Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Durant tout l’été, Le Vif Weekend zoome sur de grands photographes et leur vision de la femme. Pour poursuivre cette série, les années 1950, avec Frank Horvat qui a su placer la femme dans un second degré taquin jamais avare d’élégance.

Peut-être Jean-Luc Godard est-il tombé fou amoureux d’Anna Karina en voyant cette photo de 1959 (1) ? Horvat n’est pas le premier photographe à sortir les modèles du studio, mais jusqu’alors, la plupart de ces décors extérieurs restent polissés, ripolinés sous les stucs guindés. Là, la session se fait dans les Halles avant leur éradication, c’est-à-dire au c£ur de l’immense feuille de laitue qu’est Paris. Les caisses vides bordent le cadre, les détritus jonchent le sol. Derrière Karina, une dizaine de personnes regardent le modèle, engoncées dans de gros manteaux frustres qui témoignent du froid. Anna apparaît dans une simple robe d’été décolletée, blanche, éclatante, qui rompt le gris ambiant et défie la lumière chiffonnée. Et puis il y a le regard de la jeune fille de 19 ans, renforcé par sa manière délurée de déposer les mains sur les hanches. Karina n’en est que plus Cendrillon rayonnante. Jeune et fière, elle fait preuve d’une assurance qui appartient déjà au monde à venir des années 1960.

La France de Charles de Gaulle de la fin des années 1950 est encore ce pays en reconstruction, puritain, traversant les incertitudes et le camouflet nés des indépendances africaines, la douleur de la guerre d’Algérie. A ce titre, cette photo constitue presque une provocation. Un manifeste qu’Horvat met en scène en opposant deux univers dans une seule image : le front et l’avant-garde, en quelque sorte. Dans une photographie singulière, il nous fait voyager comme lui l’a fait, au pluriel.

Né en 1928 dans une partie de l’Italie aujourd’hui devenue croate, Frank Horvat va suivre l’itinéraire d’un enfant – gâté – de médecins juifs originaires d’Europe centrale, en Suisse, Italie, Pakistan, Inde, Grande-Bretagne. Avant de gagner la France à la fin des années 1950. Horvat a également bourlingué dans le paysage de Cartier-Bresson. Au contact de cet artisan prestigieux, fondateur de Magnum, qui aime le geste minimal du Leica, il apprend que le monde est un immense théâtre. Dérouillé par un voyage de deux ans en Asie, Horvat débarque dans la mode en franc-tireur : aux appareils grands formats et à l’éclairage mirifique du studio, il substitue le 50 mm frontal et les ressources naturelles. Même si toutes ces images n’ont pas la crudité de la mise en scène d’Anna Karina aux Halles, elles défient souvent la loi de la pesanteur photographique. Réalisme est le mot de passe magique qu’il emmène à Elle, Vogue et Harper’s Bazaar pour des sessions coquines qui défient la norme. Exemple. Une femme gansée d’une impossible collerette fixe son voisin de table, débonnaire mangeur de spaghettis. Horvat pratique le second degré et l’ambivalence : ses photos ne racontent pas seulement un vêtement ou un accessoire, elles scannent l’époque dans ses artefacts les plus glamour. C’est toujours la même vieille histoire de mise en relief d’un corps étranger à son environnement : l’incongruité devient l’élément perturbateur qui nous frappe, nous séduit. De tout cela et de la pose d’Anna Karina, cinquante ans plus tard, Frank Horvat se rappelle quelques éléments subjectifs :  » Il s’agissait de photographier des robes de haute couture pour Jours de France. J’étais l’un des premiers à faire des photos dans la rue – certains disent le premier – et il me semblait naturel d’aller dans les endroits les plus caractéristiques de Paris. Une rédactrice de mode m’accompagnait. Les mannequins se coiffaient et se maquillaient toutes seules. Et les collections d’été étaient, comme il se doit, présentées l’hiver précédent. Pauvre mannequin.  » Frank Horvat : l’homme qui savait faire souffrir les femmes pour qu’elles soient plus belles ?

(1) Après avoir épousé le cinéaste en 1961, Anna Karina tournera dans plusieurs films de Godard. Elle divorcera en 1968.

Retrouvez, la semaine prochaine, les années 1960, avec Jeanloup Sieff.

Philippe Cornet

 » Ses images défient souvent la loi de la pesanteur photographique. « 

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