Sale temps pour Sigmund. Le déboulonnage en règle du père de la psychanalyse est à la mode. Jeannine Delgouffre et Blandine Faoro-Kreit sont psychologues, psychanalystes et membres de la Société Belge de Psychanalyse qui vient d’inaugurer sa Maison à Bruxelles. Elles répondent en chour à nos interrogations. Freud est-il ringard ? Oui. Mais non.

Même si la charge n’est pas neuve, à lire la presse et la littérature d’aujourd’hui, il semble qu’il faille tuer le père de la psychanalyse…

 » Il est dans la nature du vrai sage de susciter l’agacement du reste de l’humanité « , disait Anatole France. L’un des plus grands scandales de la psychanalyse fut d’avoir énoncé l’idée que la raison n’était plus toute-puissante. Freud a en effet démontré qu’il y avait des parts inconnues de nous – et qui le resteraient car on ne peut jamais épuiser la connaissance de soi -, qu’elles agissent malgré nous et nous dirigent à notre insu. Depuis le début, donc, la psychanalyse est attaquée parce que l’inconscient fait peur. Cela dit, elle a pénétré très profondément notre culture : il n’y a pas un jour sans que l’on parle dans les médias ou ailleurs de Freud, de sa pensée, de l’inconscient ou du complexe d’îdipe. Et c’est comme si certains avaient le sentiment que l’on ne peut plus penser qu’en termes psychanalytiques ou en référence à l’analyse, que ce sentiment d’emprise leur est insupportable et qu’il leur faut s’ériger contre. D’autres sont les déçus de la psychanalyse, d’avoir osé rêver qu’avec elle, on allait tout pouvoir régler… Or, la psychanalyse, c’est apprendre à faire le deuil de beaucoup de choses. Et nous ne vivons pas dans une société où l’on aime le deuil, qui implique de pouvoir supporter l’insuffisance, la perte, ce qui n’est décidément pas en accord avec ce siècle qui prône l’avoir, la rentabilité et l’efficacité.

Vous nagez à contre-courant en somme ?

Une psychanalyse, c’est un truc invendable ! Pensez, vous annoncez à quelqu’un :  » Cela va prendre du temps, de l’argent, de l’énergie, on va toucher à des choses qui vont faire mal et on ne sait pas à quoi on va arriver !  » Mais nous savons que les gens vont gagner du temps, de l’argent, de l’énergie, qu’ils vont aller mieux, retrouver du plaisir dans l’existence, sans pour autant pouvoir en prédire le parcours. Or, la philosophie sous-jacente est contraire à la société actuelle et aux théories comportementales : avec la psychanalyse, on développe un esprit critique. C’est subversif pour une société qui veut tout contrôler, dominer l’individu et prône la transparence.

Freud est donc vraiment ringard ! Un bémol ?

Il a tout de même développé une théorie cohérente et globale du fonctionnement mental qui, actuellement, n’a été remplacée par aucune autre équivalente ! Il a imaginé comment expliquer ce fonctionnement humain dans sa normalité mais aussi dans ses aspects pathologiques, sans baliser une frontière claire entre un fonctionnement sain et un fonctionnement souffrant. Pour lui, il n’y a pas d’un côté les malades et de l’autre, les bien portants : nous avons tous en nous des mouvements pulsionnels et défensifs, à des degrés divers, en fonction de la personne, de la famille, du contexte… Cela dit, il faut être prudent, les vulnérabilités biologiques et héréditaires existent mais ce n’est pas pour autant qu’elles entraînent des pathologies précises ; l’environnement joue et peut aussi façonner le patrimoine génétique de l’individu, c’est ce qu’on appelle l’épigénie : nous ne sommes pas formatés d’emblée.

 » La psychanalyse permet de passer du malheur névrotique au malheur ordinaire, elle ne guérit pas « , disait Freud. Cela peut faire peur, non ?

Pour Freud, il n’y avait pas de délimitation claire entre la pathologie et l’état de santé : on ne parle donc pas de guérison en terme médical, puisque tout cela s’inscrit dans un certain gradient de mode de fonctionnement, c’est une question de quantité, de mouvement évolutif, mais pas de rupture entre état de santé et état pathologique. La psychanalyse est un outil pour affronter la vie et faire face aux difficultés.

Ne serait-ce alors pas judicieux de psychanalyser d’office les enfants pour leur permettre d’acquérir cet outil, de manière préventive ?

Non, c’est même contre-indiqué parce que l’enfant est en pleine évolution. En principe, il faut qu’il apprenne à se débrouiller avec ce que ses parents lui transmettent, avec ce qu’il a hérité en tant qu’individu et avec ce qu’il rencontre dans son environnement. Mais il peut y avoir l’intervention d’un psy quand l’enfant rencontre des difficultés particulières qui l’empêchent de vivre et de poursuivre son développement.

En quoi, à propos de l’enfance, la pensée freudienne est-elle toujours d’actualité ?

Le grand apport de Freud, c’est l’idée que l’enfant a sa propre vitalité, ses propres impulsions, ses propres pulsions. Et il faut tenir compte de ce potentiel, qui peut déjouer l’éducation de ses parents. L’enfant est une personne avec laquelle il faut compter d’emblée. Certes, faire avec ce qu’il est n’est pas toujours facile, même si on tente d’apprendre à le décoder ! Cela dit, l’enfant est aussi un interprète : il reçoit ce qu’on lui dit et, même si c’est de qualité, peut l’interpréter d’une manière péjorative pour lui. Dans ce cas-là, le psychanalyste peut intervenir en s’interrogeant :  » Quel est le cinéma intérieur que l’enfant se fait, qui l’empêche de se développer et qui n’est pas en lien avec ce qu’on lui a transmis ? « 

La théorie de Freud est-elle encore suffisamment opérationnelle ?

Freud a établi les bases d’un mode de pensée qui est certainement contemporain, moyennant évidemment non des adaptations mais quelques aménagements. La théorie de base est un fondement, l’outil reste le même : l’inconscient ne se modifie pas avec l’actualité ! Il faut certes enrichir la pensée de Freud à la lumière du développement de nos sociétés, mais ce qu’il a imaginé et pensé n’est pas remis en cause, pas davantage qu’on ne remet en cause le fait qu’un et un font deux.

La Maison de la Société Belge de Psychanalyse, 49, rue Emile Claus, à 1050 Bruxelles. Tél. : 02 344 38 14. www.psychanalyse.be

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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