Qu’on le veuille ou non, du 9 juin au 9 juillet prochain, nous allons manger foot, penser foot, respirer foot. Un mois d’extase pour les accros du ballon rond. Un mois de supplices en tous genres pour les allergiques. Mais en existe-t-il encore ? Même les femmes, longtemps hostiles à ce passe-temps de  » mecs « , ont contracté en masse le virus depuis que le football est devenu un sport furieusement tendance. Une métamorphose amorcée lors de la Coupe du monde de 1998 en France, qui vit triompher le  » beau jeu « , et émerger une équipe, la France, au métissage bien dans l’air du temps. Un sondage réalisé en 2002 en France par la Sofres confirma le changement d’attitude : 66 % des Françaises interrogées y avouaient avoir été enthousiasmées par le spectacle offert en 1998.

Déjà à l’époque, on vit quelques créateurs (Paco Rabanne avec sa femme-ballon, Louis Vuitton avec sa sphère  » monogrammée  » ou Donaldson avec ses tee-shirts à col flottant) faire une incursion dans les vestiaires. Mais ce n’était rien en regard de ce qui se trame aujourd’hui. Désormais, le sport-roi – qui n’a jamais aussi bien porté son surnom – est partout, occupe tout l’espace, infiltre toutes les défenses. Et inspire aussi bien les stylistes que les designers, les artistes ou les éditeurs de jeux vidéo.

Le cas de la mode est sans doute le plus symptomatique. A l’approche du Mondial allemand, les marques chaussent leurs crampons. Et peu importe la division où elles évoluent. La passion pour le jeu à onze étreint les  » clubs  » tout public comme l’élite. Ainsi, les temples du prêt-à-porter comme H&M, Zara ou, dans une moindre mesure, JBC, n’ont pas attendu le coup d’envoi pour se mettre à l’heure de la grand-messe, avec une panoplie d’accessoires qui vont des casquettes aux bodys pour bébés en passant par les tongs et les tee-shirts… Chacun de ces articles arborant les couleurs et les armoiries des nations les plus lancées de la planète foot. En l’occurrence le Brésil – pour son cocktail de style et de rythme -, la France – pour sa batterie de stars black-blanc-beur – , et l’Angleterre – pour le prestige et le poids économique de ses grands clubs -, du moins si l’on en croit une étude de l’agence de marketing Global Sponsors auprès des entreprises les plus en vue.

Gazon béni

Tout est bon pour vibrer à l’unisson des spectateurs et pour mettre un pied dans cet univers désormais auréolé de glamour. Justement, en parlant de pieds, l’initiative qui remporte la coupe de l’originalité revient à Camper. Le chausseur espagnol a lancé une série limitée de sa célèbre Pelotas, qui est elle-même inspirée des souliers utilisés par les joueurs dans les années 1950. Particularité de cette édition spéciale : chaque paire est vendue avec un jeu de 32 pastilles aux couleurs des pays participants, à glisser dans une petite poche latérale au gré des matchs, de ses préférences ou de ses pronostics. Bref, un pied dans le sport, un pied dans la mode…

Hier loisir populaire réservé aux masses laborieuses, le foot s’est embourgeoisé. Il est même devenu une vitrine fashion, l’endroit où se montrer. Voilà pourquoi les marques de luxe ne restent plus volontairement sur la touche comme par le passé. Elles aussi mouillent leur maillot, mais avec des stratégies plus élitistes, plus ciblées que les mastodontes du prêt-à-porter, renommée oblige. Certaines se contentent ainsi de glisser dans leur collection l’une ou l’autre pièce de prestige faisant référence à l’univers des stades. Comme Paul Smith avec son ballon multicolore ou encore Tod’s avec sa mini-collection composée d’un… ballon et d’une paire de Gommino originale. Du beau jeu, mais pas de quoi faire trembler l’axe défensif de l’équipe adverse…

D’autres vont plus loin, associant étroitement leur image à l’une ou l’autre formation, généralement pour harnacher les joueurs de pied en cap à la sortie des vestiaires. C’est notamment le cas des maisons italiennes Giorgio Armani et Dolce & Gabbana, qui ne font pas mystère de leur association avec la fédération anglaise pour l’un (une alliance textile qui fait grincer quelques dents outre-Manche où les tailleurs sont une institution), avec la Squadra Azzurra pour l’autre. Dolce & Gabbana qui habillent les joueurs mais les déshabillent aussi. Dans sa dernière campagne de pub, le duo infernal met en effet en scène cinq stars du football transalpin en caleçons griffés. Dégoulinant de muscles et de regards ténébreux, le tableau pourrait presque figurer en couverture d’un magazine homo.

