Génération archipel

Maxime © Joris Casaer

Le luxe de demain sera-t-il celui d’aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr si l’on analyse les rêves et les idéaux des jeunes de la génération Z. Morcelée comme un chapelet d’îlots, tous singuliers, elle baigne pourtant dans des valeurs communes que sont l’inclusion, la créativité et l’envie de prendre son destin en main. Décryptage et témoignages.

Ils ont aujourd’hui entre 12 et 22 ans et composent déjà plus du tiers de la population mondiale. Alors que les plus âgés d’entre eux entrent à peine dans l’âge adulte, ils pèsent déjà lourd dans l’économie internationale avec un niveau de dépenses tournant autour des 3 000 milliards annuels, comme le révèle une récente étude de la société de consultance OC&C. Scrutés à la loupe par les marketeurs de tout le globe, désireux de cerner au mieux le profil de ce vivier de consommateurs, les membres de la génération Z sont décrits par les auteurs du livre Le choc Z (*) comme soumis en permanence à deux forces naturellement opposées :  » Un mimétisme sans frontières et intense, nourri par le partage du terrain de jeu planétaire que sont les réseaux sociaux, face à un individualisme exacerbé et une aspiration au particularisme assumés mais toujours rattachés culturellement à une ou plusieurs tribus.  » Des clans tous différents – que le politologue français Jérôme Fourquet compare même aux îlots d’un même archipel – qui n’ont jamais regardé la vie sans le prisme d’Instagram.

Gladys
Gladys© Joris Casaer

Biberonnés à l’angoisse climatique, aux récessions économiques, au mouvement #metoo et aux montées des populismes extrêmes en Occident, ils savent le monde en mouvement et entendent bien le rendre meilleur à leur manière. Tantôt taxé d’idéaliste ou d’opportuniste lorsqu’il s’empêtre dans ses propres contradictions, le Z se décrit comme plus ouvert, plus créatif, plus entrepreneur, obsédé par l’expression de soi mais aussi moins heureux que les représentants des générations qui l’ont précédé. Allergique à toute forme de stéréotype, il s’approprie la valeur  » inclusivité « .  » Il en fait un manifeste de justice sociale, de bienveillance et de liberté, poursuivent les deux auteurs. En redéfinissant l’expression visuelle du sexy, il libère la culture de genres de l’ombre patriarcale.  »

Caprice et Dante
Caprice et Dante© Joris Casaer

Surtout il met l’expérience et l’être – plus que l’avoir – au centre de tout.  » Moins matérialiste que le Millennial, il apparaît sous l’influence de courants contraires au désir même du luxe, concluent nos experts. La culture de l’achat réfléchi, l’éveil éthique à la déconsommation, l’exigence de transparence radicale, l’usure du désir face à la sur-stimulation et la remise en question du principe même de possession.  » Les jeunes que nous avons rencontrés ont en tout cas une vision bien arrêtée de ce que représente le luxe pour eux. Qui va au-delà de la quête effrénée de signes extérieurs de richesses.

Maxime (19 ans, Woluwe-Saint-Etienne), étudiant en classe de prépa mode dans une école à Malines

 » Je crois que le luxe, c’est cette petite chose qui n’est pas encore à ta portée mais qui te fait rêver. J’ai longtemps cru que c’était réservé à certaines classes sociales, auxquelles je n’appartenais pas. Mais en réalité, c’est tout à fait relatif et la quête ne se termine jamais. Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours adoré les vêtements. Acheter une marque pour la marque, cela ne m’intéresse pas : je regarde les volumes – c’est ce qui me plaît chez Balenciaga -, la manière dont les pièces bougent et interagissent entre elles. J’ai très vite su que je voulais travailler dans la mode, créer ma propre griffe, unisexe, car pour moi la mode n’a pas de genre. Je m’habille comme je veux, même si ça me vaut parfois des regards en coin dans la rue. En Belgique en tout cas. C’est une des raisons pour lesquelles, l’an prochain, j’espère étudier aux Pays-Bas. Je vais présenter le concours d’entrée d’ArtEZ, à Arnhem. Si je le pouvais, j’irais à New York, mais je n’en ai pas les moyens. J’ai un job d’étudiant dans un hôtel, l’argent que je gagne, je le dépense pour voyager. Dès que j’en ai l’occasion, je pars en Asie. J’adore la Corée du Sud, je m’y suis tout de suite senti vraiment chez moi. C’est là que j’ai découvert le pouvoir des accessoires dans la construction d’une silhouette. Le luxe pour moi, ce serait ça finalement : avoir le droit d’être qui je suis, où je veux et vivre de ma passion.  »

