Les fruits et les légumes ont la cote. Certains chefs, et non des moindres, en font les ingrédients fondamentaux de leur cuisine. Bienvenue chez Michel Bras, Sang-Hoon

Degeimbre, Josean Martínez Alija et Fernando del Cerro.

Le 3-étoiles Michel Bras, installé à Laguiole, en Aubrac, dans l’Aveyron, en France, nourrit pour les plantes potagères une passion toujours plus dévorante. Voici bientôt trente ans, en effet, ce chef qui compte parmi les plus grands signait son premier menu de légumes. Quant à son Gargouillou de légumes, il est le plat végétal le plus célèbre de la gastronomie planétaire.

Le cuisinier est entre-temps devenu maraîcher. Chaque matin, vers 6 h 30, dans son vaste potager, le même scénario se répète. Armé des listes établies la veille au soir, Michel Bras, assisté de son jardinier, procède à la cueillette de ses ingrédients stars. Fidèle à sa réputation métronomique, il place chaque partie de plante dans une barquette, comptant les feuilles ou les fleurs à l’unité près. Deux heures plus tard plus de soixante types de végétaux prennent la route du restaurant.  » Mon fils Sébastien me demandait récemment ce que nous ferions aujourd’hui sans le potager, confie-t-il. Il nous a ouvert de nouveaux horizons. « 

Rigueur du climat de l’Aubrac oblige, Michel Bras a adapté les méthodes de culture. D’une part, il dispose de serres qui lui permettent de gagner du temps sur le climat en y faisant pousser des boutures et des plantes plus fragiles. D’autre part, il cultive d’innombrables légumes rares, herbes aromatiques, petits fruits, fleurs comestibles selon un système de  » planches  » : des  » coffrages  » surélevés de 1,50 m sur 9 m remplis de terreau et de compost. Outre un meilleur contrôle de la qualité de la terre, ce système évite de se baisser trop bas lors des travaux d’entretien et de la récolte.

En Belgique, Sang-Hoon Degeimbre est, sans aucun doute, le cuisinier qui se rapproche le plus de la démarche initiée par Michel Bras. Notre meilleur spécialiste de la cuisine contemporaine et de ses techniques a tissé, dès l’ouverture de son restaurant L’Air du Temps, à Noville-sur-Mehaigne, un réseau de producteurs locaux qui le fournissent en asperges vertes, petits fruits, £ufs, escargotsà En 2005, il a franchi un pas supplémentaire en s’approvisionnant en végétaux moins courants auprès de Benoît Blairvacq. Une véritable collaboration est ainsi née entre le chef 2-étoiles et le maraîcher bio. Situé à Couthuin, le Potager du Zèbre vert peut actuellement produire plus de 400 spécialités différentes, des tomates aux fleurs de sauge en passant par l’arroche, la plante huître et mille autre choses. Et depuis deux ans, la fusion a été opérée : le potager fait partie intégrante du restaurant (les jardiniers sont donc les employés de l’Air du Temps, au même titre que les cuisiniers ou le personnel de salle). La production excédentaire est proposée en priorité à d’autres cuisiniers de la région, comme Arabelle Meirlaen (Lady Chef of The Year 2008) de Li Cwerneu, à Huy, elle-même passionnée de légumes, fleurs et plantes sauvages.

Comme la maison Bras, l’Air du Temps s’approvisionne chaque matin en cueillettes fraîches.  » Les légumes constituent également une source d’inspiration, s’enthousiasme Sang-Hoon Degeimbre. On pense bien entendu à leurs notes de saveurs, à leurs parfums spécifiques. Mais ils agissent sur moi comme une muse. Ainsi, Benoît et moi, nous parlons souvent du goût de la couleur. J’ai déjà, dans le passé, conçu des recettes en une seule teinte, comme le monochrome vert, à base entre autres de chou. Je peux aussi m’appuyer sur le thème de la collection. Il y a des dizaines de sortes de tomates, de carottes ou de betteraves, et, parmi elles, on peut trouver plusieurs variétés qui se complètentà On peut aussi valoriser tous les stades d’une plante. Comme nous effectuons plusieurs semis successifs, de jeunes pousses et des plantes  » adultes  » se trouvent côte à côte. Je travaille pour ce printemps sur une déclinaison de petit pois où nous utiliserons la vrille, la feuille, la fleur, la cosse tendre et le petit pois. « 

