non là je suis en train de raconter la vie d’Elon Musk, en fait; plus sérieusement, ce que je veux dire c’est que nous ne nous laisserons jamais enfermer.
Comment choisissez-vous vos collaborations?
Orelsan: En fait, on reçoit un max de demandes mais on en accepte très peu. Il faut que ça nous parle. La capsule avec Umbro, notamment, on voulait la faire parce c’est le sponsor du club de foot de Caen, d’où je viens. Ça s’est fait un peu au feeling. J’avais toujours été fan de cette marque et on assistait justement à un vrai revival du sportswear des années 90, avec le retour de Kappa, Fila… Umbro avait en prime un petit côté madeleine de Proust perso.
Seb: C’est pareil pour Salomon. Je porte leurs chaussures depuis des années. En technique, ils sont complètement fous. Tout est fabriqué à deux pas de chez moi, à Annecy, en France. On trouvait ça cool de s’associer à une marque de montagne et de l’amener à la ville.
Orelsan: Avec Saint James, ce qui nous plaisait c’était leur savoir-faire exceptionnel – en maille, ce sont les meilleurs. Pour info, tout le monde prononce ce nom à l’anglaise mais en réalité, c’est celui d’un petit village de Normandie; là-bas, on dit « saint jam ». Une partie des pièces de la collection automne-hiver y a été produite. Après, Von Dutch, en revanche, c’est du délire complet.
Seb: On y est vraiment allés à fond, en proposant notre vision de la marque. On a pimpé nos produits basiques.
Orelsan: On les a « von dutchisés », oui.
Seb: On n’a lésiné sur rien, ni les strass, ni les logos, ni les applications…
Tout cela a un coût. Avez-vous une sorte de plafond psychologique pour les prix?
Orelsan: On ne va certainement pas taper haut sans raison, ce ne sont pas les valeurs qu’on a envie de véhiculer. Nous ne vendons pas une image mais un produit.
Seb: Nos quantités sont limitées, c’est un choix, lié aussi au fait qu’on produit au Portugal, dans des usines familiales. Forcément, cela va jouer sur le prix de revient.
Orelsan: Nos tee-shirts seront plus chers que ceux de H&M parce qu’on ne fait pas d’économie d’échelle. Mais nous essayons que le prix reste réaliste, en tenant compte également de la marge que va devoir faire le détaillant dans les points de vente. Après, il peut aussi y avoir des pièces plus exceptionnelles, comme la veste en jeans de la collab’ Von Dutch (NDLR: déjà sold out), vu tout le travail qu’il y a dessus.
C’est un business model qui ressemble assez fort à celui de Mosaert, la marque de Stromae, non?
Orelsan: A fond! D’ailleurs ma copine travaille pour Avnier comme Coralie (NDLR: la femme de Paul Van Haver, alias Stromae) qui bosse sur Mosaert. On échange beaucoup là-dessus, bien qu’on ne soit pas vraiment sur les mêmes créneaux. Je trouve leur travail plus graphique, plus habillé, voire plus « luxe », dans une certaine mesure. Mais j’adore, c’est super cool, j’ai des chaussettes du label que je mets de temps en temps.
Cette perméabilité entre le rap et la mode (lire par ailleurs), vous pensez qu’elle est liée à ce genre musical en particulier? Ou aux réseaux sociaux, qui rendent disponible le détail de ce que portent les artistes?
Orelsan: C’est sûr, pour moi, la différence est là ! Il y a trente ans, tu étais un artiste, tu faisais tes quatre clips et puis on ne te voyait plus, à part dans des interviews bien cadrées dans les magazines. Au début, je n’aimais pas trop poster ma tête sur Instagram, jusqu’à ce que je me rende compte que ceux qui me suivaient étaient contents de me voir. Ça paraît à la fois bateau et prétentieux ce que je vais dire, mais forcément, tu ne vas pas t’habiller pareil sur chaque photo. Tu deviens fade si tu ne mets que des sweats noirs – après ça peut être un concept, mais soit. Du coup, dès que je poste un vêtement que les gens ne connaissent pas, d’office ils me demanderont en commentaire ce que c’est.
C’est tout bénéfice pour les marques… Vous êtes très sollicité j’imagine?
Orelsan: C’est sûr que pas mal de marques souhaitent s’associer avec moi aujourd’hui. Je me dis que s’ils sont prêts à payer pour qu’on travaille ensemble, c’est que logiquement cela va leur rapporter plus encore ! Je préfère monter des collaborations avec Avnier, de cette manière je ne suis directement lié à personne et je garde toute ma liberté.
Accepteriez-vous de travailler avec un grand nom du luxe?
Orelsan: Ça dépendrait du contrat mais si demain Louis Vuitton vient nous trouver et nous dit « ok, on fait une collab' », bien sûr qu’on va dire oui! C’est une marque qui incarne le savoir-faire à la française, et c’est l’une des plus puissantes du monde. En revanche, si un grand groupe comme LVMH proposait de nous racheter ou de prendre des parts dans Avnier, on déclinerait. Ce n’est pas notre projet.
Seb: Il faudrait rendre des comptes à des actionnaires, ça casserait un peu le truc.
Orelsan: Si on avait été de vrais businessmen stratèges, on aurait monté Avnier dans l’objectif de la revendre. Notre positionnement aurait dû être plus « créateur », il aurait fallu tout penser en termes de coup médiatique. Notre ambition est autre: que la marque tourne suffisamment pour avoir une petite équipe, avec des salariés contents d’être là, qu’on n’ait pas besoin de trop grandir et de devenir trop dépendants des magasins.
La mode est-elle sincère quand elle s’intéresse à l’univers du rap ou le pille-t-elle par intérêt?
Seb: Si c’est le cas, ce n’est pas grave; je n’ai pas l’impression qu’on nous a volé notre culture. Et dans la mode, tout est récupération, d’une certaine manière.
Orelsan: C’est assez récent, finalement, que le luxe s’associe au streetwear et au rap. Mais le principe même de la mode, c’est qu’elle se démode! Ce qu’on aimera demain sera forcément à l’opposé de ce que l’on adore maintenant.
On dit que le streetwear n’a pas d’âge, que c’est le style préféré des adulescents. Oseriez-vous encore porter ce que vous aimiez à 15 ans?
Seb: Peut-être oui, pour rigoler. Mais ce qui m’importe désormais c’est de me sentir à l’aise. Avant, je calculais sans doute trop.
Orelsan: Tout est une question de contexte. Ado, je trouvais que ce qui était stylé, c’était d’arriver totalement débrayé dans une soirée où tout le monde était bien habillé. Sauf que tu fais ça deux-trois fois, puis tu te rends compte que toi aussi tu aimerais avoir des fringues à ta taille, qui mettent en valeur ta carrure – tu as fait du sport, tu aimerais que ça se voie! C’est clair que je peux m’offrir des choses maintenant que je n’avais pas les moyens d’acheter avant, mais je préfère les marques plus confidentielles. J’ai 37 ans, mon image a évolué. La preuve, cette année, j’ai même fait un showcase… pour Cartier.
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