Gladys (19 ans, Bruxelles), étudiante dans un établissement de promotion sociale

 » J’aimerais voir davantage de diversité dans l’industrie du luxe. Je ne comprends pas pourquoi, actuellement, le haut de gamme est représenté, en grande majorité, par des femmes blanches, grandes et minces. Nous ne sommes plus en 1950 ! Pour moi, ça prouve clairement que les acteurs du domaine sont encore très fermés d’esprit. Une meilleure représentation des ethnies et des corps permettrait à tout le monde de se sentir mieux accepté dans la société. C’est terriblement important. Mais je suis optimiste : je sais que ce n’est pas une discussion de sourds. De fait, certaines marques de lingerie font un joli effort a?n d’intégrer, dans leurs publicités, plusieurs morphologies, dfférents types de carnation, les membres de la communauté LGBTQI+… Néanmoins, nous devons continuer de combattre, de manifester, de créer des hashtags pour nous faire entendre. Mon rêve c’est de voir, un jour, quelqu’un qui me ressemble – une femme noire et pas ?liforme – sur le podium d’un dé?lé haute couture, par exemple. Et pas forcément dans du wax, dans le but de la différencier à tout prix. Je veux juste que cela soit possible et paraisse normal aux yeux de tous.  »

Jeroen
Jeroen© Joris Casaer

Caprice (13 ans, Anvers), et son frère Dante (15 ans), élèves en 1e et 5e secondaire.

Dante :  » Je suis en sécurité, en bonne santé, je mange à ma faim : c’est ça le luxe. Je n’ai pas à me soucier de l’argent ou peur que le toit au-dessus de ma tête s’envole – c’est arrivé à l’un de mes amis à cause de la tempête. Je me réveille le matin sans avoir de tracas et je suis très reconnaissant pour ça. J’adore m’acheter de beaux vêtements et de jolies shoes, mais ils ne doivent pas forcément être chers, tant qu’ils sont confortables et cool. Une paire de chaussures me fait rêver, elle est à 120 euros. C’est beaucoup d’argent, mais certains sacs à main coûtent quasi 1000 euros et ça, c’est complètement fou. Des ordinateurs portables se vendent à presque 2000 euros, je trouve ça exagéré. Moi, tant que je peux regarder Netflix et jouer aux jeux vidéo, je suis content.  »

Amine
Amine© Joris Casaer

Caprice :  » Le luxe, c’est de pouvoir chiller toute la journée : faire la grasse matinée, se faire servir le petit-déjeuner au lit par maman, et pour le reste, juste lire ou regarder la télévision… Voilà ce qui me rend vraiment heureuse. S’il faisait beau, je sortirais plus, mais la météo en Belgique, ce n’est pas trop ça. Plus tard, j’aimerais avoir un petit appartement à l’étranger. Je ne sais pas encore où, tant qu’il y fait beau et chaud. J’aime aussi les beaux meubles et j’ai déjà hâte de pouvoir décorer mon propre logement. Je suis reconnaissante pour ce que j’ai et je n’ai pas besoin de plus. Même si je gagnais une grosse somme d’argent là tout de suite, je ne la garderais pas pour moi. Beaucoup de gens n’ont pas autant de chance que nous, je pourrais alors leur faire plaisir : aider quelqu’un et le rendre heureux, c’est aussi ça le luxe, selon moi.  »