Bikkembergs aux avant-postes

Ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle que le monde du football ne brille pas par son esprit de tolérance. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de ce rapprochement entre foot et mode : les dieux des stades, souvent catalogués comme machos, se sont réappropriés les tics et la garde-robe des modeux les plus avertis, qui comptent justement beaucoup d’homosexuels dans leurs rangs… Avec pour résultat l’émergence de nouveaux  » socio-types  » hybrides comme les métrosexuels, dont le représentant le plus illustre n’est autre que David Beckham. Au-delà de cette évolution, cette annonce laisse à penser que les règles de la branchitude s’édictent désormais dans les vestiaires des clubs de foot. Confirmant ainsi le statut du ballon rond comme antichambre de la mode. Les autres équipes adoptent en gros la même démarche. La France a ainsi choisi de confier cette année la silhouette de ses héros à Francesco Smalto, qui remplace à ce poste notre compatriote Olivier Strelli.  » Aujourd’hui, ce sont les footballeurs qui lancent les nouvelles tendances « , affirme Giorgio Armani. Voilà pourquoi tout le monde se presse au portillon.

Si tous les créateurs cherchent par ces incursions à asseoir une crédibilité dans la galaxie footeuse, aucun n’a toutefois embrassé la pelouse comme notre compatriote Dirk Bikkembergs. Ce dernier a poussé la logique du rapprochement entre couture et foot à son comble, transformant le terrain en catwalk. Après avoir été le designer officiel de l’AC Milan, le plus sportif de la bande des six d’Anvers s’est carrément offert un club de football, le FC Fossombrone, une petite équipe amateur de la ville italienne où sont installés ses ateliers de production. Il en a fait un outil marketing original en même temps qu’un laboratoire d’expérimentation. Les joueurs ont par exemple servi de cobayes aux différents stades de l’élaboration de la nouvelle chaussure de foot de haute précision, la Bix, que vient de lancer le créateur.

Précurseur, Bikkembergs est sans doute le premier styliste mode à s’inspirer de la tactique des équipementiers sportifs. Comme eux, il part du terrain et de ses alentours pour ensuite rayonner au-delà, alors que les créateurs  » classiques  » font en général l’inverse. Ils sont ancrés dans la rue et foulent les pelouses occasionnellement, histoire de montrer qu’ils sont dans le coup. Le parti pris radical du styliste belge peut être jugé audacieux. Voire suicidaire. Il a fait le pari que le foot est durablement installé au firmament de la mode. Monomaniaque, le garçon ? Même dans sa collection femme de l’été, il a réussi à placer un accessoire footballistique. En l’occurrence un énorme sac fourre-tout en forme de ballon.  » Pour moi, le football est le terrain de jeu idéal pour exprimer toute ma créativité, expliquait-il dernièrement au magazine  » Stiletto Homme  » (1). En travaillant avec d’authentiques sportifs, je peux créer des vêtements qui seront portés dans la vraie vie, et pas seulement sur un podium de défilé.  » C’est ce qu’on appelle tackler la concurrence…

Des pieds bien emballés

Autour de ce noyau dur, on trouve également un essaim de marques qui cherchent seulement à s’imprégner de l’atmosphère du Mondial et du football en général. Avec des accents plus ou moins folkloriques. Triumph lance par exemple une ligne de lingerie spécialement pour l’événement. Et à qui le fabricant fait-il appel pour en assurer la promotion ? A des compagnes de joueurs célèbres comme Ronaldo ou le gardien Gianluigi Buffo… Comme quoi, foot, mode et  » pipeulisation  » sont devenus indissociables. Même recette, mais en altitude cette fois, chez Gsus, qui place sa collection d’automne sous le signe du ballon rond. Mais agrémenté de références… tibétaines. Les maillots se parent de bandes asymétriques, voire inversées. Les tops accueillent pompons et grelots. Le tout formant l’équipement d’un club qui sent la dérision à plein nez, le FC Yeti. Pas sûr que la Fifa l’accepte dans son giron, mais bon…

Enfin, le foot peut être aussi abordé par la bande. Comme chez Esprit, qui s’associe à la puissante Fifa pour soutenir une opération humanitaire visant à offrir un toit à des enfants démunis du Brésil, d’Ukraine ou du Nigeria avec la vente de bracelets dans ses magasins. Le foot, et singulièrement la Coupe du monde, est ici utilisé comme caisse de résonance pour tisser la fibre éthique de l’enseigne.

