A Kyoto, au Japon, le quartier de Gion perpétue la tradition séculaire des belles dames, remise en question par les jeunes générations.

Kyoto la millénaire, l’ancienne capitale, semble plus soucieuse de développement économique que d’esthétique. Mais Gion, le célèbre quartier des geishas, fait un peu de résistance. Aujourd’hui, le temps est doux et humide; à 17 heures, les ruelles sont vides : Gion ne joue pas encore les reines de la nuit. Soudain, des silhouettes en kimono à longues manches apparaissent au loin, tanguant sur de hautes socques, comme ivres d’air frais. Leurs parapluies rouges en papier huilé donnent un semblant de bonne mine à leur teint de fantômes fardés. Qui sont-elles, des femmes-renardes, des drag queens, des prostituées de luxe? Vivre ici est comme loger dans une ville en bois, au coeur d’une tribu en voie de disparition, où artistes, danseuses et musiciennes tentent de préserver les traditions d’accueil de l’ancien Japon. Tandis que sur le côté nord de Shijo-dori, la rue principale, bars et boîtes de nuit, fréquentés par des prostituées et des garçons aux cheveux dorés, se multiplient.

18 heures, début de soirée, on dîne tôt au Japon. Les maiko (apprenties geishas) se rendent dans l’o-chaya, la maison de thé, où elles vont gaiement officier. Leurs sandales, dont les semelles compensées abritent un grelot, résonnent sur les dalles de grès. Avec des gestes d’une douceur magistralement mise en scène, les belles dames replient leurs ombrelles et disparaissent dans une maisonnette. Refermées d’un coup sec, les portes en bois à glissière, si faciles à pousser, semblent aussi inviolables que celles d’un coffre-fort.

Depuis toujours, l’argent est la raison d’être de Gion, monde de rêve, univers de femmes évoquant le quartier réservé. Si le plaisir y est plus ritualisé qu’ailleurs, il y coûte aussi beaucoup plus cher. Ici, les yens circulent par millions. La beauté exquise des geishas et celle de leurs écrins s’accordent avec sérénité, créant un cercle magique qui pourrait rendre invisibles les limousines des protecteurs, les sponsors, et surtout leurs billets de banque. L’odeur du cash attire, c’est bien connu, les mafieux de tout poil.

Pénétrer dans ces clubs fermés est presque impossible pour un étranger. Tout fonctionne en réseau, des relations étroites comme nouées par un solide fil de soie. La quarantaine distinguée, maquillée juste ce qu’il faut, l’impeccable Mitsue-san, patronne d’une o-chaya, accepte de nous recevoir dans l’après-midi, avant le coup de feu :  » Ma grand-mère a légué cette affaire à ma mère, qui me l’a donnée. La majorité des o-chaya sont tenues et transmises par des femmes. A Gion, les hommes ne sont guère utiles… « 

Les réceptions du soir ont lieu à l’étage, dans une pièce aux murs dorés et au sol recouvert d’une dizaine de tatamis. Des coussins en satin pourpre entourent une table basse laquée de rouge, couleur de bienvenue. Ces sièges à la japonaise accueilleront les clients qui, en grand nombre, feront irruption dans ce monde d’illusion, où ils seront reçus, divertis, par des filles provocantes, rieuses, souvent libertines ou grivoises mais… intouchables.

Mitsue, une ancienne geisha, a pratiqué pendant sept ans avant de renoncer :  » Trop de contraintes « , explique-t-elle. Elle se souvient de l’emploi du temps serré de ses années d’apprentissage, quand elle n’avait guère le loisir de flâner ni de penser. Chaque matin, cours à l’école des geishas. Leçon de musique – shamisen (luth à trois cordes) ou tambour – leçon de danse, initiation à la cérémonie du thé, à la littérature, à la culture générale.  » Tout ça dans l’unique but de servir du saké aux clients et de jouer à des jeux de société, sans aucun avenir ! » L’après-midi, les filles se préparent en vue d’assister aux banquets qui se succèdent jusque tard le soir. Quatre heures pour mettre au point leur maquillage sophistiqué puis superposer la vingtaine de kilos de vêtements nécessaires. La pièce maîtresse est le kimono d’apparat, en soie doublée, fermé par une luxueuse obi, ceinture rigide. Lissée au fer, la coiffure des cheveux naturels demande beaucoup d’attention. Autrefois vendues par leurs familes, certaines fillettes étaient destinées au métier dès leur enfance. Mais les adolescentes en jeans n’ont plus envie de jouer ce rôle de femme entretenue par un sponsor tout-puissant, étrange profession qui frôle la prostitution. Même quand elle va admirer les cerisiers en fleur dans le parc Maruyama ou assister à une séance de cinéma, chaque heure active de la geisha doit être payée par quelqu’un. De nos jours, les jeunes filles de Gion ne désirent plus s’agenouiller devant les hommes.  » Parfois, je me sens triste pour eux, soupire Mitsue à l’évocation de la probable disparition des geishas, ils sont si heureux lorsque nous les accueillons ici, c’est leur paradis… »

Gion évolue. Sur les 250 o-chaya d’avant la Seconde Guerre mondiale, il n’en reste qu’une petite soixantaine. Bien que vieilles parfois de deux siècles, elles sont abattues. On érige à leur place de rentables love hotels, des parkings ou des supermarchés dont l’architecture banale injurie l’harmonie séculaire des maisons en bois bruni. Le quartier, qui a vécu pendant des siècles du revenu des bordels, survit aujourd’hui grâce au tourisme et à quelques expédients.

Des maisons de thé se sont reconverties en salons de maquillage et en vestiaires spécialisés dans la transformation de jeunes filles en maiko éphémères, car, aujourd’hui, les jeunes filles aiment se déguiser en geishas. Certains jours, une centaine de demoiselles, attirées par des annonces parues dans la presse, viennent avec leurs collègues de bureau, enfilent les neuf ceintures, le kimono chatoyant, les socques, le sac à main, la perruque à coques. Une fois travesties, elles paradent dans Gion, précédées par une accompagnatrice qui brandit une pancarte précisant que  » ces personnes ne sont pas de vraies maiko « . Les filles font une photo au bord du canal avec, en fond, les o-chaya célèbres qui donnent sur l’eau, puis rentrent se rhabiller. Coût du souvenir : entre 10 000 yens et 15 000 yens (de 89,24 à 129 euros).  » Toutes les Japonaises aiment les maiko. Mais en vrai, ça ne me plairait pas « , explique Kae, jolie étudiante de 18 ans qui attend son tour, assise sur un banc.  » Je n’ai pas de kimono, je ne saurais d’ailleurs pas le mettre. Les accessoires coûtent cher. Je suis venue me voir, une fois, en tenue d’apparat.  » Illusion d’être la reine d’un jour, pour soi-même, la reine d’un Japon pour téléfilms de samouraïs…

Nicole-Lise Bernheim

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