Jeroen (18 ans, Anvers), en année sabbatique

 » Nous n’avons pas grand-chose à la maison, mes parents sont séparés et ma mère souffre d’une maladie chronique. Mais en même temps, la contrainte financière apprend la valeur de l’argent et à vivre sans trop dépenser. J’avais l’habitude de lorgner les vitrines de vêtements de luxe. Aujourd’hui, je ne m’intéresse plus à ces choses-là et ça fait deux ans que j’achète tous mes vêtements dans des magasins de seconde main. Ma garde-robe a peu de valeur financière, mais elle est remplie de trucs cool. Même mon ordinateur portable est de seconde main, c’est moins cher et préférable pour l’environnement. En voyage, je fais du coachsurfing, ce qui permet aussi de rencontrer du monde. On peut donc faire beaucoup avec peu d’argent. La seule condition est de prendre l’initiative et de chercher des alternatives soi-même. Là où j’aime dépenser, c’est pour des soirées entre amis et des activités sociales, cela me confère plus de joie. Je m’éloigne de plus en plus du luxe matériel : je préfère payer quelque chose que je pourrai utiliser longtemps et je n’achète de toute façon que ce dont j’ai besoin. En comparaison avec d’autres, je vis peut-être sobrement, mais je n’ai pas l’impression que ma vie soit différente pour autant. Et puis, quand je pense au luxe, je pense spontanément au fait que je suis né ici, en Belgique, un pays occidental où l’on peut être soi-même et où l’on rencontre une série d’opportunités qu’il suffit de saisir. Une bonne santé mentale et physique sont aussi du luxe. Pouvoir courir, sauter, danser, lire et écrire sont déjà des raisons suffisantes de se sentir reconnaissant.  »

Olivier
Olivier© Joris Casaer

Amine (18 ans, Ganshoren), élève en 5e secondaire, section artistique

 » J’ai toujours fait du théâtre et j’ai su très vite que je voulais en faire mon métier. Quand je vois autour de moi mes copains qui se cherchent encore, je me dis que c’est un luxe de savoir à quoi l’on se destine et d’avoir des parents qui vous encouragent dans cette voie. Dans ce job, tout est à risque, mais ça ne me fait pas peur. Chaque jour, il faudra se bouger, chercher du boulot même quand on en a, accepter les mois sans travail, provoquer la chance. J’ai besoin de me sentir engagé dans le monde, d’observer et d’analyser ce qui s’y passe. Sur scène ou sur un plateau de tournage, le comédien porte le message d’un auteur mais à sa façon, en y mettant une part de lui-même. Chaque nouveau projet est l’occasion d’en apprendre un peu plus sur soi. Tourner dans Le jeune Ahmed, le dernier film des frères Dardenne, m’a permis de m’interroger sur mes racines. J’aime cette ambiance de recherche constante, de questionnements sur ce que l’on veut transmettre et comment on va s’y prendre. Je sais qu’on va peut-être me proposer des rôles stéréotypés. Cela ne me dérange pas tant qu’on ne me ramène pas tout le temps à une facette de mon identité. J’ai reçu une double culture en héritage, c’est un luxe. J’entends bien en exploiter toutes les facettes et ne pas me laisser enfermer par l’une d’elles. Cette richesse que je porte en moi, je la revendique. Elle ne peut être qu’un bienfait pour le métier auquel je me destine.  »

Bo
Bo© Joris Casaer

Olivier (12 ans, Gand), élève en 6e primaire

 » J’ai hérité de mon grand-père l’amour pour les vêtements. Il est coquet et ne sortirait jamais en survêtements, sauf pour aller à la salle de sport (rires). Pour les occasions spéciales, j’aime faire un effort supplémentaire. Pour ma communion, j’ai par exemple demandé à mes parents un costume sur mesure, le genre de costume avec lequel James Bond a instantanément l’air chic. Heureusement, ils m’ont laissé choisir un modèle tendance et confortable. C’est aussi ça le luxe à mes yeux : pouvoir, en tant qu’enfant, avoir sa propre opinion et affirmer son style. Quoi qu’il en soit, j’ai envie de porter cette tenue le plus régulièrement possible ; mettre de l’argent dans quelque chose que vous ne portez qu’une seule fois, je trouve ça ridicule. Je sais que j’ai de la chance. Si vos parents n’ont pas un bon travail, recevoir un tel ensemble est bien plus compliqué. C’est aussi grâce à eux que je vis dans une jolie maison, que je mange bien et que je peux découvrir les quatre coins du monde. Je dis souvent que l’un de mes objectifs pour l’avenir est d’avoir un bon job, afin de pouvoir offrir la même chose à ma famille.  »