Mais il n’y a pas que la mode qui court après le ballon. Même s’il serait abusif de parler de raz-de-marée, le design n’est pas sourd aux sirènes de la manifestation la plus médiatique de l’année. Comme le prouvent ce fauteuil totalement foot de la marque suisse de Sede – idéal pour se faire l’intégrale de cette édition 2006 de la World Cup -, ou cette chaussure à crampons intégrés fabriquée sur mesure et affichant une dégaine de tueuse. Ça tombe bien puisqu’elle a été baptisée  » The Assassin « . Un produit superlooké qui est le fruit d’une collaboration entre P2L, une société britannique spécialisée dans la fabrication de souliers pour athlètes, et Freedom of Creation, une agence néerlandaise de design.

L’onde footballistique se propage même jusqu’au monde des nouvelles technologies. En particulier celui des jeux vidéo. Outre la sortie de logiciels comme  » Mario Smash Football « , édité par Nintendo, ou de  » Pro Evolution Soccer 5  » pour PlayStation portables, le projet le plus foot est clairement celui mené conjointement par Xbox et Adidas. Parallèlement à la compétition officielle, le fabricant organise un championnat du monde virtuel autour du titre  » Fifa World Cup 2006 « . Au terme de sélections nationales, les meilleurs joueurs de chaque pays se retrouveront en Allemagne pour la phase finale.

Marketing corsé

Même l’alimentaire n’échappe pas à l’effet de contagion. Si l’engagement de Coca-Cola n’est pas surprenant puisque le limonadier figure sur la liste des partenaires officiels du Mondial, celui de son concurrent Pepsi l’est déjà plus, sauf à considérer qu’il ne peut pas laisser le champ libre à son rival de toujours. Toujours est-il que Pepsi n’a pas fait les choses à moitié avec un spot qui met aux prises une palette de stars du ballon rond (comme Ronaldinho, Thierry Henry et David Beckham) avec une escouade d’Allemands en costume traditionnel lors d’une fête bavaroise. Tout aussi inattendue est cette opération spéciale moulinée par Douwe Egberts. Le torréfacteur profite en effet du bruit médiatique pour mettre à l’honneur, en Belgique, un cru brésilien, Fusão Brasil. Là aussi la marque s’est fendue d’un spot télé. Pas de Roberto Carlos au programme, mais bien quelques clichés dorés au soleil de Rio.

Ce tour d’horizon ne serait évidemment pas complet si on faisait l’impasse sur les attaquants de pointe du business, à savoir les fabricants de vêtements de sport. On sait que la Coupe du monde est devenue un champ de bataille où s’affrontent les deux leaders du marché. Ce sera encore le cas cette fois-ci. Avec une nouveauté cependant. Outre le match au sommet annoncé entre Adidas et Nike, il faudra également marquer à la culotte le challenger, Puma, qui totalise plus de contrats avec des équipes nationales participantes (12 pour être précis) que chacun des deux ténors, même si elles sont moins prestigieuses. L’enjeu est tel, surtout pour Adidas qui  » joue  » à domicile, que chaque camp a multiplié ces dernières semaines les lancements de produits, au design toujours plus décoiffant. Songeons seulement à la nouvelle chaussure v1.06 Grass Camo de Puma avec son enveloppe en imitation gazon. Ou à ce quartette de souliers spécialement dessiné par le styliste Yohji Yamamoto pour Adidas. Pour sûr, avec ces couples colorés de Tigres, Dragons, Aigles ou Loups aux pieds, l’adversaire n’a qu’à bien se tenir…

Sans parler du festival de spots publicitaires qui déferle sur les ondes. Adidas joue la carte de la nostalgie avec ce film doux-amer montrant deux enfants choisir leur équipe comme dans les cours de récré, sauf qu’ici ils ont le choix entre Beckham, Platini, Beckenbauer, etc. Bref, que du beau monde. De son côté, Nike privilégie une fois de plus ce ton décalé qui a fait sa renommée, pour évoquer la trajectoire fulgurante de Ronaldinho d’une part, pour suivre Monsieur Eric Cantona dans ses £uvres de l’autre. Avec à chaque fois le même fil rouge : la défense du beau jeu.