À découvrir aussi : les Genèses, présentées par Benoît Blairvacq et Sang-Hoon Degeimbre – au potager d’abord, aux fourneaux ensuite – qui apparaîtront, du printemps à l’hiver, à la carte de l’Air du Temps au fil des récoltes.  » Six rendez-vous obéissant au seul rythme de la nature pour donner à goûter, en une expérience gustative totale, toute la vie des légumes, des prémices au final. « 

Qu’on ne se méprenne toutefois pas. La place de choix accordée aux produits de la terre ne signifie pas pour autant le retour à une cuisine de terroir. Chef de file de la gastronomie contemporaine en Belgique et bien au-delà de nos frontières, Sang-Hoon Degeimbre entend valoriser l’acquis scientifique et technique qu’il a capitalisé pour générer les meilleures textures, exalter toute l’intensité des saveurs. Tout comme lui, Josean Martínez Alija, installé depuis dix ans à la tête du restaurant gastronomique du musée Guggenheim, à Bilbao, se positionne à la pointe de l’avant-garde culinaire.  » On pourrait dire que l’attention que les Japonais portent à l’élaboration du poisson, nous la concentrons sur nos préparations de légumes « , explique ce cuisinier espagnol surdoué. Sa recette imaginée autour de l’avocat, hissé au rang de foie gras végétal, témoigne des  » nuances  » qu’il peut apporter à un seul et même plat.

Josean Martínez Alija cuit l’avocat à la vapeur, dans un fumet de feuilles d’avocat, lui-même réalisé à partir d’un fumet de congre. Comme la très grande majorité de ses plats, cet avocat est servi tiède (entre 30 et 50 °C). Dans ce cas précis, cette température est importante parce qu’elle permet de conférer au fruit la texture en bouche du foie gras chaud. Elle change aussi des habitudes de consommation de ce produit, que l’on propose surtout froid, en entrée ou en dessert.  » Cette assimilation avec le foie se justifie aussi parce que l’avocat est un fruit naturellement gras. Comme l’huile d’olive, il est riche en acides gras insaturés dont l’acide alpha linolénique. Il contient aussi de l’acide palmitoléique.  » Un bouillon de calamars, coriandre et vinaigre de citron – préparé au gastrovac (une casserole qui fait le vide), ce qui permet de fusionner les goûts de l’oignon, de la seiche et de son encre, avec celui d’un jus de moules – est servi, lui, en accompagnement. Ce plat où le végétal se substitue à la viande est aussi intéressant d’un point de vue nutritionnel. Nous consommons, en général, trop de protéines animales.

Toujours en Espagne, installé à Aranjuez, Fernando del Cerro est lui aussi un chantre des légumes. Située à 40 km de Madrid, la ville qui a donné son nom au célèbre concerto de guitare abritait le palais d’été des rois d’Espagne.  » Ici, souligne le chef de la Casa José, les quatre saisons s’imposent avec une rigueur particulière. En hiver passer à – 10 °C est courant, et en été les températures frôlent les 40 °C.  » Comme les autres chefs fous de légumes, Fernando del Cerro collabore étroitement avec plusieurs maraîchers, dont Ana, la seule à cultiver en biologie.

Visuellement, ses plats illustrent son rapport direct avec la terre. Ainsi, un plant d’épinard, un jeune pak-choi ou une feuille de bette sont-ils simplement déposés sur l’assiette après avoir été sautés dans une poêle. Mais tout en subtilité : le pak-choi, par exemple, est accompagné de tout petits bouquets de chou-fleur et d’une émulsion d’olives noires, le tout acidulé par un vinaigre.  » Je cherche autant que possible à utiliser toutes les parties du végétal, commente Fernando del Cerro. Par exemple, mon plat à base de bettes, accompagnées de jeunes oignons et de racines de navet, de panais et de radis, est servi avec une soupe de racines de pak-choi, que j’ai choisi pour son côté piquant, pimenté. « 

Une des plus belles recettes de ce printemps est confectionnée avec des asperges crues en fines lamelles, accompagnées de coquilles Saint-Jacques crues, marinées dans une purée de pignon, de dés de pain frit, de lamelles de salsifis en marinade acidulée, de truffe et, surtout, d’une incroyable vinaigrette d’anémones de mer. Le mariage de l’asperge verte et de l’iode marin exprimé par les anémones signe avec maestria ce vrai bonheur gourmand. De quoi réconcilier tous ceux qui ont un jour osé dire  » je n’aime pas les légumes « .

Par Jean-Pierre Gabriel

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