Bo (20 ans, Wilrijk), étudiante en journalisme

 » Toutes les femmes de ma famille adorent Louis Vuitton. J’ai moi-même un sac à main, deux portefeuilles et un bracelet en or de la marque. Chez nous, la passion du luxe s’est transmise de mère en fille : ma maman nous a élevées seule, mais elle se serait sacrifiée pour nous faire plaisir. A l’occasion de mes 18 ans, elle a voulu m’offrir un sac à main de marque, un de ceux que l’on garde à vie. J’avais droit à un budget de près de 1000 euros. J’ai poussé la porte de magasins comme Chanel et Gucci, mais je n’ai rien trouvé qui me plaise réellement. Je n’ai donc rien acheté, je ne suis pas du genre dépensière (rires). Le luxe va plus loin que les vêtements et les accessoires. Dans la famille, partir deux fois en vacances par an est un minimum, et c’était d’ailleurs bien plus l’an dernier : je suis allée skier trois fois et j’ai été en Espagne durant l’été. J’ai aussi reçu ma première voiture il n’y a pas longtemps, une Kia Sportage. Parfois, j’ai l’impression d’en faire trop : une petite blonde de 20 ans qui se déplace en SUV… Pour être honnête, c’est idéal pour l’instant, mais plus tard, je rêve d’avoir une grande Porsche. Je n’ai pas peur de finir par ne plus être reconnaissante pour tout ce que je reçois, parce que malgré tout ce luxe, j’ai une bonne gestion de l’argent. Je travaille le week-end quand je veux m’offrir un petit extra. Pas de  » pourris gâtés  » chez nous !  »

Gustave
Gustave© Joris Casaer

Gustave (18 ans, Bruxelles), élève en 5e secondaire, option science-éco

 » Le luxe tel qu’on se le représente aujourd’hui ne me convient qu’à moitié. Ce qui me ferait vibrer plutôt, ce serait un monde davantage écoresponsable. C’est quand même insensé que des billets d’avion coûtent le même prix qu’une place de cinéma ! Mon but n’est pas de donner des leçons de morale mais d’essayer d’agir à mon niveau pour préserver notre planète. Je ne dis pas qu’il ne faut plus rien acheter, cesser de voyager. Mais avant de le faire, interrogeons-nous sur l’acte qu’on va poser. Existe-t-il des alternatives plus écologiques ? Est-ce que ça en vaut la peine ? Lorsque j’ai décidé, avec cinq autres élèves du collège Saint-Michel, à Bruxelles, de créer Vrap, une mini-entreprise à but social et écologique, nous voulions un produit – en l’occurrence un emballage à sandwich réutilisable -, qui soit acteur de ce changement. Nous avons aussi décidé de reverser 33% de nos bénéfices à des associations caritatives. C’est peut-être s’occuper d’une infime partie du problème mais c’est un moyen d’agir à notre niveau. Nous sommes probablement plus conscients des enjeux parce c’est de notre futur qu’il s’agit. Et notre école nous y encourage. Il est temps d’aller à l’encontre des modèles de consommation que la société nous propose, de résister à tout ce à quoi nous avons si facilement accès. Cette abondance, c’est tout le contraire du luxe qui est censé être exclusif.  »

Kylie
Kylie© Joris Casaer

Kylie (15 ans, Enghien), élève en 4e secondaire, option éducation physique

 » Je suis une passionnée d’athlétisme. J’ai commencé à courir dès que j’ai su marcher. C’est un sport dans lequel je m’investis beaucoup, que ce soit aux entraînements ou en compétition. Dans tous les cas, j’essaie toujours de repousser mes limites. Dans l’idéal, j’aimerais faire de ma passion un métier et pouvoir vivre de ça. Ce serait une forme de luxe pour moi mais c’est aussi un objectif à atteindre. Le plus beau serait quand même de participer aux jeux Olympiques. J’y crois et je me dis souvent que tout est possible. Malgré tout, je garde les pieds sur terre et si je n’arrive pas à atteindre le haut niveau, je me verrais bien devenir prof de sport. J’aimerais vraiment rester dans ce milieu-là. A côté de ça, quand on me parle de luxe, ça m’évoque aussi l’idée d’avoir une vie aisée et de pouvoir dépenser sans regarder au coût des choses. J’imagine par exemple avoir une villa ou de beaux vêtements.  »

Le choc Z : la génération Z, une révolution pour le luxe, la mode et la beauté, par Eric Briones et Nicolas André, éditions Dunod.

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