Un sport… et un business

Et puis, il faut encore épingler les seconds couteaux qui ne participent que modestement, voire pas du tout, aux festivités, mais comptent néanmoins grappiller quelques miettes médiatiques. Umbro (2 équipes en lice) lance ainsi opportunément un livre de photos intitulé  » One love  » (Lannoo) et signé Levon Biss. A travers des centaines de clichés recueillis aux quatre coins du monde, le photographe témoigne de l’universalité du football, objet de culte jusque dans les contrées les plus reculées. Même tactique du côté du Coq Sportif, qui a demandé à Jean-Charles de Castelbajac de plancher sur le thème de la Coupe du monde. Résultat : un assortiment de ballons et de survêtements très graphiques. A porter à la ville comme au stade.

Comment expliquer ce succès, cet engouement colossal ? Quelques chiffres d’abord, qui permettent de prendre la mesure du phénomène.  » En 2002, 40 milliards de téléspectateurs – audience cumulée – ont suivi le Mondial, constate Pascal Boniface, auteur de  » Football & mondialisation  » (Armand Colin). A titre de comparaison, on estime que 12 milliards de personnes ont suivi les JO de 1998 et 20 milliards ceux d’été.  » Une suprématie qui n’est pas prête de faiblir. Selon un sondage Ipsos, près de trois Belges sur cinq (58 %) se disent intéressés, à des degrés divers, par la Coupe du monde allemande, et ce alors même que la Belgique – faut-il le rappeler – n’a pas décroché son ticket.  » A l’attrait pour le foot s’ajoute le côté événementiel du Mondial, qui rallie des gens qui ne s’intéressent pas particulièrement à ce sport en temps ordinaires « , commente Gérard Derèze, professeur à l’Ecole de journalisme de l’UCL.

Tout aussi révélatrice, même si plus anecdotique, une enquête diligentée par Philips, partenaire officiel de la compétition, révèle que 41 % des Mexicains renonceraient à deux semaines de vacances contre un billet pour la phase finale. Et que 12 % des Britanniques sont même prêts à abandonner leur partenaire pour assister à une rencontre de leur équipe favorite… Ce n’est plus de l’enthousiasme, c’est de la dévotion, de l’idolâtrie. Pas trop d’inquiétude à avoir cependant pour les ménages de Sa Gracieuse Majesté : au vu du nombre de demandes, les billets pour les grands matchs auraient pu être vendus au moins cinquante fois. Autant dire que beaucoup de supporters regarderont tranquillement les matchs chez eux à la maison…

Les artistes en pointe

Un sport populaire donc, doublé d’un business vertigineux comme une feinte de corps du presque retraité Zizou. Car l’argent est l’une des données de l’équation footballistique. Le gâteau (le chiffre d’affaires du foot devrait atteindre les 3 milliards d’euros en 2006) est tellement gros que tout le monde réclame sa part. D’où une visibilité permanente, qui nourrit la frénésie populaire. Laquelle ne fait qu’attiser l’appétit des marchands du temple. Qui vont inonder du coup le marché de produits labellisés foot. Et ainsi de suite. D’après les estimations de l’agence ZenithOptimedia, la fiesta allemande pourrait générer 820 millions d’euros de recettes publicitaires. Quant à la fédération allemande du commerce de détail, elle table sur une augmentation de 0,5 à 1 % de son activité grâce au seul tournoi…

Intuitivement, on sent bien que le football n’est plus un sport comme les autres. Il flirte avec le phénomène culturel, ses ramifications dépassant largement les enceintes des stades. Signe qui ne trompe pas : les intellectuels comme les artistes montent sur le terrain. On ne compte plus les livres qui décortiquent la  » football factory  » pour reprendre le titre du roman de John King (points). Ni les réalisations qui revisitent, transcendent, interrogent ce sport-monde. A l’image de ce film présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes, où l’on suit pas à pas Zidane le magnifique en bleu de travail, corps-machine soufflant, suant, rêvant. La dimension sportive s’efface ici au profit d’une réflexion philosophique sur la vie, le corps, le mouvement. Le foot, laboratoire de la modernité ? Un thème à méditer pendant les temps morts des… 64 rencontres au menu. Gare à la crampe cérébrale !

(1) » Stiletto Homme  » n° 2 du printemps 2006.

Laurent Raphaël

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